Sources de l’antisémitisme nazi : le christianisme, le paganisme, les Lumières ?

par jean-pierre castel
vendredi 9 novembre 2012

Jean-Paul II : "La Shoah fut l’œuvre d’un régime néo-païen moderne typique. Son antisémitisme puisait ses racines hors du christianisme" (Nous nous souvenons : une réflexion sur la Shoah, Jean-Paul II, 12.03.1998)

Mgr. Etchegaray : "Le néo-paganisme [serait la] racine profonde de tout antisémitisme." Conférence donnée par, intitulée Est-ce que le christianisme a besoin du judaïsme ?, prononcée, le 8 septembre 1997 au centre Rocca di Papa, au cours d’un colloque organisé par I’"lnternational Council of Christians and Jews".

Mgr. Lustiger : "Je crois que l’antisémitisme d'Hitler relève de l’antisémitisme des Lumières et non de l’antisémitisme chrétien" Le choix de Dieu, Mgr. Lustiger, De Fallois 1987.

Didier Long sur son blog le 7.11.2012 : "Volksgeist …un courant né au XIXème siècle foncièrement antisémite, s'appuyant sur un passé germanique mythique et occultiste … la barbarie païenne nazie… "

Il est vrai quelques uns, des proches d'Hitler, en particulier Himmler, Rosenberg Bormann, tentèrent de promouvoir des doctrines ésotériques développées en Allemagne à partir du début du XIXe siècle. Mais Hitler découragea ces tentatives, et finit par interdire tous les groupes néo-païens. (Ces doctrines ésotériques ou occultistes n'avaient d'ailleurs guère de rapport avec la religion des Grecs, mais bien plutôt avec le romantisme et le pangermanisme du XIXème siècle. "Les néopaïens d'aujourd'hui n'ont pas grand-chose à voir avec les païens antiques […] , ils sont seulement postchrétiens et en général totalement ignorants des cultures païennes, à commencer par celles de l'Antiquité." Camille Tarot, historien catholique des religions).

Hitler et ses épigones étaient pour la plupart chrétiens : d'origine, d'éducation, d'appartenance. Hitler non seulement s'afficha toujours comme chrétien (par exemple son discours à Munich du 12.4.1022.), mais il revendiqua le christianisme comme base de la morale allemande (par exemple dans son discours à la nation allemande du 1.2.1933). Le programme officiel du NSDP(1920) stipulait que "le parti en tant que tel défend le point de vue d'un christianisme positif, sans se lier à une confession précise." Hitler alla jusqu'à s'afficher en parrain de la fille de Göring à son baptême à l'Eglise.

Les racines de l'antisémitisme européen des XIX et XXèmes siècles étaient bien antérieures au XIXème siècle, et chrétiennes : les persécutions contre les Juifs, ce n'est ni Hitler, ni les théories racistes du XIXème siècle qui les ont inventées, mais bien l'Eglise depuis ses origines, à partir de la notion de "peuple déicide" issue des Evangiles, voire de certains écrits de Paul (cf. par exemple I Thess.2,14-15) ou de certains passages des Evangiles (Lc 15, Mt 20,1-16, Lc 16,1-8, Mt 21,33-46, Mt 22 1-14). L'élection du Juif en stéréotype de l'ennemi social fut inventée par l'Eglise de la Réforme grégorienne (cf. The formation of a Persecuting Society, Authority and Deviance in Western Europe, 950-1250, R. I. Moore, John Wiley & Sons, 2007) . Hitler reprendra contre les Juifs le terme même du Concile de Trente contre tous les hérétiques : l'extirpation (Ausschrottung) [1]. Au fil des siècles des motifs supplémentaires comme l'argent, le nationalisme, le racisme[2], vinrent alimenter l'antisémitisme originel chrétien, sans lequel ils n'auraient conduit qu'à des haines sociales ordinaires, dispersées. Les massacres de Juifs et la ghettoïsation sont répertoriés en Allemagne dès la Ière Croisade.[3] Les nazis eux-mêmes se réclamèrent de Adversus Judaeos de Jean Chrysostome (IVème siècle) et de Des Juifs et leurs mensonges de Martin Luther (1543) .

Ce n'est pas l'habillage pseudo-scientifique des théories raciales du XIXème qui explique pourquoi "la race juive" fut considérée comme inférieure, usurière, traitresse, mais la stigmatisation chrétienne du Juif[4].

