Retour de Russie

par Abou Antoun
jeudi 27 février 2014

Je reviens d'un séjour de trois semaines en Russie, pays que j'ai visité pour la dernière fois il y a une dizaine d'années.

Plus précisément j'ai séjourné à Saint-Pétersbourg et à Moscou les deux grandes métropoles du pays, qui sont d'une certaine façon atypiques avec une incursion en 'province' dans la petite ville de Souzdal (région de Vladimir), connue pour être une des destinations touristiques favorites des moscovites à 200 km de la capitale. A ce titre on peut dire que Souzdal reste dans la sphère moscovite et ne représente en rien l'immense province russe.

Moscou - panorama du Kremlin (CC BY-SA 1.0)
photo par Минеева Ю. (Julmin) (retouchée par Surendil) http://commons.wikimedia.org/wiki/User:Julmin?uselang=fr

Il se trouvait donc que j'étais sur place pendant la période des J.O. d'hiver bien que n'ayant pas mis les pieds à Sotchi. J'ai seulement pu profiter de l'ambiance avec la télé dans les 'pivbars' et chez les particuliers. Cet article n'est pas dédié aux J.O. qui n'ont fait que jouer le rôle d'un décor, d'un fond à un portrait.

Prétendre faire un portait d'un pays à la suite d'une courte visite, dans des lieux privilégiés et dans des circonstances privilégiées (j'ai été reçu comme membre de la famille et non comme simple touriste) est tout simplement absurde et prétentieux. Cependant la relation devient intéressante quand deux visites du même type se situent à 10 années d'écart mettant en relief une évolution.

J’épargnerai donc au lecteur les ravissements qui furent les miens en bénéficiant de la légendaire hospitalité russe qui bien souvent, par son côté oriental, dépasse la mesure et confond voire gêne l'invité qui ne sait comment remercier et rendre.

La Russie de 2003, an 3 de l'ère Poutine, commençait à sortir de l'ornière, mais les traces du désastre économique de la 'Perestroïka' étaient encore visibles. L'impression générale était celle d'une sorte de 'Far-West' où la loi du plus fort était la règle. Une classe moyenne commençait difficilement à émerger dans un pays encore soumis à des forces obscures issues de l'ère Eltsine synonyme de décadence et d'anarchie totale. Vladimir, Vladimirovitch presque totalement inconnu quatre ans plus tôt commençait à tisser sa toile et à asseoir son pouvoir, il représentait alors un immense espoir car il correspondait à un début de stabilité politique après une période de désordre total. Boris Eltsine est une figure équivoque, symbolisant la fin de l'Empire Soviétique mais ressenti par la grande majorité des Russes comme une honte (corruption, enrichissement personnel, népotisme, alcoolisme). Dans cette Russie du début du siècle on sent une volonté individuelle et collective de sortir de la crise et de rejoindre les normes occidentales en matière de consommation et de bien-être. Les Russes ont compris que l’État Providence n'existe plus et chaque individu, chaque famille ne compte plus que sur elle-même pour survivre et progresser dans une jungle où les mafieux, petits et grands font la loi.

Alors après 14 années de gestion 'Poutiniste' du pays qu'est-ce qui a changé ?

La première chose qui saute aux yeux c'est la restauration de l'autorité de l’État. L’état russe, tel un Phénix renaît de ses cendres. La politique de sécurité et de prévention du terrorisme implique aussi bien les forces de police (rebaptisée 'Полиция' suivant les normes européennes, au dépens de la 'Милиция'), que les forces spéciales 'ОМОН', que l'armée, et enfin les personnels de sécurité divers repérés par l'inscription 'Охрана' . Les pelotons mixtes de sécurité se trouvent partout : stations de métro, gares, bâtiments publics, centres commerciaux, lieux de culte. Les accès sont le plus souvent filtrés avec portiques et n'ont rien à voir avec les bandes rigolardes qui patrouillent les lieux publics en France lors des plans 'vigipirate' avec un Famas à la bretelle. Les agents de sécurité font leur boulot, ils scrutent, arrêtent, interrogent, fouillent, vérifient. Le ressenti est mitigé : un malaise certain doublé d'un sentiment de sécurité presque absolu. On peut se balader à toute heure du jour et de la nuit en ville, peut-on en dire autant dans nos villes en France ?

