Sous la direction de Jean-François Marmion, Psychologie de la connerie

par Robin Guilloux
lundi 9 mars 2020

Sous la direction de Jean-François Marmion, Psychologie de la connerie vue par Jean-Claude Carrière, Boris Cyrulnik, Antonio Damasio, Howard Gardner, Alison Gopnik, Daniel Kahneman, Tobie Nathan, Emmanuelle Piquet, etc. Edition 2020 enrichie de quatre textes inédits, Le Livre de Poche, Sciences humaines, 2018

Quatrième de couverture :

"Un monde sans cons est-il possible ?

La connerie chacun la connaît : nous la supportons tous au quotidien. C'est un fardeau. Et pourtant les psychologues, spécialistes du comportement humain, n'ont jamais essayé de la définir.

Mieux la comprendre pour mieux la combattre, tel est l'objectif de ce livre, même si nous sommes vaincus d'avance.

Des psys de tous les pays, mais aussi des philosophes, sociologues et écrivains, nous livrent ici leur vision de la connerie humaine. Et c'est une première mondiale, profitez-en !

Le regard d'Edgar Morin :

"Le mot "con" mérite de considérer au préalable son caractère machiste : la sublime ouverture du sexe féminin est ravalée à un organe stupide. On ne dit pas : "c'est une pinnerie"...

C'est Jacques Prévert, il y a 67 ans, qui m'avait obligé à considérer le mot. Je lui disais : "J'aime les films cons", et il m'a repris avec irritation : "Con est un très beau mot, un des plus beaux mots qui soient."

Ça ne m'a pas empêché de dire de temps à autres "Quelle connerie" ; mais je dis désormais très rarement : "C'est con", et je m'empêche de dire : "C'est un con" comme je me suis refusé de dire, dans un environnement où on en abusait du mot "salaud", "C'est un salaud".

Cela dit, le mot "connerie" a dérivé loin de ses racines physiologiques et il a plus de force que le mot "bêtise" ou "stupidité". Mais aussi sa généralisation lui enlève toute pertinence. Juger de la connerie des autres supposerait qu'on est soi-même dénué de toute connerie. Donc, son usage doit inciter à l'auto-examen préalable. Et à se demander s'il n'est pas trop con d'employer le mot "connerie". Mot donc à employer avec extrême prudence. Et pourtant, il comble un vide de notre vocabulaire, puisque "bêtise" ou "stupidité" ne sont ni synonymes ni équivalents, car "connerie" unit erreur, bêtise et assurance.

Pour ma part je conçois en couple antithétique inséparable Homo sapiens et Homo demens  : folie, délire, égarement, hybris, mais il manque le mot non machiste qui prendrait la place de "connerie". C'est vraiment con." (Edgar Morin)

Citations :

"Ce que disent les cons ? Ils ne le savent pas eux-mêmes, c'est leur sauvegarde. La parole du con, sans être libérée du sens, ne s'astreint pas à l'exactitude. Crécelle à vocation phatique, destinée à repousser le silence dans les coins. Le con (...) s'accroche aux lieux communs comme un trapéziste saoul à son filin. Il agrippe la main courante des phrases toutes faites et ne lâche plus." (Georges Picard, cité par Edgar Moreau "Le langage de la connerie", p.209)

"Il vaut mieux mobiliser son intelligence sur des conneries que mobiliser sa connerie sur des choses intelligentes." (Devise Shadok, p.295)

"Les nuisances que produit la connerie sont infinies."(p.329)

"il n'existe que deux choses infinies : l'univers et la bêtise humaine...mais pour l'univers, je n'ai pas de certitude absolue." (Albert Einstein, p.444)

"La stupidité fait partie des dons de Dieu, mais il ne faut pas en abuser." (Karol Wojtyla)

"la connerie est le bruit de fond de la sagesse." (Tobie Nathan)

Mon avis sur le livre :

Le titre est un peu trompeur dans la mesure où ce livre parle effectivement de la "connerie", mais aussi, et fort intelligemment, de tout autre chose comme les "biais cognitifs" qui piègent même les gens les plus intelligents ou qui ont la vanité de se croire tels (j'ai fait le test de la suite 2-4-6 et de l'avocat et de l'ingénieur et je suis tombé dans le panneau !) et les fonctionnement respectifs du système lent et du système rapide, le premier étant défini comme "une machine à nous raconter des histoires" et à simplifier la complexité, réactive, mais sujette à l'erreur, le second moins sujet à l'erreur, mais plus lent et moins efficace.

