Rosa Luxembourg et le socialisme de pénurie

par Zaouder Touré
lundi 8 mars 2021

Le 5 mars 2021, c'était le 150e anniversaire de la naissance de Rosa Luxembourg. A cette occasion, il est fort utile de revenir sur l'œuvre théorique, et surtout sur sa signification historique, de l'un des principaux dirigeants du mouvement communiste allemand au cours des années 1910. Une théoricienne qui continue toujours à influencer, de nos jours, une partie non négligeable de la gauche radicale dans de nombreux pays.

Rosa Luxembourg publia son œuvre principale en 1913, L'accumulation du capital. L'idée principale du livre est une vigoureuse attaque contre la théorie de la croissance du PIB de Karl Marx (les schémas marxistes de reproduction élargie). Après l'attaque de Lénine contre ces schémas en 1893 (A propos de la question dite des marchés), 1897 (Le romantisme économique) et en 1899 (Le développement du capitalisme en Russie) en Russie, Rosa Luxembourg a jugé l'attaque de Lénine insuffisante.

En effet, Lénine s'est borné tout simplement à falsifier les schémas de Marx en écrivant que selon Marx, lors de la croissance du PIB la production des moyens de production s'accroit plus vite que la production des biens de consommation. Or il suffit simplement de consulter le livre 2 du Capital pour se rendre compte que Marx démontre l'exact contraire c'est à dire le développement plus rapide de la production des biens de consommation par rapport à la production des biens de production. Comment expliquer la longévité d'une telle falsification ? C'est pas sorcier le livre 2 du Capital n'est pas accessible populairement : le livre 1 (version courte) plus de 300 pages (version longue près de 1000 pages !) et le livre 2 plus de 500 pages et on ne trouve les schémas qu'à la fin du livre 2. En plus ces livres loin d'être des romans demandent beaucoup de tensions au cerveau et trop ennuyeux à dormir débout.

Donc les bolcheviks très pragmatiques ont vu juste. Il suffit juste de dire à Marx ce qu'on veut, qui va vérifier ? Personne ! Mais Rosa Luxembourg, par peur ? par panique ? s'est donnée la tâche de démontrer l'indémontrable : donner une apparence scientifique à la falsification de Lénine. Ce que ni les bolcheviks ni les autres théoriciens sociaux-démocrates allemands n'ont pas vraiment aimé. Car remuer trop ces schémas peut réveiller des curiosités. Immédiatement après la publication de son livre, celui-ci a été attaqué par tous les grands théoriciens sociaux-démocrates allemands et russes de l'époque.

C'est dans cette perspective que Rosa Luxembourg tente de trouver des contradictions dans les schémas de Marx. Je vais expliquer les deux principales contradictions qu'elle s'imagine avoir trouver :

1. Elle a repris une vieille idée de Lénine de 1893 : les schémas de Marx ne tiennent pas compte de la progression de la productivité du travail sinon la production des moyens de production s'accroit plus vite que la production des biens de consommation car le capital constant s'accroissant plus vite que le capital variable (expression de la hausse de la productivité, Voir Livre 1 du Capital) alors forcément la production des moyens de production s'accroit plus vite que la production des biens de consommation.

2. Les résultats des schémas de Marx sont en contradiction avec la loi de la baisse tendancielle du taux de profit (Livre 3 du Capital).

La réfutation de ces deux points est simple, dans sa théorie de la croissance du PIB Marx divise l’ensemble de la production sociale en deux sections : la section des biens de production (section I) et la section des biens de consommation (section II). Chaque section se subdivise en valeur en trois parties : le capital constant c (valeur des biens de production), le capital variable v (valeur des salaires bruts), la plus-value p (les profits industriels, intérêts, rentes, etc. bruts).

Le schéma de Marx peut s’écrire :

I.4000c + 1000v + 1000p = 6000 milliards d’€

II.1500c + 375v + 375p = 2250 milliards d’€

PIB = I + II = 8250 milliards d’€. 

Croissance du PIB avec productivité du travail croissante chaque année et hausse du taux de profit

1ere année

Nous allons supposer que chaque année la section I investit 50 % de sa plus-value. Pour cela, conformément à la composition organique du capital c/v = 4 (4000c / 1000v), elle doit consacré 400 Ip à l’achat de nouveaux biens de production et 100 Ip à l’embauche de nouveaux salariés. Le schéma d’investissement est alors 500 Ip —>[400 Ic + 100 Iv ].100 Iv en salaires doit être échanger contre 100 IIc de biens de consommation. Pour cela, la section II doit investir 125 IIp de sa plus-value soit 100 IIc en biens de production et 25 IIv en salaires(c/v = 4 dans la section II).

À la fin de la première année, le schéma du PIB devient :

I. (4000c + 400c) + (1000v + 100v) + 1100p(le taux d’exploitation p/v = 100 %)

II. (1500c + 100c ) + (375v + 25v ) + 400p(le taux d’exploitation p/v = 100%)

Soit 

I.4400c + 1100v + 1100p = 6600 milliards d’€.