Y a-t-il une dérive totalitaire ? C'est difficile à dire. Poutine incarne un pouvoir fort, mais tout à fait légal. Poutine a été réélu par une majorité indiscutable de citoyens. La Russie n'a jamais connu d'expérience démocratique véritable, le pouvoir fort pour ce grand pays est conçu par la population comme une fatalité, en cela la Russie reste un pays oriental. Cependant on ne peut pas parler de terreur. Les gens parlent assez librement. L'opposition existe même si ses moyens d'action sont encadrés assez strictement. Mais Poutine incarne avant tout l'honneur retrouvé de la Nation et le décollage économique, on estime que son bilan est largement positif. Poutine reste un personnage plutôt populaire dans la classe moyenne, quoiqu'en disent les médias 'mainstream' en occident qui passent leur temps à le dénigrer justement pour sa réussite dans le retour de la Russie sur le devant de la scène internationale. L'héritage Poutine c'est aussi cela, l'honneur retrouvé du pays qui redevient une puissance économique, militaire, diplomatique.

L'ordinaire des gens s'est incontestablement amélioré. Le paysage urbain s'est transformé. Les immeubles gigantesques sortent de terre partout comme des champignons. Les rues sont animées bordées de commerces actifs, on ne compte plus les centres commerciaux dont le luxe est parfois étonnant.

La soif de consommation des Russes ne s'est pas tarie depuis plus de 20 ans. En témoigne le marché automobile florissant qui se traduit par des embouteillages monstres, d'un réseau routier pourtant prévoyant et généreux . Le marché automobile est sans doute l'un des plus ouverts du monde. Si les japonais (Toyota, Nissan) et les allemands (BMW, Audi, Volkswagen, Mercédes) se taillent la part du lion avec les grosses berlines et les 4x4, quelques firmes 'françaises' arrivent à placer des véhicules, on voit également beaucoup de modèles coréens (KIA, Hyundai) et quelques marques américaines (Chevrolet, Ford). Les véhicules Chevrolet sont assemblés en Corée et Ford projette la construction d'une usine de montage en Russie. On trouve encore de vieux modèles Lada de la production locale, que l'on appelle là-bas 'Jigoulis' mais ces modèles sont devenus minoritaires, ce sont même des curiosités dans les quartiers chics. Les modèles Diesel sont rarissimes (le diesel gèle en hiver et il faut donc un diesel spécial hiver additionné d'antigel) ; en outre le prix du litre d'essence (92 et 95) est moins élevé que celui du diesel. Dans l'ensemble le carburant est vendu moins de 50 % du prix pratiqué en Europe de l'Ouest, compte tenu du change. Les routes nationales se sont couvertes de stations-service au voisinage des villes, la plupart de ces stations offrent de véritables services (boutiques, toilettes, presse, lavage, montage de pneus). Des magasins d'alimentation, boulangeries, pâtisseries, bars, restaurants et hôtels jouxtent souvent ces stations. A l'approche des villes les commerces fleurissent le long des voies de communication. Les locaux sont souvent neufs, propres et très bien éclairés. Une fois de plus on ne badine pas avec la sécurité (vigiles privés + chiens). A noter que les conducteurs russes deviennent de plus en plus civilisés, leur comportement tend à se rapprocher de ceux de leurs homologues occidentaux, alors que 10 ans plus tôt la route était le lieu de tous les dangers et de toutes les incivilités.

La grande distribution est présente partout, le groupe Auchan étant lui-même bien représenté avec outre son enseigne phare, des magasins Leroy-Merlin, Norauto, etc... D'autres groupes nationaux (Perekrestok, Lenta) ou internationaux (Metro AG, Spar) sont également présents. Les supermarchés dédiés soit à l'ameublement (IKEA) soit au bricolage se trouvent partout. Si les étalages des hypermarchés rivalisent facilement avec ceux de l'ouest, pour ce qui concerne les magasins de taille plus modeste l'avantage va nettement au magasins russes où l'on trouve absolument de tout chez les dépanneurs, dans les supérettes, etc.

L'approvisionnement en pièces détachées est exceptionnel et les coûts sont abordables (essayez en France d'acheter un joint de caoutchouc pour un modèle particulier de siphon ; en Russie c'est possible et cela vous coûtera 25 cts d'euro ou même rien du tout). Les horaires d'ouverture sont tous simplement sidérants pour un Français. Les grandes et moyennes surfaces sont ouvertes 7 jours sur 7 et le plus souvent 24 heures sur 24. Cette question ne fait pas débat là-bas. Les Russes bossent, ils quittent le travail à point d'heure et trouvent que la fin de soirée et le week-end sont de bons moments pour faire les courses Les magasins ne sont jamais vides, même au cœur de la nuit.

Si le commerce est très actif, les services même publics, ne sont pas en reste, les horaires des administrations et des banques ont de quoi faire pâlir plus d'un Français qui voit se rétrécir d'année en année les possibilités d'accès aux guichets des postes, des préfectures, des mairies et des commissariats. On peut tout faire réparer en Russie, les chaussures, les vêtements, les livres, les appareils électriques. Les mots clefs sont 'ремонт' qui signifie réparation et 'ателье' signifiant 'atelier'. Les origines françaises de ces mots n'échapperont pas à ceux qui lisent le cyrillique. Partout fleurissent les salons de coiffure, les salons de beauté, les manucures et pédicures sont installés au coeur des centres commerciaux.