On ne devrait pas se croire immunisé contre la connerie car il arrive même aux gens intelligents de penser, de parler et d'agir connement (Brigitte Axelrad analyse les cas de Jimmy Carter, de Steve Job et, ce qui est plutôt rassurant pour les intelligences moyennes, d'Albert Einstein, qualifié de "myope émotionnel").

Mais Einstein n'a-t-il pas affirmé que le génie pourrait se confronter à des limites, mais que la stupidité humaine ne connaissait pas un tel handicap ? (p.446)

N'importe qui, ajoute Brigitte Axelrad, peut se laisser influencer par des croyances dangereuses et tomber dans l'obscurantisme car ce qui fait la force des croyances irrationnelles est leur tendances à s'accorder à nos attentes intuitives et à notre besoin de trouver coûte que coûte du sens à notre vie.

Ceci dit, comme le fait remarquer Michel Audiard, on est toujours le con de quelqu'un d'autre.

Mais si la connerie nous exaspère, nous fait souffrir et nous laisse souvent sans voix (on ne sait jamais quoi répondre à un con, sachant que, de toutes façons, ça ne servira à rien), il faut avouer qu'elle est un sujet d'étude sociologique, psychologique, philosophique et littéraire inépuisable (470 pages pour ce seul livre) et un puissant stimulant pour la réflexion. Gustave Flaubert, selon qui "la bêtise consiste à vouloir conclure", a écrit deux livres sur le sujet qui sont considérés comme ses meilleurs : Bouvard et Pécuchet et le Dictionnaire des idées reçues

C'est pourquoi il serait équitable de témoigner sa reconnaissance, au moins dans son for intérieur, à ceux que l'on juge ou que l'on a jugé cons (connes), mais d'une connerie involontairement stimulante.

Si vous lisez ce livre et que vous n'êtes pas trop con (ne), vous apprendrez (si vous ne le savez pas) d'où vient le mot "con". On vous expliquera la différence entre la connerie et le manque d'attention, en quoi le con excelle à croire des choses aberrantes et/ou à vous expliquer votre boulot (par exemple le célibataire qui vous apprend comment élever votre enfant), ou pourquoi il vous dit "Comment ça va ?" quand vous pleurez...

Vous y apprendrez aussi que non, décidément, les ordinateurs ne sont pas plus intelligents que nous, plutôt moins et plutôt pas du tout et que la connerie collective l'emporte sur la réflexion individuelle...

On vous expliquera pourquoi des gens extrêmement cultivés et intelligents peuvent se révéler les pires des connards (l'intelligence n'est pas complète sans l'esprit critique) et répondront à un certain nombre de questions que vous vous êtes sans doute posées : un connard qui prend conscience de sa connerie est-il encore un connard ? Peut-on trouver des connards chez les enfants ? Combien d'adultes peut-on considérer comme des connards ? (un sur dix, un sur cinq, un sur deux ?)... Peut-on peut faire quelque chose pour les connards ? Sont-ils plus heureux que la moyenne... Donald Trump est-il un gros malin, un vulgaire connard inoffensif ou un dangereux "uber connard"  ?

On vous expliquera aussi les différentes façons de réfléchir n'importe comment : l'heuristique de représentativité (les idées toutes faites), l'heuristique d'ajustement (on ajuste une information sur l'information précédente, même si les deux n'ont aucun rapport), l'heuristique de disponibilité (c'est le plus bruyant qui a raison), l'aversion à la perte (l'idée de perdre 100 euros nous émeut deux fois plus celle de les gagner), le biais de cadrage (la formulation modifie notre jugement), le biais de confirmation (nous retenons ce qui confirme notre vision du monde), le biais rétrospectif (quand on s'imagine avoir prévu un événement), le biais d'autorité ou "l'effet blouse blanche" (devant un "expert", on a tendance à se faire tout petit), le biais de complaisance (si j'ai réussi, c'est grâce à mes mérites, si j'ai échoué, c'est de la faute des autres), l'illusion de causalité ou corrélation illusoire (ce n'est pas parce que deux événements sont simultanés qu'ils sont liés) et l'effet de halo (on a tendance à croire que les gens qui ont un physique agréable ont toutes les qualités morales et intellectuelles)