II. 1600c + 400v + 400p = 2400 milliards d’€.

La section I s'accroit de 10% et la section II s'accroit de 6,67%

2e année

Maintenant nous allons supposer que la productivité c/v s'accroit de 5 % à la deuxième c/v devient 4,2

Le schéma devient :

I.4400c + 1047,62v + 1152,38p (p/v=110%) = 6600 milliards d’€

II.1547,62c + 368,48v + 405,33p (p/v=110%) = 2321,43 milliards d’€

La hausse de la productivité ne signifie pas la croissance du capital constant par rapport au capital variable mais la décroissance du capital variable par rapport au capital constant. C’est pourquoi la grandeur de la section I ne change pas (6600 milliards d’€) après la hausse de la productivité. Cette distinction est capitale pour faire la différence entre hausse de la productivité, qui signifie une augmentation de c/v, et hausse de la production qui signifie une augmentation des capitaux.

On voit que le capital constant de la section II passe de 1600 à 1547,62 parce que les salaires de la section I passent de 1100 à 1047,62. Et dans les deux sections le taux de profit (p/(c +v)) est le même 0,21 car leur productivité est la même(c/v=4,2).

Maintenant on peut commencer l’investissement. Supposons que la section I investisse 50% de sa plus-value comme à la première année et à la fin de la deuxième année le schéma devient :

I.4865,38c + 1152v + 1267,2p = 7284,58 milliards d’€

II.1734,62c + 413v + 454,3p = 2601,92 milliards d’€

La production des biens de consommation s’accroît de 12,08% et la production des biens de production s’accroît de 10,37%

1.Du fait de l’augmentation de c/v de 4 à 4,2 la section des biens de consommation est devenue plus petite que la section des biens de production. A la fin de la première année, le rapport entre les deux sections était de 6600/2400 = 2,75 et à la fin de la deuxième année 7284,58/2601,92 = 2,8.
2.Du fait de l’investissement, la production des biens de consommation s’accroit de 12,08% et la production des biens de production de seulement 10,37%. 

Croissance du PIB avec baisse du taux de profit

Là, on va voir que les schémas de Marx sont en plein accord avec la loi de la baisse tendancielle du taux de profit. Reprenons notre schéma, on était à la deuxième année passons à la troisième année. La productivité s'accroit de 5% et c/v devient 4,41. . Dans notre schéma, la baisse du taux de profit va se traduire par une perte de moyens de production : c/v s'accroit très vite par rapport à p/v. Pour simplifier on va supposer le taux de plus-value p/v constant. Le schéma devient après hausse de la productivité :

I.4865,38c + 1103,26v + 1213,59p = 7182,23 milliards d’€

II.1637,14c + 371,23v + 408,35p = 2416,72 milliards d’€

Dans la section I, le taux de profit baisse de 0,21 à 0,20 ce qui provoque une baisse des moyens de production qui passe de 7284,58 à 7182,23 milliards d'€. Cette diminution des moyens de production se porte uniquement sur les biens de production destinés à la fabrication des biens de consommation (IIc). Par contre, les biens de production destinés à la production des biens de production (Ic) restent constantes à 4865,38c. Dans la section II, IIc passe donc de 1734,62 à 1637,14c. Le taux de productivité est la même dans les deux sections(4,41) ce qui implique aussi que le taux de profit est la même aussi bien dans la section II que dans la section I.

Passons maintenant à l'investissement. La section I investit toujours de la même façon 50% de sa plus-value. En répétant les mêmes calculs à la fin de la troisième année, le schéma devient :

I.5360,02c + 1215,42v + 1336,96p = 7912,4 milliards d’€

II.1822,22c + 413,2v + 454,52p = 2689,94 milliards d’€

La production des biens de consommation s'accroit de 11,31% alors que la production des biens de production ne s'accroit que de 10,17%.

On remarque donc lorsque le taux de profit baisse, le taux de croissance du PIB baisse aussi. Dans les pays émergents (Chine, Inde, etc.) où le taux de profit est plus élevé le taux de croissance du PIB y est le plus rapide. Par contre en Occident et au Japon où le taux de profit est relativement plus bas, la croissance du PIB atteint son minimum. Ce qui est vrai dans l'espace est aussi vrai dans le temps. Depuis les décennies 1960, le taux de profit ne cessant de baisser en Occident, avec le developpement technologique en contradiction avec le capitalisme-salariat (la baisse du taux de profit n'est pas éternelle, elle cessera avec l'abolition du capitalisme-salariat) on y observe une baisse tendancielle du taux de croissance du PIB. 

Ainsi la baisse tendancielle du taux de croissance du PIB (ou même en réalité négative lorsqu'on la rapporte à la population) qu'on observe en Occident depuis les années 1960 n'est rien d'autre que l'effet de la baisse tendancielle du taux de profit qui entraîne une fuite des capitaux vers les pays émergents où le taux de profit est plus élevé.

Le socialisme de pénurie de Rosa Luxembourg

Le but de Rosa Luxembourg était de justifier théoriquement une économie de pénurie qu'elle appelle socialisme ou communisme. Elle n'a pas pu la réaliser en Allemagne (assassinat) mais ses camarades bolcheviks ont réussi et on a vu le résultat : crise de pénurie de biens de consommation chronique puis effondrement économique de l'URSS. Aujourd'hui, la Russie a l'arme nucléaire mais sa population est pauvre par rapport à l'Occident et Japon : le résultat d'un siècle de socialisme de pénurie.


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