Naturellement, toute cette activité emploie du monde. Il n'y a pas de véritable problème de chômage en Russie. On voit des affiches sur tous les magasins 'recherchons vendeur-vendeuse' sur les établissements d'hôtellerie 'recherchons serveur-serveuse'. De nombreuses affichettes collées sur les arrêts de bus demande des emplois spécialisés. Les administrations recrutent également de manière très officielle par voie d'affiche dans les transports publics. On peut voir des listes d'emplois recherchés pour la poste, la douane, l'armée avec les qualifications et les fourchettes de salaires correspondantes. A un niveau plus élevé, pour l'encadrement, le recrutement se fait beaucoup par sites spécialisés sur Internet.

Bien qu'il existe une vraie 'folie de l'automobile', les transports en commun sont efficaces, bien organisés et peu coûteux. Les moyens traditionnels métros, bus, trolleys, tramways, trains locaux sont progressivement modernisés. La fréquence est bonne et le personnel suffisant. La connectivité est prise en compte avec des antennes relais pour les mobiles dans le réseau souterrain, et de nouveaux wagons étiquetés 'Wi-Fi' qui font leur apparition à Moscou.

Le réseau officiel est doublé par des Minibus, des taxis collectifs et enfin des taxis classiques.

Quelques exemples de prix de transports à l'unité à S.P.

Comme nous l'avons vu les villes sont 'branchées' ; connexions pour mobiles et pour Internet sont disponibles dans la plupart des parcs publics, ainsi que dans les hôtels, les restaurants et les bars.

Les jeunes russes sont très équipés, la presque totalité des passagers des transports publics en dessous de la trentaine s'occupe avec un smartphone, une tablette (appelée là-bas 'Планшет' ; les russophones apprécieront), un livre électronique et plus rarement un notebook.

Vous verrez dans la rue et dans les transports un incroyable panel de 'jolies filles'. Essayons de démêler un peu le vrai du faux, et de faire la part de la légende. Le type nordique domine, au moins à SP et Moscou) et ces demoiselles sont plutôt élancées et presque toujours sveltes. Même si les babouchkas sont depuis longtemps bien en chair, la société russe n'est pas encore concernée par l'obésité comme peut l'être la société américaine et comme commence à l'être l'Europe et la Chine. Les Russes gardent dans l'ensemble un mode de vie sain. En outre les femmes sont toujours soucieuses d'être en beauté et ne négligent rien, elle choisissent leurs vêtements, peaufinent leur maquillage. Si négligé il y a, il est toujours calculé. En outre ces demoiselles quand elles ont des avantages n'ont pas peur d'en faire profiter le badaud. Les minis ne sont pas rares en plein hiver dans les grandes villes, avec un bon pull, une fourrure, une chapka une paire de bottes. L'effet est saisissant, certaines jeunes femmes russes n'ont ni froid aux yeux ni froid au c... pour notre plus grand plaisir.

La prostitution, qui existe certainement comme partout, n'est pas visible dans la rue. Nos provocantes beautés sont juste de belles filles et il ne faut pas s'y tromper. Pour le consommateur fuyant la loi française j'imagine qu'un arrangement est possible avec les directions des grands hôtels ou grâce à un « service d'escort » par Internet mais je n'ai aucune info sur ce point.

Le touriste, comme le badaud local, peut se restaurer dans les fast-foods à la russe où on sert des blinis (crêpes fourrées avec un peu tout ce qu'on veut) et des pirojkis (correspondant à des pâtés en croûte fourrés de diverses manière). On trouve également d'excellentes pâtisseries, faisant plus penser à Vienne ou à Munich qu'à Paris. On peut arroser le tout de café, de thé ou d'une bière locale Baltika vendue environ 70 centimes d'euro le demi-litre. Pour les inconditionnels de l'American Way of Life vous trouverez les Mac Donald's les Burger King et les KFC du colonel (le plus dégueulasse de tout). Les sushi-bars sont très à la mode en ce moment et les restaurants chinois avec buffets sont solidement installés depuis deux décennies. On trouve toutes sortes de restaurants ethniques (italiens, grecs, français) ou locaux (russes, ukrainiens, etc...). Les prix montent un peu pour le restaurant véritable sans atteindre le niveau français et avec un niveau de service supérieur (vestiaire, grandes tables espacées, serveurs en nombre suffisant).

