Sanglot de l’homme blanc ou crachat de l’homme blessé...

par Patrick Adam
jeudi 12 octobre 2006

Quand les sécrétions idéologiques prennent le pas sur la pensée

La sortie du nouvel ouvrage de Pascal Bruckner, La tyrannie de la pénitence, tombe à point nommé pour accepter de regarder en face la pire des maladies intellectuelles à laquelle nous ayons été exposés depuis des décennies. Plus démoralisante que Sedan, plus insidieuse que l’affaire Stavisky, plus contagieuse même que l’affaire Dreyfus, cette maladie est en train de couper en deux le pays, plus vite et plus profondément que le réchauffement climatique ne s’attaque à la banquise. Cette peste, « puisqu’il faut l’appeler par son nom », cette « longue maladie » qui nous ronge, c’est le dégoût de soi-même. Un dégoût caractérisé par la sempiternelle sentence qu’on entend en hors-d’oeuvre de la plupart des énoncés savamment indigents, proférés par le choeur des clones médiatico-politiques : « La France est le seul pays au monde qui... » avec sa variante : « La France est le seul pays en Europe qui... », suivie d’un plat de résistance fait de sous-entendus les plus lourds, épicés de la morgue et du dénigrement qui se cultivent dans les cafés de la bobolitude.

Et dire que beaucoup de peuples aimeraient bien pouvoir penser, en toute sérénité, qu’ils sont « les seuls pays au monde » à s’être engagés dans telle ou telle voie, pour être en droit, le cas échéant, d’en tirer une légitime fierté. Nous... Non ! Interdit ! Pas question de manger de ce pain-là ! Ce serait pire encore que de s’être laissé aller, un jour de faiblesse morale, à applaudir un film avec de Funès... C’est ainsi que celui qui aura eu la moindre velléité de déroger à cette règle du dégoût de soi-même sera taxé aussitôt de franchouillardise, ou d’être accro au béret et à la baguette de pain, comme le plus sinistre des crétins.

Le philosophe Peter Sloterdijk voit dans « le travestissement de l’histoire une diversion servant à empêcher les sociétés contemporaines à résoudre leur véritables problèmes en les entraînant dans des débats artificiels ». Le fait d’être ou de ne pas être « les seuls », dans quelque domaine que ce soit, est présenté systématiquement comme une tare, et même comme un déni d’humanisme. Vieille dialectique qui remonte à la Révolution française qui n’a toujours pas été digérée par les aristos de l’intellectualisme, puisque le terme même de républicain les a toujours indisposés. Vieille peur de ne plus pouvoir jouir des privilèges d’un savoir réservé à l’élite, et d’un verbe que seuls peuvent se partager ceux qui fréquentent le club des nouveaux Montagnards des cordées « équitables » et ceux qui jouent du coude dans les bars d’une Gironde mâtinée de bovétisme. Vieille haine d’un libéralisme anglo-saxon qui veut appliquer à toutes les sociétés humaines les principes d’une sélection naturelle se résumant, pour eux, à un laisser-faire généralisé, apte à éliminer les plus faibles.

Oui, la France est, sans contexte, le premier et, à certains égards, le seul pays qui ait structuré une communauté de peuples autour de concepts rationalistes forgés dans le creuset de son génie, où des éléments de différentes cultures ont été fondus. La raison française n’est pas transcendée (le pape serait d’ailleurs bien inspiré d’en prendre conscience). Elle est immanente. C’est une raison qui monte du terroir comme un fumet d’humus. Une raison de clocher roman trouant le ciel, mais profondément enraciné au coeur des vignes et des champs de blé. Quand la France a proclamé la primauté des notions de liberté, d’égalité et de fraternité sur toute autre manifestation de la dignité humaine, c’est bien parce qu’aucune autre nation, aucune autre culture n’avait proclamé cette primauté avant elle. Car s’il a fallu que quelques hommes se réunissent un jour pour décréter que « tous les hommes naissent, vivent et demeurent libres et égaux en droits... » et que de telles règles constituantes ne peuvent être qu’universelles, c’est bien parce que pas un système philosophique, pas une religion n’avait énoncé un tel princicipe avant que ces hommes de « bonne volonté » ne s’en chargent pour tous les autres.

