Sarkozy sera le président des égarés ou ne sera pas élu !

par Bernard Dugué
lundi 19 mars 2007

Nous, Français appelés à élire un président, sommes plutôt indécis quant aux programmes et intentions des candidats. Mais n’est-ce pas la personnalité de chacun qu’il nous faut aussi interroger pour savoir celui qui recevra notre adhésion ? Qui sont-ils (elles) et qui est en vérité Nicolas Sarkozy ?

Prenons le cas de Jean-Marie Le Pen. Il n’y a aucun doute à son sujet. On sait quelles sont ses convictions et quatre Français sur cinq savent pertinemment pourquoi ils ne voteront pas pour le projet défendu par le FN. L’intéressé est d’ailleurs clair. N’a-t-il pas déclaré un jour un propos du genre : je suis économiquement de droite, socialement de gauche, culturellement de France ? Etrangement, on pourrait mettre cette parole dans la bouche de Sarkozy, non sans que cela semble sonner faux. Sarkozy est économiquement de droite, c’est sûr, sous réserve qu’on puisse avoir une claire conception d’une économie de droite. Par contre, socialement et culturellement, Sarkozy paraît hésitant, malgré son assurance affichée dans les discours.

Sarkozy serait-il en fait socialement égaré et culturellement égaré ? Pour répondre à cette interrogation, on propose ici un petit jeu visant à citer quelques écrits de Nietzsche extraits de la seconde inactuelle consacrée à l’Histoire. La thèse développée par l’auteur est qu’il existe trois types d’histoire, traditionnelle, critique, monumentale, est que chacune peut être employée dans un contexte géographique et historique particulier, servant notamment de point de repère à ceux qui ont la charge de gouverner les nations et leur destin. C’est en effet ce que souligne Nietzsche au début du paragraphe 2, où il précise que l’homme actif, puissant, livrant un grand combat, a besoin de modèles, maîtres et consolateurs qu’il cherche dans le passé afin d’y trouver des traits et caractères qu’il peine à entrevoir parmi ses contemporains.

En première analyse, Sarkozy semble privilégier l’histoire monumentale. Voici donc quelques lignes nietzschéennes exposant notamment l’utilité et les inconvénients à prendre appui sur ce type d’histoire :

« Quelle utilité l’homme d’aujourd’hui retire-t-il donc de la connaissance du passé monumental, de l’étude de ce que les temps anciens ont produit de classique et de rare ? Elle lui permet de voir que telle grandeur a jadis été possible et sera donc possible à nouveau ; il marche alors d’un pas plus assuré car il a écarté le doute qui l’assaillait aux heures de faiblesse et lui suggérait qu’il poursuivait peut-être l’impossible » (Nietzsche, Considérations inactuelles I et II, Gallimard, p. 105)

« Chacune de ces trois conceptions de l’Histoire n’est légitime que sur un sol et sous un climat particulier ; partout ailleurs, elle devient une excroissance parasitaire et dévastatrice. Lorsqu’un homme qui veut faire de grandes choses a besoin du passé, c’est par le biais de l’histoire monumentale qu’il se l’approprie » (p. 109)

Un premier commentaire. L’Histoire monumentale, Sarkozy a montré non seulement qu’il la connaît mais surtout qu’il n’hésite pas à en faire un usage intensif et répétitif dans ses interventions. Mandel (il a écrit un livre dessus), Jaurès, Blum (au grand dam de madame Royal), De Gaulle (là c’est incontournable) et puis maintenant les cathédrales, les Croisades, la Révolution, grandes œuvres convoquées pour venir en aide à la cause de l’identité nationale. Non sans une figure traditionnelle, celle de Rivarol, sorte de pièce rapportée dans ce grand ensemble. A quoi bon ce rappel du passé ? Sarkozy veut faire de grandes choses, c’est ce qu’il dit et, d’ailleurs, s’il fait ce qu’il dit, il faut de la puissance pour réorienter un pays de la trempe de la France, vu ses habitudes, ses inerties, son appareil étatique imposant. Cela dit, la question d’une excroissance parasitaire du passé, posée par Nietzsche, paraît bien s’appliquer au cas de Sarkozy qui, par d’autres côtés, est un personnage dont les rictus montrent souvent l’inquiétude. Et donc, comme le penserait Nietzsche, la référence au passé semble servir de point d’appui et d’assurance à un chef de l’UMP dont les convictions ne sont pas aussi certaines qu’il veut bien l’afficher. C’est rassurant d’un certain côté, car l’indécision permet de revenir sur des conneries en puissance mais d’un autre côté, cela nuit à la conduite cohérente dans une direction qu’on souhaite « bonne » pour le pays. Mais justement quelle est cette direction ?

A bien y réfléchir, Sarkozy affiche une assurance et une foi certainement exagérée, une posture c’est certain, quelques convictions c’est sûr mais aussi pas mal d’égarement, d’où ces pirouettes autour de l’histoire monumentale et si on connaît quelques traits du personnage, son goût pour Sardou, Johnny et Barbelivien, on pourra douter de son positionnement culturel. Sarkozy est pour la culture tout en étant culturellement égaré. Il est pour une société dotée d’une identité tout en étant socialement égaré, croyant que travailler et gagner de l’argent est « La grande préoccupation » partagée par la majorité des Français. Sarkozy n’est pas nationaliste mais il a une vision de la France datée de Renan tout en ayant une vision de l’économie parfaitement actuelle, dans l’esprit du marché, de la concurrence, de la création de richesses, de la croissance. Il l’affiche clairement et ouvertement, ses contradictions traduisent un égarement dans les ordres du Temps. Et pourtant, on peut y voir une synthèse cohérente. Ce qui prévaut dans sa vision, c’est la puissance créatrice du capitalisme comme il le dit dans son récent discours, une puissance qui ne peut pas survivre sans un certain nombre de valeurs spirituelles.

