STAY-BEHIND, Les réseaux secrets de la Guerre froide

par Desmaretz Gérard
mercredi 1er juin 2016

Je vois passer tant d'inepties à propos du réseau Stay-Behind qu'un rectificatif me semble nécessaire. Le credo de ces auteurs ? « Je ne sais rien mais je vais tout vous dire », l'opposé d'une des clauses d'engagement à Stay-behind : « Je déclare ne jamais discuter de telles informations ou de documentation en dehors d'une zone sûre, ni avec des personnes qui ne sont pas autorisées à recevoir ces informations, même après ma retraite ou mon départ au service de mon pays, à moins d'être libéré de cette obligation par une notification spécifique, indubitablement officielle. »

Il est vital pour tout envahisseur militaire que l’administration et les différents Ministères fonctionnent normalement et à leur profit, d’où l'impérieuse nécessité à préparer en temps de paix des citoyens capables à faire la différence entre un pouvoir légal et légitime d'un pouvoir de fait. En cas d'attaque soviétique en Europe occidentale, le réseau Stay-Behind devait exfiltrer des membres du gouvernement et participer à la lutte clandestine afin de contribuer à restaurer la souveraineté nationale des États-nations démocratiques. Pour éviter une infiltration adverse du dispositif, ce projet prévoyait que les réseaux devaient être totalement indépendants des structures militaires des pays alliés membres de l’OTAN, ainsi que des pays européens pro-occidentaux comme, l’Autriche et la confédération helvétique. L'efficacité du dispositif qui couvrait une douzaine de pays reposait sur : le secret, l'état de préparation, la réactivité de l'organisation de résistance.

Ces réseaux clandestins ont été mis sur pied dès la fin des années quarante pour s'opposer à une attaque ou à une occupation de l'Europe occidentale par les armées du pacte de Varsovie. Ce dispositif de défense longtemps imputé à l'OTAN, à tort, étendait ses ramifications dans une douzaine de pays d'Europe d'occidentale. Son arborescence reposait sur le principe de cellules prêtes à entrer en action le moment venu. La révélation au grand public du réseau Stay Behind proviendra de sa branche italienne Gladio. Ce pays était durant la guerre froide, après Berlin, le pays où l’on pouvait compter le plus grand nombre d’espions. Rien que pour la ville de Rome, leur nombre était évalué à 60 000 agents représentant plus de 40 services secrets !

Quelques rares chercheurs ont écrit sur les réseaux (parler d'un réseau serait plus exact) Stay Behind entretenant la confusion avec le « Gladio » (glaive), sa branche italienne. Dans les faits on pourrait parler de l'exception italienne tant elle ne reflète pas la réalité de l'ensemble de ces réseaux (Aucun parti communiste européen a connu l'évolution de l'idéologie communiste comme l'a connue l'Italie. Les années de la guerre froide ont vu l'émergence et la radicalisation d'une centaine d'organisations dissidentes violentes). Force est de reconnaître que certaines de ces « études » sont partiales. En filigrane, la théorie avancée révèle immanquablement l’appartenance politique de leur auteur. Certains du haut de leurs certitudes rattachent le terrorisme d’extrême droite aux réseaux Stay Behind, et l'activisme de groupuscules « prolétariens » à une manipulation de la CIA dans le cadre d’une « stratégie de la tension », théorie qui n’a jamais été établie et sur laquelle ne je souhaite pas m'étendre. De placer ensuite toutes les cellules des réseaux SB européens sur la sellette pour les accuser d’avoir accompli des attentats en Belgique, Espagne, Italie, France, République Fédérale Allemande, Suède, au profit de la CIA, il y a loin de la coupe aux lèvres. Se rattacher à un service de renseignement de la part de droits communs était une technique de défense courante dans les années soixante-dix et quatre-vingt. Les prévenus pensaient à tort ou à raison, s'attirer la mansuétude des juges ou pouvoir bénéficier du régime carcéral plus souple réservé aux « politiques ».

