Réponse de « Petite Poucette » à Michel Serres

par Robin Guilloux
vendredi 26 juillet 2013

Michel Serres, Petite Poucette, Editions Le Pommier, 2012, coll. Manifestes

"Le monde a tellement changé que les jeunes doivent tout réinventer.

Nos sociétés occidentales ont déjà vécu deux révolutions : le passage de l'oral à l'écrit, puis de l'écrit à l'imprimé. Comme chacune des précédentes, la troisième, tout aussi décisive, s'accompagne de mutations politiques, sociales, cognitives. ce sont des périodes de crises.

De l'essor des nouvelles technologies, un nouvel humain est né : Michel Serres le baptise "Petite Poucette" - clin d'oeil à la maestria avec laquelle les messages fusent de ses pouces.

Petite Poucette va devoir réinventer une manière de vivre ensemble, des institutions, une manière d'être et de connaître... Débute une nouvelle ère qui verra la victoire de la multitude, anonyme, sur les élites dirigeantes, bien identifiées ; du savoir discuté sur les doctrines enseignées ; d'une société immatérielle librement connectée sur la société du spectacle à sens unique...

Ce livre propose à Petite Poucette une collaboration entre générations pour mettre en oeuvre cette utopie, seule réalité possible." (4ème de couv.)

 

Michel Serres, né le 1er septembre 1930 à Agen (Lot-et-Garonne), est un philosophe, historien des sciences et homme de lettres français.

 

Mon cher Papy,

Maman m'a demandé de te remercier pour la guimauve, mais je voulais te dire que je préfère les haribots (c'est beau la vie, plus t'en manges, plus tu grossis !). je t'expliquerai ce que c'est... C'est pas grave ! Pour ton livre, j'ai pas très bien compris, sauf que la Petite Poucette, c'est peut-être moi, mais moi j'ai pas du tout envie d'être abandonnée par mes parents (et par mon grand-père), parce que contrairement à ce que tu as l'air de penser, je ne suis pas aussi géniale que toi, ni aussi débrouillarde que le Petit Poucet.

Je suis rien qu'une petite fille qui a tout à apprendre, mais ça ne me gêne pas du tout. J'ai compris que tu faisais un jeu de mot sur pouce, pousser, Poussette... et que tu admirais ma rapidité quand j'écris des textos à mes copines, mais franchement y'a rien à admirer, c'est juste des trucs entre nous. Internet, c'est pas si bien que tu le crois, tu sais, surtout pour les enfants, c'est plein d'ogres et de loups ! Facebook, tu dis que c'est super parce que t'es ami avec tout le monde, mais moi, je préfère être amie avec Mathilde.

Tu dis aussi que c'est mieux que ce soit dans l'ordinateur que dans ma tête, mais moi je suis pas d'accord. Je préfère que ce soit dans ma tête parce que si on fait comme tu dis, c'est les ordinateurs qui vont nous diriger. C'est comme ton histoire de saint Denis qui porte sa tête dans ses mains, c'est rigolo, ça ressemble aux bottes de sept lieues, j'aime bien les contes, mais c'est pas comme dans la vraie vie. Et puis les contes, je préfère les lire dans un vieux livre que sur un écran d'ordinateur.

Je suis bien contente que Madame Lelièvre (c'est ma maîtresse), elle nous fasse des vrais cours de maths, d'orthographe, de grammaire et de vocabulaire et qu'elle nous apprenne à nous servir de l'ordinateur et à trier tous les trucs pas possible qu'il y a dans sa tête, entre le système digestif et les soucoupes volantes, parce qu'entre nous, des textos bourrés de fôtes d'orthographe, c'est pas ça qui va me faire avoir un travail dans la vie ou devenir une grande professeure connue et admirée dans le monde entier comme toi (même pas en rêve !).

Le reste du livre, j'essaierai de le lire quand je serai plus grande pour en parler avec toi, mais je t'en supplie, arrête de nous prendre en exemple nous les enfants et de nous dire que tout ce qu'on fait c'est très bien, c'est merveilleux, c'est génial, parce que c'est pas vrai...

Je t'embrasse très fort,

Ta "petite Poussette" qui t'aime.

 

PS : Maman m'a demandé de te joindre des passages d'un livre d'une dame qui s'appelle Hannah Arendt et qui pense qu'il ne fait pas laisser les enfants livrés à eux-mêmes, ni les abandonner dans la forêt avec les loups :

"La disparition générale de l'autorité ne pouvait guère se manifester de façon plus radicale qu'en s'introduisant dans la sphère prépolitique, où l'autorité semblait prescrit par la nature elle-même, indépendamment de tous les changements historiques et de toutes les conditions politiques. D'autre part, l'homme moderne ne pouvait exprimer plus clairement son mécontentement envers le monde et son dégoût pour les choses telles qu'elles sont qu'en refusant d'en assumer la responsabilité pour ses enfants. C'est comme si, chaque jour, les parents disaient : "En ce monde, même nous ne sommes pas en sécurité chez nous ; comment s'y mouvoir, que savoir, quel bagage acquérir sont pour nous aussi des mystères. Vous devez essayer de faire de votre mieux pour vous en tirer ; de toute façon vous n'avez pas de comptes à nous demander. Nous sommes innocents, nous nous lavons les mains de votre sort." (page 245)

"C'est bien le propre de la condition humaine que chaque génération nouvelle grandisse à l'intérieur d'un monde déjà ancien, et par suite former une génération nouvelle pour un monde nouveau traduit en fait le désir de refuser aux nouveaux arrivants leurs chances d'innover."(page 228)

(Hannah Arendt, "La Crise de l'Education", in La Crise de la Culture, Huit exercices de pensée politique, traduit de l'anglais sous la direction de Patrick Lévy, Gallimard, 1972, pg. 242-243)

 


Lire l'article complet, et les commentaires