Ainsi, la France est « le seul pays » qui ait inventé le droit du sol et l’idée d’égalité territoriale. Elle est « le seul pays » qui ait conceptualisé, de la façon la plus rationnelle qui soit, les principes de service public et d’école obligatoire. Elle est « le seul pays » qui ait cherché et trouvé une formule adéquate pour définir et appliquer au mieux la laïcité. Elle est « le seul pays » qui se soit payé une politique culturelle qui lui a permis à la fois de préserver son patrimoine et aussi d’arracher des pans essentiels de la culture au secteur marchand. Elle est « le seul pays » qui ait su souder la nation autour d’une Sécurité sociale sacralisée qui donne les mêmes droits sociaux à tous les citoyens. Elle est « le seul pays » qui ait tenté d’aller au bout de cette logique de sécurité en inventant la retraite par répartition, et plus tard le RMI et la CMU. Elle est « le seul pays » qui ait tenté d’assurer un transfert de valeurs culturelles et sociales aux peuples qu’elle a assujettis dans le grand mouvement qui a poussé l’Europe à s’approprier la planète, même si l’oeuvre n’est pas aussi fignolée ni aussi méritoire qu’elle aurait pu l’être. Elle est « le seul pays » qui ait osé enseigner à des gens de toute couleur de peau et de toute origine culturelle que, s’ils le voulaient, leurs ancêtres pouvaient être des Gaulois, querelleurs, braillards et, somme toute, bons vivants et d’un naturel plutôt accueillant.

Bien sûr, tous ces principes qui permettent un mieux vivre ensemble sont en devenir. Il n’existe aucune société idéale, surtout en des temps de mondialisation maffieuse et de gesticulation médiatique. Mais ces manquements justifient-ils ce dégoût de nous-mêmes distillé chaque jour par ceux-là même qui s’empressent de déresponsabiliser et de dédouaner systématiquement les comportements portant la marque d’un « ailleurs » qui, par essence, pourrait tout expliquer et tout excuser ?

D’ailleurs, qu’est-ce que le dégoût, sinon l’absence totale d’attrait, le rejet viscéral, l’impossibilité d’approcher ou même de regarder ce que l’on survole de toute la hauteur de sa suffisance ? La suffisance... Car c’est bien de cela qu’il s’agit... Suffisance de l’intellectuel qui, du haut de son pinacle, sait tout, voit tout, et décortique tout, dans un monde de statistiques incapables de restituer la moindre évidence humaniste ; entre autres, celle qui permet au premier quidam, doué d’un minimum de bon sens, de savoir qu’on apprend autant, et parfois plus, sur la personnalité d’un individu en observant la façon dont il traverse une rue ou décore son salon, qu’en le soumettant à un questionnaire universitaire. Suffisance... Boursouflure de la pensée de plus en plus déconnectée des réalités... Quand un jeune de banlieue sait comment il peut manipuler un journaliste et que le journaliste se rengorge dans sa chapelle brouillée par les fumées d’encens, convaincu d’avoir fait son métier... Suffisance quand un ministre de la culture sacralise l’indigence, en essayant de nous faire croire qu’un tag sur un mur, le long d’une voie ferrée, a autant de valeur qu’un Modigliani. Suffisance du sociologue qui fait l’éloge de la facilité qui, de tout temps, a servi d’alibi à ceux qui profitent tant et plus des pires abominations des sociétés de castes. Autant décréter tout de suite l’apartheid culturel, et laisser notre monde se couvrir d’une burka philosophique.

Parlant de la vertu républicaine, Montesquieu disait qu’on peut la définir « comme l’amour des lois et de la patrie ». Un amour qui demande « une préférence continuelle de l’intérêt public au sien propre ». Et pour bien enfoncer le clou dans la tête de ceux qui feraient semblant de ne pas comprendre, il ajoutait : « Tout dépend donc d’établir dans la République cet amour : et c’est à l’inspirer que l’éducation doit être attentive. »

Amour... Education... Faire passer l’intérêt public avant le sien propre...

Peut-on parler d’amour des lois et de la patrie quand la mémoire de l’humiliation nourrit la mémoire revancharde, et vice versa ? Quand la contorsion et la reptation intellectuelle répondent au moindre froncement de sourcils de ceux qui rêvent de tribalisme et de rezzou sur les biens matériels de la démocratie ? Quand la culture se délite, faute de savoir sur quel socle elle repose ? Quand on oublie sciemment qu’un « arbre se reconnaît à ses fruits » et pas à ses racines, et encore moins aux sécrétions qui sortent de son tronc depuis que des meutes d’exploiteurs s’acharnent à entailler son écorce pour lui voler la gomme qui devrait le nourrir et le fortifier ? Quand on voudrait nous faire croire que la vie en société peut et doit ressembler à la vie dans la forêt amazonienne ? Il n’est alors plus crédible de continuer de prétendre que nous voulons vivre ensemble... Autant redevenir au plus tôt une vague entité géographique et climatique, faite d’une multitude de communautés de cueilleurs-chasseurs se répartissant des lambeaux de territoires conquis par intimidation et défendus bec et ongles par le culte des traditions. La barbarie n’est plus ce qu’elle était...


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