Je n'ai pas été trop ravi d'apprendre (mais je m'en doutais un peu) que nous avions deux cerveau "politiques" : un cerveau de gauche et un cerveau de droite, ce qui pourrait expliquer pourquoi les révolutions sont systématiquement récupérées par des gens de droite qui se disent de gauche et pourquoi on peut se coucher de gauche et se réveiller de droite (ou inversement) ou pourquoi il nous arrive de penser "en même temps" que les uns ont raison, mais que les autres n'ont pas tout à fait tort.

Le chapitre "Pourquoi nous trouvons du sens au coïncidences ?" tente d'expliquer pourquoi nous avons tendance à mettre du sens là où il n'y en a pas : penser que c'est un signe du destin de survivre à trois naufrages, dont celui du Titanic, trouver beaucoup de nombres 11 en décryptant les événements du 11 septembre, trouver n'importe quelle prédiction dans n'importe quel livre... Il aborde par ailleurs la question des rêves prémonitoires, des prédictions des voyants, des coïncidences de dates (la psychogénéalogie) et des synchronicités (Jung).

"Il n'y a rien de plus fréquent ni de plus sérieux que la connerie", affirme Boris Cyrulnik. qui s'attaque avec humour dans un chapitre qui ne plaira pas à tout le monde aux jongleries verbales des"psylacanistes" et au copinage des coteries intellectuelles, nouvelle confirmation que l'intelligence sans esprit critique ne prémunit pas contre la connerie.

Un des chapitres qui m'a le plus intéressé est la contribution de Patrick Moreau qui traite d'une connerie spécifiquement liée au langage. Il donne l'exemple de la "canelangue" (duckspeack) dans 1984 de George Orwell, mais aussi de certaines contributions sur Internet dont la bêtise repose sur l'inconsistance du signifié, le délire autoréférentiel et le refus du sens commun (exemple : une militante vegane qui traite un boucher victime du terrorisme d'assassin).

Patrick Moreau voit dans Internet et dans les réseaux sociaux de puissants auxiliaires de la novlangue contemporaine et de la connerie langagière, en concomitance avec des idéologies comme le féminisme radical, la "deep ecology", le différencialisme, l'antispécisme, la théorie du genre, etc.

Un hyperémotif comme moi est ravi d'apprendre, grâce à Antonio Damasio que "les émotions ne rendent pas toujours stupides", mais aussi que l'époque de la culture globalisée est à la fois la meilleure et la pire pour la connerie et que l'on court le risque de voir les neurosciences mal utilisées par de mauvais praticiens.

Je vous laisse découvrir les autres chapitres du livre sur la personnalité narcissique, la connerie narcissique dans le monde du travail, la répétition des scénarios de vies (scénario piège dans laquelle une personne se débat, sans succès, et qui se répète tout au long de son existence. L'individu reproduit sans cesse la même chose, en espérant des résultats différents), le culte du faux (dire et faire n'importe quoi pour qu'on parle de vous dans les médias), les attrape-couillons, la manipulation sur Internet et dans les médias (prendre les gens pour des cons et les rendre encore plus cons), les réseaux sociaux, vecteurs de bêtise et de méchanceté, Internet, "défaite de l'intelligence", l'augmentation du "bullshit" (être indifférent à la vérité, dire n'importe quoi, s'exprimer sur un sujet que l'on ne connaît pas), les déguisements de la connerie, les nuisances infinies de la connerie, les sottises nationalistes et leurs métamorphoses, le sectarisme religieux, le populisme, le racisme, les théories du complot, les fake news, l'importance exagérée accordée à l'intuition et au "ressenti", le refus des recommandations scientifiques sur les vaccinations et sur le climat, l'ère de la "post-vérité", (circonstances dans lesquelles les faits objectifs ont moins d'influence pour former l'opinion publique que l'appel à l'émotion et aux croyances personnelles), la "bêtise intelligente" que Kant appelle "l'incurable défaut de jugement", la grandiloquence morale, etc.

Mais laissons le mot de la fin à Jean-Claude Carrière : "Nous sommes tous susceptibles d'être bêtes. La pire bêtise est de se croire intelligent".


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