Retrouver le « sens commun », renouer avec une « société du commun » ?

par lephénix
jeudi 7 avril 2016

L’eau, l’air, la biosphère sont-ils des « biens communs » ? Peuvent-ils faire l’objet d’une appropriation privée ? La propriété doit-elle s’arrêter là où commence « le bien commun » ? Le philosophe Pierre Dardot et le sociologue Christian Laval proposent d’interpeller la dite propriété et de la subordonner à « l’usage commun », de supprimer le droit d’en abuser en réinstituant des « communs » - et de la démarchandiser pour retrouver la nature de ce « commun » qui nous échappe…

 

L’eau, l’air, la biosphère sont manifestement des « biens communs » - en anglais : des « communs » ou « commons ». Elles sont aussi des ressources limitées dont l’appropriation pourrait bien être qualifiée de spoliation. La question de leur accès pourrait bien se poser pour le « commun des mortels », comme l’annoncent les tensions en cours et les débats sur cette notion de « commun »… D’ailleurs, ces ressources ne fonctionnent-elles pas déjà comme une machine à produire la rente de quelques intérêts privés ?

Au cours de cette décennie, on a vu se multiplier des mouvements contestataires dénonçant l’appropriation par une « oligarchie » (« les 0,1% ») de ce qui appartient à tous : les ressources naturelles, les espaces et services publics, les connaissances et réseaux de communication. Et on a pu entendre la jeunesse engagée dans le mouvement Nuit Debout exiger de « retrouver le sens du commun »… Pourquoi ne pas les entendre ?

 

L’impasse

Le terme de « commun » a fait irruption dans le débat public, comme le rappellent Pierre Dardot et Christian Laval, en raison de « la prédation généralisée orchestrée par des oligarchies qui se gavent de la richesse collective  ». Et aussi à cause de « l’extension des droits de propriété dirigée par les grands oligopoles sur tout ce qui vient accroître leur champ d’accumulation sur la connaissance, la nature et le vivant »…

Peut-on séparer la terre de l’homme ? Dans leur essai réédité en collection de poche, Pierre Dardot et Christian Laval invitent à considérer la « tragédie du non-commun » : elle est due à l’illimitation capitaliste qui se solde par des appropriations plus ou moins violentes, des régressions sociales, des désastres environnementaux et une désolation qui s’étend à la surface de notre belle planète bleue dont certains sont incapables de respecter les limites...

Tout le monde connaît les « privatisations » qui ont fait passer « des mains de l’Etat aux mains de groupes particuliers oligarchiques ce qui pouvait être regardé comme le fruit du travail commun ou relevait de l’usage commun » - il suffit d’ouvrir les yeux et d’en faire la liste… 

Au XVIe siècle, le mouvement des « enclosures » a transformé les campagnes anglaises en parcelles clôturées à usage privé – on peut voir là la naissance du « capitalisme »… Prenant pour référence l’ancien terme de commons renvoyant à ce « processus d’accaparement des terres utilisées collectivement (« communaux ») et de suppression des droits coutumiers dans les campagnes européennes du fait de la « mise en clôture » (enclosures) des champs et des prés » par une aristocratie prédatrice, Dardot et Laval entendent refonder, à la racine du droit et de l’économie politique, ce concept, rappelant que l’eau, l’air ou « le climat » ne sont pas « par nature » des « biens communs », pas davantage qu’ils ne sont des « biens privés » ou des marchandises négociables, car tout dépend des « rapports sociaux dont ils sont partie prenante ».

En d’autres termes, il s’agit d’une « pratique démocratique » appuyée sur des actions de « transformation sociale », à opposer d’urgence aux « évolutions du capitalisme contemporain » : accaparement privé de ressources vitales jusque là partagées, marchandisation de toutes les sphères de l’existence, pouvoir accru des multinationales.

Mais ces pratiques-là suffiront-elles à faire « revenir en douceur le capitalisme dans son lit » alors que celui-ci a passé le monde au laminoir d’une redoutable fiction, celle d’une « concurrence universalisée » et d’un « marché auto-régulateur » et alors que la « puissance publique » cautionne ces « enclosures » actuelles en décernant des permis d’exploiter forêts et fonds marins ou en autorisant le brevetage du vivant ?

 

L’alternative

Le « commun » que Dardot et Laval opposent à la grande dépossession en cours est un principe d’action, une « praxis instituante » et émancipatrice, une dynamique égalitaire à mettre en œuvre – ce qui suppose une rupture par rapport à l’économisme dominant : « le commun n’est pas un bien (…), il est le principe politique à partir duquel nous devons construire des communs et nous rapporter à eux pour les préserver, les étendre et les faire vivre »…

 Le chantier est immense : parce qu’« il existe des ressources particulières qui appellent, comme par nature, une gestion collective », ils invitent à lancer un « projet démocratique de résistance » à l’accaparement de cette richesse commune qui donne une stabilité à notre vie...

Pour les auteurs, « le commun constitue la nouvelle raison politique qu’il faut substituer à la raison néolibérale » de même qu’une « norme d’inappropriabilité » qu’il faudrait édicter… Mais par quel retournement de l’histoire une autre organisation politique pourrait-elle être substituée au cadre institutionnel existant ? Faudrait-il nous déprendre de l’emprise d’une illusion (notamment « gestionnaire ») et reconnaître, au-delà des conflits d’intérêts, ce commun inscrit dans « la nature et les propriétés des choses  » ? Ainsi pourrait émerger une « démocratie des communs » sur un territoire approprié – à commencer par celui de la « commune », constitutive d’un « commun politique de base »…

Si la terre est destinée aux besoins de tous, encore faut-il « en régler l’usage sans s’en faire le propriétaire » c’est-à-dire sans la considérer comme un « bien » marchandisable – ou une machine à produire de la rente... Sinon, ce serait accepter pour longtemps encore de la séparer de l’homme pour satisfaire la fiction d’un « marché » et subir les fluctuations erratiques de cette marchandisation comme celles d’un désert avançant sous nos pas jusqu’à la racine de l’inhabitable…

 

 

Pierre Dardot et Christian Laval, Commun essai sur la révolution au XXIe siècle, La Découverte, 600 p., 13,50€


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