C'est d'ailleurs en dehors d'Allemagne et de son soi-disant néo-paganisme que la plupart des théories antisémites émergèrent au XIXème siècle, et c'est par la revue jésuite La Civiltà Cattolica qu'elles furent diffusées dans toute l'Europe [5]. En Allemagne un pasteur, Adolf Stöcker, fondateur du Parti ouvrier chrétien-social, eut un rôle moteur dans la reprise de l'antisémitisme à la fin du XIXème siècle. "Les préjugés religieux [chrétiens] revêtaient une importance capitale car ils fournissaient l'explication philosophique de l'antisémitisme avant l'introduction des théories raciales « scientifiques  ». Avec le mouvement völkisch [...] cet antisémitisme religieux connut une recrudescence [...] Il demeura un élément indispensable du racisme." (George L. Mosse) "Soutenir qu'il n'y aurait absolument pas eu de continuité dans l'antisémitisme est encore moins tolérable que de poser sa permanence comme un absolu." (Nationalismus, Antisemitismus und die deutsche Geschichtsschreibung, Shulamit Volkov)

Pendant le nazisme le Vatican fut mobilisé par une cause à ses yeux infiniment plus importante que l'antisémitisme : le communisme athée, contre lequel  le régime hitlérien lui apparut comme le complice le plus efficace, complicité attestée par des acteurs comme von Papen, le cardinal Bertram, l’évêque Alois Hudal, et par des actes comme l'appui du Zentrum de von Papen à la prise de pouvoir d'Hitler, le Concordat et le serment de fidélité du clergé à Hitler, les lettres pastorales des évêques allemands, les réseaux d'exfiltration nazis (les "ratlines").

Himmler, Rosenberg, Bormann apparaissent aujourd'hui comme des comparses utiles pour accréditer la thèse d'une origine païenne à l'antisémitisme nazi. Les dieux grecs en seraient les premiers surpris ! Cette tentative de l'Eglise de renvoyer la responsabilité de l'antisémitisme sur le "paganisme" rejoint d'ailleurs la condamnation du polythéisme depuis les Pères de l'Eglise comme foyer de toutes les débauches.


[1] Le nazisme entendait construire une race pure, et à cette fin extirper l'impur (d'après Nazisme et Barbarie, Lionel Richard). On peut ajouter que la loi nazie interdisant les mariages mixtes (première loi de Nürnberg) est à rapprocher de Exode 34,16 Cf. aussi Le Couple interdit : entretiens sur le racisme : la dialectique de l'altérité socioculturelle et la sexualité : actes du colloque tenu en mai 1977 au Centre culturel international de Cerisy-la-Salle, Léon Poliakov, Mouton, 1980.

[2] La confusion entre antijudaïsme religieux et antisémitisme raciste a été alimentée par la confusion entre linguistique et biologie (de Gobineau, Marr, etc.), ainsi que par la l'identification par Fichte entre nation et langue allemandes. Cf. Encyclopaedia universalis, L’antisémitisme, 1er juin 2005.

A noter qu'Hitler n'était pas dupe de l'habillage racial de l'antisémitisme : " Nous parlons de race juive par commodité de langage, car il n’y a pas à proprement parler, et du point de vue de la génétique, de race juive […] La race juive est avant tout une race mentale." Citation rapportée par P.-A. Taguieff, La Force du préjugé.

[3] Comme historiens affirmant l'origine chrétienne de l'antisémitisme nazi on peut citer, outre Jules Isaac et Lionel Richard, la sioniste Lucy Dawidowicz (The War Against the Jews, 1933-1945, Bantam edition, 1986), et le catholique José M. Sánchez (Pius XII and the Holocaust ; Understanding the Controversy, Washington, D.C : Catholic University of American Press, 2002),

[4] George L. Mosse, op. cit., p 158, confirme d'ailleurs : "La pensée raciale vint au secours de l'antisémitisme religieux."

[5] Cette revue publia en particulier de 1890 à 1937 une série d'articles sur la question juive rédigés par des auteurs antisémites notoires, dont Léon de Poncins, Gougenot des Mousseaux, et Édouard Drumont dénommé « le pape de l’antisémitisme ». Dès 1898, cette revue dénonça le Premier congrès sioniste comme étant un « complot sioniste mondial ». Cf. aussi Les dilemmes et les silences de Pie XII : Vatican, Seconde guerre mondiale et Shoah, Giovanni Miccoli, Editions Complexe, 2005.


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