Après avoir calmé une petite faim on peut voir une connerie hollywoodienne, voire avec un peu de chance un bon film, dans un 'kino-theatr' (Кино-Театр). Pour ces établissements les normes de confort rejoignent les standards européens, mais ressemblent plus aux établissements américains, avec quelques petites douceurs en plus comme le vestiaire, le salon avec fauteuils et tables basses où l'on peut patienter en faisant joujou avec un gadget électronique ou en engloutissant un seau de pop-corn avec une boîte de Coca.

Pour finir ce tableau j'aborderai quelques sujets un peu moins carte postale ou guide touristique.

L'humeur des Russes.

Sur ce point de nombreux observateurs rapportent que le Russe de la rue est en général peu amène, peu affable et généralement triste et renfrogné. Ce n'est pas complètement faux bien qu'une évolution favorable soit observable. Le Russe urbain moyen n'a pas inscrit dans ses gênes qu'il faut sourire à son voisin, dire bonjour à tout le monde. Les vendeurs et autres personnels ne sont pas dressés pour dire 'Au revoir' et 'Bonne journée' comme toute caissière d'Auchan. A vrai dire, il n'est pas payé pour … Cependant il est possible d'obtenir un renseignement ou un service d'un passant en l'interpellant franchement et poliment ce qui exige la connaissance de quelques rudiments de Russe. La plupart des gens, en apparence revêches se montrent alors plutôt enclins à collaborer et à aider un étranger. Bref, il ne faut pas avoir peur des Russes, être Français est encore bien vu, mais on se demande jusqu'à quand tant à l'inverse il n'y a chez nous que dénigrement de la Russie au niveau des médias 'mainstream'. Quelques contacts avec des fonctionnaires un peu âgés (souvent des femmes) peuvent également être rudes, mais ce n'est pas la règle. Quand le Russe ne veut pas comprendre il ne comprendra pas, la seule solution consiste alors à rallier à votre cause une personne de la queue qui comprend votre infortune et compatit.

Le retour de la religion.

J'ai été impressionné par la magnificence des édifices religieux, parfois totalement reconstruits. La toute puissance du clergé orthodoxe s'affiche chaque jour à la télévision où sont retransmises les actualités religieuses. De fait le régime s'est fait de l’Église Orthodoxe un allié sans regarder à la dépense. Le luxe des églises est stupéfiant, et les travaux de rénovation sont gigantesques. La foi est-elle revenue pour autant ? C'est difficile à dire. Les gens de mon entourage ne m'ont pas paru des chrétiens endurcis, mais les hommes enlèvent leur chapeau quand ils visitent une église. Toutefois la religion n'est pas un sujet de plaisanterie, 70 ans d'athéisme officiel n'ont pas éradiqué la foi orthodoxe, mais il semble que le baptême, le mariage religieux soit plus 'sociétaux' que des actes de foi réels. La foi orthodoxe est une composante de l'âme russe, elle reste un ciment même si elle est superficielle. De toutes façons on peut s'interroger sur la sincérité d'un ex-colonel du KGB encarté au PCUS.

Il y a de nombreux musulmans et de très belles mosquées en Russie d'Europe, mais une femme voilée rencontrée dans la rue ne peut être qu'une touriste des émirats (ou de France) accompagnant son mari et elle risque fort de se faire arrêter au premier filtrage de sécurité.

On essaie actuellement de faire croire que le régime se livre à de violentes attaques contre les minorités GLBT. Qu'en est-il en fait ? Poutine n'a jamais fait que dire : "Chez nous, c'est la propagande homosexuelle et la pédophilie qui sont interdites. Je tiens à insister là-dessus". De nombreuses personnalités du monde des arts et du spectacle qui se disent ouvertement homosexuels ne sont pas privés d'antenne et passent régulièrement à la télé en respectant la règle.

En conclusion, il est difficile pour moi, militant décroissant déclaré, d'applaudir des deux mains la réussite économique d'un grand pays qui se lance avec frénésie dans la société de consommation. Mais comment ne pas reconnaître que Poutine réussit tout ce que Hollande voudrait faire. Il faut dire que Poutine à des atouts que Hollande n'a pas. Le pays est immense, il est riche, largement sous-peuplé et les Russes prêts à tous les efforts, et cela sans relâche depuis plus de 20 ans. Les résultats sont là, la Russie est de retour au premier plan sur la scène internationale, Sotchi est une consécration de fait, Poutine a redonné à la Russie son honneur et les Russes apprécient.

La Russie aime la France et se désole de voir qu'il n'y a chez nous aucun sursaut, que l’État disparaît et que la mère des arts et de la culture, le pays des lumières n'est plus qu'un souvenir du passé. La Russie regrette le manque d'ambition de notre pays exprimé par la médiocrité de nos dirigeants.

 


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