Société générale : la « fraude des fraudes » : des faits et une hypothèse

par Philippe Vassé
lundi 28 janvier 2008

La direction de la Société générale a annoncé qu’elle avait découvert, subitement, juste avant un « krach » boursier frappant tout le monde, sauf les Etats-Unis qui avait fermé leurs bourses pour cause de jour férié dédié à honorer la mémoire de Martin Luther King, une « fraude énorme », que d’autres ont qualifié de « colossale », et des esprits curieux, mais cohérents « d’incroyable ». Regardons un peu les faits et essayons de comprendre ce qu’ils peuvent nous apprendre...

Une baisse forte et continue qui vient de loin

De mai 2007 au 25 janvier 2008, le titre Société générale aura perdu en bourse un peu plus de 45 % de sa valeur initiale, passant de 160 euros à 74 !

Cela, c’est le fond de la situation durable que tous les experts financiers connaissaient avant que n’explose subitement cette "complexe", comme le dit la justice, affaire de "fraude", selon la direction de la banque privée française.

Avec une telle dégringolade durable du titre, beaucoup de personnes dans les milieux financiers estiment que la stratégie suivie par son PDG, Daniel Bouton, aurait pu - ou dû - être remise en cause par les actionnaires, voire le Conseil d’administration de l’entreprise depuis longtemps.

Certains même pensent que la démission de Daniel Bouton, confronté à ces résultats de plus en plus mauvais, et au vu de son incapacité à redresser la situation, s’imposait.

Avant le krach du « fameux lundi noir » concernant le monde entier, sauf, hasard incroyable aussi, les Etats-Unis, le titre avait déjà perdu 40 % de sa valeur de mai 2007.

Nous sommes donc, la veille de la découverte de la « fraude », selon la direction de la banque, dans une situation critique, surtout pour le poste du PDG, mais encore plus pour la banque elle-même, de plus en plus affaiblie.

C’est dans ce contexte de baisse depuis près de 8 mois que surgit donc ce « miracle » incroyable pour nombre de spécialistes et d’experts financiers : l’annonce le même jour dans une conférence de presse et un communiqué de même nature de la perte de 4,9 milliards d’euros suite à une "fraude" d’un courtier, DENONCE TOUT DE SUITE comme le SEUL et UNIQUE coupable intégral de ces pertes formidables, et, à côté de cela, de 2 milliards de pertes SUPPLEMENTAIRES liés à la crise AMERICAINE des « subprimes ».

Si l’on en croyait donc la thèse présentée aux médias et donc au public, un seul homme, jeune et considéré auparavant comme un « courtier moyen » aurait pu faire perdre presque 5 milliards d’euros à la banque qui ne cessait de dévisser depuis mai 2007 ! Il n’est pas interdit de s’interroger sur les faits et leur présentation publique.

Examinons les faits de plus près

Thèse officielle et questions pertinentes

Nous voici donc avec un jeune homme apprécié de tous qui aurait TOUT « avoué » à sa hiérarchie, qui aurait découvert « sa fraude » suite à une erreur de sa part et aurait de plus, en quelques heures, à la fois chiffré les pertes et décidé de réagir immédiatement.

Chacun appréciera au passage que la direction de la Société générale dont le PDG a indiqué avoir été informé le dimanche 20 janvier 2008 de la « fraude » de ce seul courtier, ait aussitôt réagi, mais ait été encore frappé à ce moment par un mauvais coup du sort qui a nui encore plus à ses propres intérêts et aggravé la situation.

En effet, et nous suivons là les déclarations de Daniel Bouton, celui-ci décide de tenir secret la nouvelle de la « fraude » et de liquider les positions en question le lundi 21 janvier 2008.

Mais, un malheur ne survenant apparemment jamais seul, le lundi, quand la Société générale engage les liquidations, c’est le krach mondial, sauf à Wall Street qui est fermée.

De fait, le PDG de la Société générale ayant manqué de chance et/ou de flair, les pertes de la banque se trouvent encore accrues !

Tels sont les faits présentés par Daniel Bouton et ceux, sur le plan financier, que tous peuvent vérifier sur tous les sites boursiers pour ce qui concerne le titre SG pour Société générale.

Maintenant, examinons les questions pertinentes et légitimes qui peuvent mettre en doute cette présentation et listons-les afin de prendre date :

1) Comment aurait-il été possible qu’un simple « courtier », considéré comme « moyen » selon sa hiérarchie et ses enseignants, puisse « passer » cinq niveaux de sécurité et de contrôle, et « jongler » de facto avec des sommes colossales, le tout sans que PERSONNE à la Société générale ne s’en soit aperçu immédiatement ? Devrions-nous croire à la possibilité d’un "Superman" génial non décelé à son embauche qui aurait agi SEUL, sans que sa hiérarchie s’en aperçoive ?

2) Comment aurait-il été TECHNIQUEMENT possible que le jeune homme accusé ait pu accomplir cette « fraude record mondial » seul ?

3) Acceptons pour hypothèse ce qu’affirme la direction de la Société générale. Si elle a raison sur tout, malgré les observations de tous les experts bancaires du monde, pourquoi l’intéressé aurait-il agi ainsi, puisque la direction reconnaît de plus que ce n’est même pas pour s’enrichir à titre personnel ? Quelles auraient donc été ses motivations pour avoir réussi à accomplir les « miracles » que le PDG de la SG lui attribue ? A cette heure, les motivations de l’intéressé accusé ne sont pas incluses dans les "aveux" dont se targue la direction de la SG ?

