SDF

par Sophie
lundi 16 mars 2009

La pluie cingle le trottoir comme un fouet languide ; les reflets colorés d’un autre monde, ceux des miroirs et du bonheur, y scintillent telles des promesses. Quand je lève les yeux vers le ciel, plus noir qu’un soleil d’éclipse, les fines gouttes en ribambelle éclatent sur ma peau comme des châtiments légers. Je marche sans m’arrêter, habillée d’eau, de vent, de sanglots muets et de hoquets sourds. Je me perds évidemment, puisque je me perds partout ; les rues et les routes, quand bien même il s’agit de celles que j’ai déjà empruntées, restent pour moi des parcours inexplorés et ésotériques, dont par saccades d’oubli insensé, je ne reconnais brusquement rien ; question d’architecture neuronale, sans doute… Je préfère cependant me dire que l’inédit, et non l’habitude, est par atavisme mon ordinaire. Le sens de l’orientation n’a pour moi aucun sens et ne s’oriente que sur l’incertain.

Ce soir, cette infirmité m’arrange. Je n’ai pas envie de me retrouver, je n’ai plus envie qu’on me trouve. Je marche au même rythme que le sang cogne à mon oreille. Je croise des passants au hasard, silhouettes erratiques et troublées que je ne devine qu’à peine car mes yeux se noient dans des flaques trop chaudes. Je suis si fatiguée que je continue de marcher pour ne pas crouler comme un sac, mais tantôt il n’y aura plus pour avancer que mes jambes et ma colonne vertébrale ; le reste aura coulé sur l’asphalte. Je pleure en riant de moi : je suis un cliché ambulant, un poncif de cinéma, une réalité facile. Une femme assombrie qui larmoie en marchant dans la rue d’hiver d’une petite ville grise de pessimisme ; pas de quoi se pousser du coude. Je ne suis pas si triste, d’ailleurs : on n’est profondément lugubre que dans l’abandon ultime, lorsque la mort ou le détachement définitif d’un être qui vous tenait par le cœur vous en arrache en partant un ventricule. Tant qu’on continue à se tenir avec lui vifs et droits, on ne peint qu’à touches légères le versant ombreux de la morosité.

C’est du moins ce dont j’essaie de me persuader par bouffées de raisonnement spécieux. Et quand on n’est plus rien, plus rien qu’un sigle sec sous lequel les puissants dissimulent le dénuement qu’ils façonnent, lorsque l’existence éclate comme une noix sèche dans un étau de migraine, la tristesse n’est-elle pas encapsulée dans son pain, dans son eau, dans son air, dans sa pensée et son corps ? Comment fait-on pour bouger, pour exister, pour durer ? Ressent-on encore de temps à autre un subtil frisson de joie, une maigre nuée d’apaisement ?... C’est alors que j’aperçois justement, à quelques mètres sur le trottoir à reflets d’eau grasse, épaisse de la souillure de la ville, un corps à genoux, figé comme une borne. Il n’a rien de droit, et on ne sait s’il est vif ; écrasé sur ses jambes repliés et ses pieds rentrés, le dos courbé tel une prière trop lourde, la tête attachant à la poitrine comme si le cou n’abritait plus de vertèbres, les bras collés au corps telle une statue inachevée, emballé plutôt qu’habillé dans un paquet de hardes moirées de crasse, il fond lentement sous la pluie et l’indifférence du monde vertical, qui passe sans un regard.

Je m’arrête, ma peine soudainement aspirée par cette totale nudité de l’être, ce laminage impitoyable de l’identité, qui semble avoir effacé jusqu’au sexe du gisant voûté, jusqu’à la douleur de ce dur agenouillement ; homme ou femme, jeune ou âgé, on ne sait. A son côté se délite un petit carton trempé où luisent, comme la condamnation de notre facticité commune, les quelques piécettes triviales qui ne le sauveront pas du néant où il sombre sans bruit. De l’argent, de l’addition, du nombre, il n’en a plus cure. Le seul chiffre qu’il sait est ce Deux poignant des humains à genoux, qu’il forme avec son corps comme s’il n’était d’autre immobilité possible ; deux jambes, deux bras, deux morts : celle qui l’attend, et celle qu’il endure.
 
Happée par une curiosité honteuse, je détaille cette figure à la dignité souffletée. Tout en mesurant pleinement que sa détresse, et tout autant l’habituation qu’elle suscite aux yeux du monde, creusent une plaie d’infamie, une vieille sagesse populacière, celle qui enjoint de se contenter de tout puisque plus piteux que soi se découvre toujours sous nos semelles, me monte un instant à la tête. Secouant mon apathie, je cherche dans mon sac de quoi soulager pour le moins notre fragment coutumier de conscience charitable. Mais une silhouette en manteau sombre me devance ; ce n’est pas une pièce, mais un billet que l’homme déploie. Se penchant vers le damné du trottoir, il lui soulève un bras et glisse son don dans la morne main entrouverte. L’autre, décollant le menton de ses côtes, lève lentement sa tête coiffée du bonnet de laine qui avale ses oreilles, révélant enfin un visage de lune, pâle et renflé de trop de nuits froides ; le pénitent blessé est une femme. De ses yeux mi-fermés sourd un halo bleu vague, mais son âge semble s’être définitivement perdu dans le cachot de son infortune.

C’est alors que l’homme au manteau s’accroupit devant elle et la saisit aux épaules ; dans un mouvement d’une renversante douceur, il l’étreint, déposant sur ses joues arides, que je devine glacées comme la pluie d’hiver, quelques paroles de réconfort et deux longs baisers. Puis il se relève et s’en va, lui lançant un dernier regard et un geste d’adieu. La bouche béante d’étonnement, la femme le suit des yeux ; un lent merci qu’il ne verra jamais se perd dans le murmure de ses lèvres gonflées. Je la regarde, le cœur cloué ; comme elle, je sais que malgré le papier inattendu reposant dans sa main, l’argent n’est rien, et l’amour est tout. J’ai la réponse à ma question ; jusqu’au creux féroce de la misère et de la déchéance aveugles, peut s’enrouler, comme un petit animal tiède, la caresse furtive de la tendresse. Perdre cela, et l’on perdrait, ultime justification de notre commune sauvegarde, le dernier bastion de notre humanité.

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