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« L’histoire monumentale est le travesti sous lequel se dissimule leur haine des grands et des puissants du présent, en se faisant passer pour une admiration satisfaite des grands et des puissants du passé (...) ils agissent comme si leur devise était : laisser les morts enterrer les vivants » (p . 108)

Cet extrait n’est pas transposable au cas Sarkozy parce que l’époque a changé. Par contre, une paraphrase est envisageable. Sarkozy voudrait convoquer la puissance du présent pour la mettre au service de la croissance. Sarkozy déteste les impuissants au sens économique, n’entend rien au génie humain. Il agit comme si sa devise était : laissez la croissance et le profit vampiriser les vivants !

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En fin de compte, Sarkozy paraît égaré. Sa vision est celle de la spiritualité et de la création subordonnées à la puissance de l’économie érigée en valeur première. Ce n’est pas ainsi que l’Europe s’est construite. Mais c’est une des voies pour que l’Europe dépérisse. Dans les années 1970, l’historien Toynbee envisageait deux issues fatales pour la civilisation occidentale. Le mur étant tombé et la guerre nucléaire suspendue, c’est la seconde issue qui nous guette « un régime dictatorial planétaire, dans lequel la minorité riche et puissante s’unirait, à travers le monde, pour dominer la majorité pauvre et sous-développée » (Toynbee, Survivre : sept questions pour le futur, Marabout, 1974). Cette prophétie s’est réalisée d’une manière moins rude que prévu. C’est quand même une minorité riche qui donne le « la » et qui instrumentalise la société pour profiter et prospérer. Sarkozy a montré qu’il œuvre dans cette direction. Profit, croissance et puissance. Sarkozy vend la force et le génie français au grand capital en flattant les asservis, en leur offrant quelque appâts sous forme d’argent ou de flatterie identitaire. Economiquement, notre candidat de la rupture ne s’est pas égaré mais pour le reste, ô combien que oui. Et d’ailleurs, l’indécision, la volatilité politique des citoyens, dévoile aussi l’égarement des Français. Sur Agoravox, des socialistes ou d’anciens trotskistes votent Bayrou, des libéraux votent Royal, des commentateurs épousent Bouvard et Pécuchet, ricanant avec une intensité égale à leur impuissance analytique, alors que sur la place intellectuelle parisienne, un ancien gauchiste soutient Sarkozy... Ah, que d’égarements en ces temps d’indécision...

Un mot sur les causes de l’égarement. S’agissant de Sarkozy, on admettra qu’à force de vouloir être partout, de défendre toutes les causes, résoudre tous les problèmes, s’agiter dans tous les sens, être sur tous les terrains, il finit par n’être nulle part. Quant aux Français, la perte des valeurs, l’excès d’informations, le manque de compréhension et de culture économique et politique... tout ceci suscite l’égarement sauf pour ceux qui, obtus ou convaincus, ne varient pas dans leur option politique. Le contexte socio-économique lui aussi est de nature à égarer les âmes. Le souci de l’efficace et de la croissance s’avère pour l’instant incompatible avec l’équité et surtout antagoniste du maintien de positions professionnelles installées ; il l’est aussi avec le dessein tracé par le nouvel humanisme. Quelques intellectuels (les plus médiatisés) évoquent le modèle social français en crise. Sans rien remettre en cause, ni l’Etat, ni les notables, ni la bureaucratie, ni la technique, ni le profit, ni la perte des valeurs. Il est logique que les Français soient égarés quand les intellectuels sont paumés, sauf dans l’étroitesse de leur discipline où ils sont comme des poissons dans l’eau. L’université est dans un bocal, les médias dans un aquarium, mais regarder ces gros et petits poissons pensants n’a rien de reposant. Parfois inquiétude, quelques fois agacement, souvent ennui. Et notre candidat Sarkozy, gentil requin égaré, paumé dans une France de gens égarés sans qu’ils en assument l’entière responsabilité, loin s’en faut.

La messe est dite. Sarkozy a bien entendu la capacité d’un chef d’Etat, au même titre que Tony Blair ou Angela Merkel. Il a été ministre plusieurs fois, il peut devenir le superministre qu’est le président de la République, avec son expérience du pouvoir et sa capacité à décider, mais n’est-il pas un supergestionnaire au lieu d’être un visionnaire ? C’est bien sur ce point que le bât blesse. Sarkozy sait qu’il faut une dose de vision pour parvenir à la magistrature suprême mais ses détours historiques et son lyrisme monumental prennent une allure grotesque, révélant la substance du personnage.

Telle est la clé des élections. Si les Français sont égarés, ils éliront le prince des égarés, Nicolas Sarkozy, mais s’ils sont légèrement éclairés, intuitivement, à l’instar des héros hégéliens ou même nietzschéens, alors cette France héroïque saura refuser le pacte des égarés et ce peuple héroïque barrera la voie à Sarkozy. Une élection présidentielle est la rencontre entre un homme et un peuple. Tout dépend alors à quel niveau se situe la rencontre ...

... La musicologie politique n’existe pas encore mais de cette rencontre entre un homme et un peuple, nous pouvons penser qu’elle se situe à une certaine tonalité d’accord, d’inspiration et d’intuition, de vibration, de hauteur, de tonalité. Les vibrations de Sarkozy ne sont pas si élevées, basses dissonances, maladresses transformées en fausse dextérité, notamment dans le champ ouvert des identités spirituelles ; faute fatale sur le mur contre l’identité, ligne Maginot imaginaire séparant l’universelle unité des genres humains, faute culturelle majeure, du reste habilement utilisée par Bayrou.

Alors, peuple français, prêt à oser la rédemption de la vérité ?


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