Certains auteurs construisent la « réalité » qu'ils prétendent décrire ! Ce sont des romanciers de la même veine que ceux qui ont rattaché le rocambolesque Albert Spaggiari et le « casse" de Nice (16 juillet 1976) aux réseaux Stay-Behind. Ont-ils puisé leur inspiration en regardant le film Les Égouts du paradis de José Giovanni ? Selon les enquêteurs, aucun lien avec les réseaux S-B ! D'autre part, est-ce un hasard si certains de ces auteurs sont proches de la mouvance qui affirme sans relâche que l'attentat contre le Pentagone en septembre 2001 n'a jamais existé ? Pourquoi ne pas avancer que l'attentat de Londres et celui de Madrid sont l'œuvre des services secrets occidentaux !

En ce qui concerne les « fraternités » de droite comme celles de gauche, il y a de nombreuses « chapelles » dont l'obédience contribue à brouiller la grille de lecture des personnes non familiarisées avec ces milieux. Tous ces partis, groupuscules, sont infiltrés par des services nationaux et étrangers. Cela en signifie-t-il pour autant manipulation ou s'agit-il d'une surveillance préventive ? Qu’il y ait eu des accointances idéologiques cela est certain (le contraire serait surprenant, voire suspect), mais recruter une personne déjà connue des services aurait contrevenu aux règles de la clandestinité les plus élémentaires. Une des premières actions des armées du pacte de Varsovie aurait été de s’emparer des archives des différents services pour y découvrir les « ennemis du peuple ».

Peu de nationalistes européens auraient été prêts à s’engager inconditionnellement sous « the Stars and Stripes  » des États-Unis. On peut être patriote, opposé au communisme, voire pro-atlantiste, mais vouloir conserver une indépendance opérationnelle. Est-il par ailleurs imaginable qu’un État abandonne sa souveraineté au profit d’une entité étasunienne, qu’une simple phrase codée ait permis l’activation du dispositif étendu à toute l’Europe ? Personnellement j’en doute. Ces auteurs se livrent à la désinformation (Lénine parlait d'idiots utiles) et ils sont l’esclave de leurs chimères. Le tropisme romantique des luttes révolutionnaires est loin d'avoir disparu.

Bien qu’il existe un certain décalage entre les attentes du public et la réalité, la démarche de certains auteurs suffit à faire illusion. Peu importe la plausibilité des faits et celle des hypothèses avancées, et encore moins leur véracité. L’important est que cela sonne vrai, et ensuite de s’appuyer sur l’imaginaire des lecteurs, sans oublier de jouer sur les affects du cœur de cible comme disent les publicistes. On préfère parfois le « bidonnage », écrire des erreurs plutôt que des faits vérifiés. Sans forcement être déshonnête, l’auteur brosse son tableau. Abuse-t-on le lecteur ou s’abuse-t-on soi même ? Ce sont forcement les deux qui sont abusés. Une série de questions sans apporter une seule réponse, en ne laissant planer que des suppositions ne peut que laisser le lecteur sur sa faim. Si la liberté d’expression reste un des piliers de toute démocratie, la propagation de thèses non étayées en reste la contre-partie. En tout cas la vérité n’y gagne rien.

On attend d’un auteur la vérité, du moins ce qu’il en connaît, et qu’il fasse preuve de discernement. A décharge, des informations qui remontent à plusieurs décennies sont difficiles voire impossibles à vérifier. Faut-il alors renoncer à écrire ? Certes non, mais des précautions s’imposent. Pour appréhender les faits, les indices, les liens, cela contraint à faire des choix parfois difficiles afin de ne retenir que les faits les plus importants. Procéder à des choix c’est exclure, c’est procéder à un tri, donc à une mise en scène qui vise déjà à une représentation de la réalité, mais non de la réalité. On pourrait citer l'exemple du peintre Magritte demandant à un amateur d'art ce qu'il voyait sur la toile, et ce dernier de lui répondre : « Je vois une pipe » et le peintre de lui rétorquer : « Non ! vous voyez la représentation d'une pipe. » Devant certains choix, il faut savoir se montrer extrêmement prudent, mais à l’inverse, il faut aussi parfois éviter de rechercher une vérité unique et absolue pour avaliser ou infirmer l’hypothèse avancée.

