Spirale et triangle : deux modèles de la pensée

par Taverne
mercredi 9 novembre 2016

C'est en se mettant sur pause que le cerveau a créé la conscience. C'est en suspendant le cours du temps, en s'attardant que la conscience s'est développée. Mais aujourd'hui, nous avons oublié cette origine de la pensée et nous nous laissons emporter par le flux des évènements ainsi que par le flux des opinions. Notre réaction immédiate est requise - l'époque n'est plus à la décision patiemment mûrie - l'avis de chacun est sollicité en permanence. La pensée ne trouve plus l'intervalle nécessaire à son épanouissement, cet intervalle si cher à Bergson et qui n'était autre que le cerveau : l'intervalle ou l'écart entre la situation et la réaction est l'intelligence. Notre supériorité sur les choses réside dans le fait que nos actions ne s’enchaînent pas immédiatement avec les excitations reçues. Mais nous sommes pris dans le tumulte incessant des faits, des sollicitations, des injonctions et des opinions.

Il existe, selon ma vision des choses, deux modes de pensée : une pensée en spirale, celles des flux, et une pensée en triangle, celle de la transcendance, de l'abstraction et des idées. Le rythme ternaire est présent dans ces deux types de pensée mais pas de la même façon.

Le Trois est le rythme qui forme la pensée.

La forme spirale et la forme triangle : deux modes de pensées très différents

La pensée en spirale est utile à l'apprentissage. C'est en tournant en rond, autrement dit en répétant encore et toujours les mêmes leçons ou gestes que l'apprenti ou l'étudiant progresse. L'expérience se construit en spirale puisque chaque cercle est une lente - mais sûre - progression qui opère par un petit décalage au cours de chaqué révolution, permettant, au tour suivant, d'éviter de tourner en rond dans un cercle fermé : la spirale est progression.

Mais, il est des cas où la spirale n'est que la suite de nos opinions qui s'enchaînent, une spirale alors qui ne nous apporte pas de connaissance, juste une adaptation, une adaptation peu réfléchie, calquée sur l'opinion générale ou sur les opinions des personnes que nous estimons, ou bien ce sont des opinions que nous prenons par contrepied à celles des personnes que nous n'aimons pas. La pensée en spirale est constructive et nécessaire pour l'apprentissage, elle est aussi terrain d'opinions tirées du mouvement et de l'agitation, et de nos réactions.

La spirale de l'apprentissage est comme la vis sans fin. Quant au temps, cette ressource si précisues à l'étude et à l'apprentissage, il est comme un escalier à vis sans fin qui emporte les instants présents dans le passé. Deux spirales, deux utilités indéniables.

Pour Bergson, le présent se constitue comme passé en même temps qu’il se donne comme présent. Comme il ne peut pas se constituer comme passé une fois qu’il est passé, il faut nécessairement qu’il se constitue comme passé dans le présent même. Ainsi, à chaque instant, le présent se dédouble en présent qu’il est, et passé qu’il a été. En d’autres termes, il y a un souvenir du présent, qui est déjà là. Cette comception bergsonienne se rapproche assez, je pense, de mon idée d'escalier à vis sans fin. L'instant présent est transformé dans le moment même en partie en passé et descend d'une marche dans l'escalier en spirale de nos souvenirs.

Il existe une autre forme de pensée : la pensée en triangle. Alors que la pensée-spirale est liée au temps et à la mémoire, la pensée-triangle est pure pensée, pure idée. Loin du tumulte des opinions et des pseudo évènements véhiculées par l'information permanente qui nous abreuve le plus souvent inutilement, cette forme de pensée sait se mettre sur pause, s'attarder, pour prendre du recul et de la hauteur et, surtout, pour donner laisser libre cours à l'intuition, voire à l'imagination. Il n'y a plus dès lors ce flux qui nous entraîne d'opinion en opinion, d'information en information, de réaction en réaction, cette spirale où les instants s'emboîtent trop vite pour nous permettre de penser.