4) Restons encore un peu dans la ligne posée par la banque : comment se fait-il que, informée de la perte d’au moins quelques milliards d’euros suite à une « fraude », délit pénal sanctionné par le Code du même nom, la hiérarchie de la banque n’ait pas appelé de suite la justice et fait immédiatement arrêter le supposé présumé coupable à ses yeux, le délit étant pour Daniel Bouton clairement constitué ? Rappelons que la banque, alors avertie selon les dires du PDG à la presse, le renvoie chez lui avec une... mise à pied à titre conservatoire !!!

Ces interrogations sont largement partagées dans l’opinion, les médias et parmi les enquêteurs de la Brigade financière.

Examinons les questions de fond qui mènent à une hypothèse qui ne manque pas de pertinence et pourrait donner une cohérence à des faits qui en manquent singulièrement, et ce, avec la lumière d’un correspondant connaissant bien la banque citée, spécialiste réputé des choses financières qui se reconnaîtra et que je remercie ici pour sa patience pédagogique.

L’hypothèse de l’OPA sur une Société générale affaiblie et discréditée

A l’évidence, le krach du 21 janvier 2008, qui a aggravé les pertes prévisibles de la Société générale décelées, selon sa direction, le dimanche 19, est, pour la banque, un mauvais coup de plus dans une longue descente aux enfers.

Deux thèses peuvent expliquer cette situation de crise continue :

- pour certains, Daniel Bouton et son équipe sont regardés comme incompétents, accumulant fautes et erreurs stratégiques, qui nuisent finalement à la valeur boursière de la banque, donc aux intérêts des actionnaires, mais aussi au final aux intérêts des salariés de la SG. Cette thèse est antagonique aux qualités de "grand banquier" reconnus depuis 1993 à Daniel Bouton qui la rendent assez "surprenante" par elle-même ;

- pour d’autres, certes minoritaires pour l’heure, mais non dénués de bons arguments fort recevables, cette baisse du titre et donc de la valeur de la Société générale serait le résultat d’une stratégie délibérée dont l’objectif ultime serait une OPA (Offre publique d’achat) d’une grande banque mondialement connue aussi sur la SG.

Et ces voix de citer des noms : une banque américaine parmi les plus grandes du monde et une autre, d’origine plus orientale, entre autres possibilités ouvertes.

Si on regarde la « fraude » annoncée de ces deux points de vue, force est de constater, de manière d’ailleurs un peu ironique, qu’elle peut trouver sa place logique dans les deux démarches.

En effet, la « fraude » découverte par hasard peut être ainsi vue comme le fruit d’un manque de sérieux professionnel, de rigueur dans les procédures de contrôle, donc une conséquence induite de manquements graves, mais non conscients, de la part de la direction de la banque, en clair, un véritable défaut de gestion interne appelé parfois « management » entrepreneurial.

D’autres pensent y voir plutôt un pas massif et fulgurant vers une baisse aggravée de la valeur de la banque, s’inscrivant dans un processus public de baisse, afin de préparer les conditions d’une OPA favorable pour l’acheteur d’une banque affaiblie et visiblement en difficulté, ceci afin de pouvoir le 21 février 2008 annoncer des comptes en ordre et nettoyés des « actifs douteux ».

Cette thèse est appuyée par un élément objectif apporté par Daniel Bouton, qui, d’un côté, explique aux médias réunis que la banque a évité le pire (il n’a pas élaboré sur ce point afin d’expliquer ce qu’il entendait par-là), qu’elle est stable et sereine, mais annonce aussitôt de l’autre qu’il va demander au marché 5,5 milliards d’euros de capitaux frais.

Les esprits sourcilleux et attentifs depuis fort longtemps à cette banque analysent cela de la manière suivante : au travers de la « fraude » annoncée et en pointant le doigt vers un « lampiste » à qui on fera porter un énorme chapeau bien trop grand pour lui, la direction se serait « débarrassée » de nombre de « positions pourries » selon le jargon d’un expert, ceci afin de se lancer, avec un bilan plus sain et donc « vendable », dans une recapitalisation partielle visant à achever le rétablissement au moins apparent des comptes de la Société générale.

Ces spécialistes ajoutent que l’opération devait obéir en un tel cas à un autre impératif dans ce contexte du projet d’OPA future : ne pas gêner ou affaiblir les cours de banques amies et peut-être futures potentielles acheteuses aux Etats-Unis, d’où la liquidation des positions le lundi 21janvier 2008 au moment où les bourses aux Etats-Unis étaient closes.

En guise de viatique provisoire

Cette « fraude » historique selon les médias a aussi fait resurgir sur le devant de la scène de l’information le fait, jusqu’ici bien « ignoré » par beaucoup, de la comparution en justice le 4 février 2008 de Daniel Bouton, devant le TGI de Paris, sous l’accusation de « blanchiment aggravé » dans l’affaire dite du Sentier 2.

Presque tous les médias ont lancé cette information, certains, proches du pouvoir, n’indiquant pas avec une grande précision les accusations portées par la justice contre Daniel Bouton, en sa qualité de représentant de la personne morale Société générale.

Visiblement, l’année 2008 commence sous des auspices ennuyeux pour ce PDG renommé, reconduit récemment à son poste de PDG avec la confiance entière de son Conseil d’administration.

La question que des langues satiriques se posent désormais est : jusqu’à quel cours du titre SG la confiance en Daniel Bouton va-t-elle être « pleine et entière » ?

Ceci en attendant, bien sûr, les résultats de l’enquête « complexe » en cours par le pôle financier du TGI de Paris, le même qui a instruit le dossier du Sentier 2, et pour laquelle il n’est pas interdit de penser que des connaisseurs documentés puissent apporter d’utiles et fécondes contributions à la claire compréhension des mécanismes de ce qui est appelé "une énorme fraude".


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