Les faits sont précis et connus, mais rien ne garantit qu'ils soient incontestables. Quand un événement sort de l'ordinaire, le réflexe premier est d'opérer à des rapprochements avec des événements antérieurs et de s'interroger sur la survenance d'un événement similaire, ensuite et par analogie, on peut induire une opinion, mais l'hypothèse peut être ou ne pas être. En tricotant quelques mailles de vérité à l’endroit et une maille d’affabulation à l’envers, rien de plus facile que d’aboutir à un habillage de persuasion. Le subterfuge est ensuite renforcé par l’auto-enclavement de certains détails qui vont contribuer à rendre l’hypothèse auto-validante. Nous sommes alors proches de la propagation de fausses nouvelles ou de rumeurs, à la fois venin et fiel de la société de communication. Vouloir reconstituer l’histoire d’une lutte à laquelle on n'a pas soi même participé a ses limites.

Dans tout travail de reconstitution, l’absence de certitudes absolues oblige à s’appuyer sur des témoignages qui à défaut de faire toute la lumière, ont le principal mérite d’émettre des hypothèses plausibles, ce qui ne veut pas dire probables. Dans l’affaire dite « Gladio », la vérité reste compliquée, contradictoire. Si l’hypothèse qu'avancent certains auteurs était fondée nous serions en présence d’une forme de terrorisme d'État ! Je me défie de toute hallucination collective, comme un naufragé qui crie Terre ! Terre ! et les autres de faire chorus. Voilà la toile de fond d’une enquête déjà viciée à la base. Qui manipule qui ? Le rat qui adopte le comportement attendu par le chercheur qui l'a « plongé » dans une situation donnée, ou le chercheur qui veut faire démonstration d’une hypothèse ? Le champ de pouvoir de chacun des interlocuteurs va orienter toute l’information dite et non dite.

Certaines des « informations » délivrées semblent découler parfois d’une stratégie manipulatoire de laquelle des propos dénués de toute sincérité ne sont pas à exclure. L’information donnée gracieusement est toujours entachée de suspicion. A qui est-elle utile et pourquoi a-t-elle été délivrée ? Nous sommes là face à une règle cardinale. Des réserves s’imposent d’autant plus qu’il nous apparait que nous sommes confrontés à des informations peu ou prou formatées. Ceci vaut pour les propriétés structurelles ( formatage social) ainsi que pour les propriétés conjoncturelles. Premier principe, ne jamais se satisfaire d’un élément partiel ou isolé de son contexte. Force est de souligner qu’à la lecture de certains textes, des détails marquent la raison pour ensuite l’orienter dans une direction de laquelle elle sera bien difficile de s’écarter. La conviction une fois induite s’auto-nourrit. Tout vient la renforcer. Une fois engagé dans une lecture « dirigée », le lecteur moyen laisse de côté toutes les pistes possibles quitte à négliger les faits qui infirment le reste.

Toute information reste entachée de suspicion tant qu’elle n’a pas été recoupée, positivement ou négativement par des sources n’ayant aucun lien entre-elles, et à condition qu’elles soient ensuite appariées correctement. Il ne saurait être question un seul instant de comparer ce qui n’est pas comparable. S’il suffisait de comptabiliser les points positifs et négatifs pour ensuite en faire le différentiel, il serait simple à établir la vérité. Dans la réalité, les points n’ont pas forcement une valeur identique. On parle de pondération. Des choux restent toujours des choux, mais ils peuvent présenter entre-eux des différences de taille, de masse, de texture, etc. En matière d’analyse et de synthèse des éléments d’information, cela vaut tant pour la corrélation des faits matériels que pour les témoignages recueillis. Dans le cas contraire on se retrouverait dans la situation de quelqu’un qui additionnerait ou soustrairait les numéros des départements afin d’en découvrir un autre ! Chaque fois qu'un auteur délaisse un détail qui ne va pas dans le sens de sa conviction première, il contribue à laisser chez leur lecteur à l’esprit cartésien un goût d’insatisfaction, voire de tromperie.

J'ai raconté dans : « Stay Behind les réseaux secrets de la guerre froide » paru aux éditions Jourdan, ce qu'il m'a été donné de connaitre de cette lutte clandestine dont certaines vérités sont capables d'ébranler bien des certitudes nées de la polarisation des positions, car l'après guerre froide agit encore auprès d'une « élite » intellectuelle comme un conditionnement très puissant. Mais comme disait Platon : « J'aime Socrate, mais j'aime encore mieux la vérité. »


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