Les idées sont des phares, les opinions de simples balises

Les opinions que nous nous forgeons ou plutôt que nous croyons nous forger, car la plupart sont empruntées à d'autres gens, servent à nous guider dans notre quotidien. Elles assurent notre pas, établissent une certaine confiance sans laquelle nous n'oserions ni bouger ni parler. Ces balises sont donc vitales. Mais nous avons tendance à en abuser. Pourquoi lisons-nous le journal ? Pourquoi allumons-nous le poste à l'heure du JT ? Pour être informé répondons-nous naïvement. Mais non ! Pour conforter nos opinions ! L'information n'est que prétexte. Ce que nous recherchons dans ces moments ce sont de nouvelles balises pour conforter nos points de vue et nous redonner confiance en nous-mêmes. Cette tendance se vérifie dans la pratique des micro-trottoirs qui consiste à demander les opinions de personnes la plupart peu éclairées sur le sujet évoqué. Pourquoi cet intérêt pour les sondages ? Même réponse. Plus récemment, les questions par internet et les tweets qui défilent en bas des écrans remplissent la même fonction. Il s'agit, dans notre société, de flatter les avis et les opinions. L'une des raisons étant, bien sûr, que le citoyen aura à exprimer son opinion dans les urnes aux échéances fixées. Car, en effet, le citoyen ne vote plus en s'aidant des idées, il vote selon ses opinions, d'où le populisme grandissant qui fait appel à l'émotion et aux sentiments primaires. Car le citoyen ne creuse plus les questions, ne compare plus les arguments (tout juste un ou deux pour asseoir plus sûrement son opinion ou par acuit de conscience) : il réagit, exprime ses affects (sa peur, sa colère, sa haine, son admiration) ! Spirale des émotions et des opinions.

Existe-t-il un moyen de sortir de cette spirale superficielle ? Oui, la pensée !

Pour que se forme la pensée, il faut s'extraire des schémas qui ous engluent dans cette spirale de réactions irréfléchies. Pour cela, il nous faut comprendre ce qui crée les opinions :

1ère loi : le schéma : INFORMATION ==> REACTION ==>  OPINION

Les informations sont les données qui nous parviennent d'une situation donnée. Les médias s'arrangent toujours pour que ces informations soient captivantes, c'est dans leur intérêt, pour conserver et attirer lecteurs ou téléspectateurs. A cette fin, ils stimulent nos réactions par l'émotion. "Le poids des images, le choc des photos" ou encore "une image vaut mille mots" sont des slogans qui en disent long sur cette manière de faire.

2ème loi : le schéma SITUATION ==> REACTION ==> OPINION

Ici c'est notre situation sociale, notre situation du moment, nos humeurs, et tout un tas d'autres facteurs rattachés à notre situation présente et à notre statut, qui nous dictent nos opinions, le plus souvent de façon inconsciente. Ce sont aussi nos intérêts du moment qui nous imposent leur diktat. Nous savons ce que nous pensons après avoir agi, et non l'inverse.

2ème loi : les questions "que va-t-on penser de moi ? et "à qui je veux plaire ?" sont deux autres mécanismes d'orientation de nos opinions. Ainsi, nous ne formerons pas les mêmes opinions selon que nous serons seul ou en groupe. Parce que nous sommes ainsi faits que nous sommes sans cesse en quête de reconnaissance et d'approbation. S'il faut, pour gagner l'approbation des personnes qui comptent pour nous, adapter quelque peu nos opinions, voire les renverser, nous le faisons ! Et plus nous avons l'estime des autres, plus nous pouvons exprimer nos opinions en toute confiance. Pouvoir donner son opinion, c'est le signe que l'on compte quelqu'un. C'est pourquoi, on voit des personnages en mal d'estime des autres, dans les séries TV, se murer dans le silence tandis que chacun donne facilement son avis, puis riquer un "pour ce que cela vaut, je pense que..." Ce test permet à l'orateur de mesurer les niveaux d'estime qu'il rencontre chez les autres car ceux-ci ne manqueront pas de réagir. Le personnage qui a risqué cette interrogation espère évidemment trouver un peu d'approbation en rapport avec les efforts qu'il a accomplis pour racheter sa mauvaise conduite. Il désire plus que tout retrouver sa place dans le monde moderne, ce monde où l'on échange sans cesse des opinions. Hors de ce monde, l'individu ne semble pas trouver de salut.

Le rapport de vérité

La vérité n'est pas une chose qui existe dans les choses et dans la nature. La vérité est dans le rapport de notre esprit aux choses.

En conséquence, elle n'est pas dans les choses et les concepts mais dans notre rapport aux choses et aux concepts. Le premier rapport est la qualification même des choses : quand on leur attribue la qualité de "choses vraies", c'est bien d'un rapport que naît cette vérité. Sinon, la vérité est dans l'essence des choses mais cette essence nous est inaccessible. A défaut d'accès à l'essence des choses, c'est par le rapport de l'esprit aux choses que se fonde ce que nous appelons la vérité.

