Sommes-nous (tous) immortels ?

par Jacques-Robert SIMON
mercredi 14 février 2024

Pour répondre à cette question, un détour par l’étude du comportement de l’eau est nécessaire.

Soit un liquide constitué d’atomes ou de molécules A. Quelle que soit sa nature, il existe une force d’attraction entre les unités chimiques, il va s’en suivre la formation d’agrégats :

A + A donne AA

AA donne AAA

… tétramère, pentamère… etc

Dans tous les cas usuels, la seconde réaction est plus difficile que la première (moins probable). Pour des raisons mathématiques annexes, on dit qu’il s’agit d’une réaction linéaire. Si l’on jette un objet dans un seau empli de ce liquide, une vaguelette se formera mais elle disparaîtra jusqu’à ne plus laisser de trace. La situation est totalement différente si le liquide est de l’eau.

Les molécules d’eau H2O se lient entre elles par l’intermédiaire de liaisons hydrogène entre l’oxygène d’une molécule et un hydrogène d’une autre :      -OH-O-H. La liaison ainsi formée est relativement forte et sa géométrie est elle-même relativement bien définie. Le fait essentiel c’est que la formation d’une première liaison hydrogène facilite la formation d’une seconde, la seconde d’une troisième et ainsi de suite. Il se forme ainsi des agrégats de structure moins bien définie que celle d’une molécule mais réelle. Le processus est dit non-linéaire car il est plus facile de former les liaisons hydrogène suivantes que les premières, en quelque sorte la cause a une influence sur l’effet. Les agrégats ont une durée de vie extrêmement courte (de l’ordre de 1 picoseconde) mais ils sont détectables.

Si vous jetez un gravillon ou un lourd pavé dans une mare, les structures des agrégats de molécules d’eau vont être perturbées et, étant donné le caractère non-linéaire des interactions, le milieu ne reviendra jamais à son état antérieur. Le système est perturbé d’une façon permanente et, poétiquement, on peut parler d’immortalité du nouveau système engendré par la perturbation du milieu aqueux. Aucun autre liquide ne se prêterait au même phénomène. 

Un Homme adulte est constitué de 65% d’eau environ (45 litres d’eau pour 70 Kg). La quasi-totalité des processus chimiques qui lui donnent vie sont des processus non-linéaires : constitution de membranes, fixation de l’oxygène par l’hémoglobine, réactions enzymatiques, transmission d’informations par les neurones… La mort fait cesser les processus non-linéaires pour leur substituer des réactions chimiques habituelles telles que celle que l’on peut décrire pour la combustion d’une allumette. Il pourrait être argué que le vivant retourne à l’état d’atomes et que ceux-ci sont pratiquement immortels (la durée de vie d’un proton est de l’ordre de 1033 ans). Mais cette proposition équivaut à partir de rien pour finir en pas grand-chose ce qui ne satisfait que médiocrement le désir d’immortalité proclamé par beaucoup.

Mais l’Homme est indissociable d’une société, dans ce cadre l’Humanité peut-elle garder une mémoire éternelle d’un fait, d’une invention, d’un massacre ? Pour qu’une certaine immortalité existe il est impératif d’utiliser des phénomènes non-linéaires sinon le bruit de fond aura tôt fait de faire disparaître toute information jugée pertinente. Les interactions entre hommes et femmes au sein du système sociétal doivent se prêter à cette non-linéarité. Les émois, les élans affectifs et encore plus distinctement l’Amour sont des phénomènes non-linéaires : une flamme s’allume vis-à-vis d’un autre être, cet être n’est pas indifférent, il attise en conséquence l’attirance du premier… et ainsi de suite. Malheureusement, l’Amour n’est pas le phénomène non-linéaire les plus courant et le plus accessible. La jalousie, la haine conduisent beaucoup plus fréquemment à des états paroxystiques dus à une résonance des sentiments. Il faut d’ailleurs constater que la plus implacable des barbaries est restée dans les mémoires bien plus profondément que les amours (adultères) de Tristan et Iseut.

Il y a donc une possibilité d’immortalité pour tout être humain animé de sentiments puisque ceux-ci se prêtent aux phénomènes coopératifs. Par contre, les échanges marchands et financiers sont incapables de le faire. On donne le prix prescrit à un bien ou à un service sans tenir compte de l’état d’âme du vendeur, ni celui de l’acheteur. Cette remarque est également valable pour toute interaction dans un cadre purement légal, celui-ci a d’ailleurs été créé pour éviter tout sentiment, juste ou pas, pertinent ou pas, lors des échanges. La spéculation financière fait elle intervenir massivement les sentiments et les ressentiments jusqu’à faire vivre dans un monde parallèle proche d’un monde religieux car ne reposant sur rien de tangible.

En fin de compte, par un regard, un geste, quelques notes de musique, chacun peut devenir immortel. Le seul moyen infaillible de ne pas le devenir c’est de devenir une machine à calculer.


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