Si nous voulons la vérité, il ne sert à rien de nous nous interroger vainement sur l'essence de la chose : il faut regarder les rapports, mais aussi (ce qui est différent) les liens et les relations. Autre source de vérité : la vie elle-même. L'expérience du bonheur est toujours vraie, les émotions que nous ressentons sont toujours vraies. Même dans les cas où ce bonheur, ces émotions, résultent de situations fausses ou mensongère, le vécu, lui, ne ment pas, c'est notre vérité éternelle, une vérité issue du rapport à nous-même et une connaissance directe et immédiate puisque intérieure. De la même façon, on peut affirmer que notre corps ne nous ment pas.

Mais sous d'autres rapports qu'avec nous-mêmes, des idées, des perceptions, pourront revêtir d'autres vérités, puisque les vérités sont dans les rapports. La vérité de l'amour est dans le rapport amoureux, dans le lien charnel et dans le lien des sentiments. Et cela vaut comme une règle universelle : les vérités sont dans les liens, les relations et les rapports, jamais dans les choses elles-mêmes insaissables dans leur essence. "Pierre et plus grand que Paul" est vrai sous le rapport de grandeur (dimensions), une valeur est vraie en relation avec le sytème qui l'inclut (une religion, par exemple), ce qui se vérifie dans la relation d'appartenance. Une énonciation sera vraie "en tant que", par exemple en tant qu'opinion, mais pas en tant que règle générale. C'est le lien avec la qualité "opinion" qui la rend vraie. Mais son rapport avec l'universel l'exclut des vérités absolues ou scientifiques. Une chose sera déclarée vraie aussi dans une relation d'exactitude : c'est le cas pour les résultats (de calculs, de recherches, de causalité, etc.).

Le Trois donne le rythme et la forme de la pensée. Dans le cas de la pensée-spirale, les deux schémas de formation de l'opinion en trois temps le montrent. Pour la pensée-triangle, je distinguerai deux cas : le cas ci-dessus explicité qui se manifeste par l'intervention d'un troisième terme entre deux choses, ce troisième terme étant le lien, la relation, le rapport. Le second cas est l'intervention, non plus d'un troisième terme, mais de la conscience, de la pensée pure, de la transcendance, de l'intuition, du "coup de génie"...

La différence importante entre le lien et le rapport, c'est que le lien unit deux choses proches dont le destin ou l'origine sont liés, interdépendants, comme le lien entre les maillons d'une chaîne. Exemples de liens : les liens du sang, les instants qui se succèdent. Le rapport, lui, effectue un rapprochement intellectuel entre deux choses pas forcément proches et liées. Quand je dis que la vérité n'est pas dans les choses mais dans les liens, je peux donner l'exemple du lien affectif très fort qui est vrai, parce que vécu comme vrai dans ce lien. Quant au rapport, l'opinion peut être jugée vraie dans son rapport à un point de vue donné, c'est l'opinion. C'est ainsi que le perspectivisme a pu considérer qu'il existe autant de vérité qu'il existe de points de vue. Cela est vrai d'une certaine manière : la chose est vraie dans son rapport à tel point de vue : vérité dans le rapport, pas de vérité dans l'opinion elle-même. Autre forme de rapport : le rapport à la réalité. Et ici, je citerai Platon et son allégorie de la caverne, par laquelle il dit que les vérités vécues comme telles par les gens qui sont au fond de la grotte, sont fausses dans leur rapport avec la réalité. La vérité émerge ici dans le rapport illusion-réalité. C'est une idée très grecque que la vérité se révèle par dissipation de l'illusion.

Le rythme ternaire fondateur de la pensée existe dans la pensée-spirale autant que dans la pensée-triangle mais dans ce second cas, le troisième terme est détaché du temps et du mouvement ; il est abstrait (mesure de dimension...), conceptuel (le triangle...), intellectuel (la thèse-antithèse-synthèse, la dialectique hégélienne...), spirituel (la Sainte Trinité...). Les enchaînements temporels ou réactifs forment les opinions, les rapports forment les idées. c'est pour cela que j'appelle les opinions des "balises" et les idées des "phares". Les idées étant d'une portée éclairante bien plus grande que les opinions.


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