Sursaut ou chant du cygne ?

par Paul Arbair
vendredi 16 janvier 2015

Frappée au cœur par le terrorisme, la France s’est levée. Ses citoyens se sont rassemblés en masse pour dire leur refus de la terreur et leur attachement à la liberté. Une mobilisation sans précédent, « pour l’Histoire ». L’Histoire qui devra cependant juger si la communion nationale du 11 janvier 2015 aura constitué le sursaut que tous espèrent aujourd’hui ou bien au contraire le chant du cygne du projet républicain français.

Ce sont presque quatre millions de personnes qui ont manifesté dimanche en France contre le terrorisme, lors de la plus grande mobilisation jamais recensée dans le pays. Tel un seul homme ou presque, le peuple s’est donc levé comme l’y avait invité le président de la République François Hollande. A Paris et en Province, les Français ont voulu montrer avec force leur refus de la peur et leur unité face aux ennemis de la liberté. Une cinquantaine de chefs d'Etat et hauts responsables internationaux avaient fait le déplacement pour manifester leur solidarité face à la barbarie, et des rassemblements ont eu lieu de par le monde en signe de soutien. Ce 11 janvier, une grande partie de la planète Terre était Charlie et même Trafalgar Square à Londres s’est paré de bleu-blanc-rouge.

La France peut à juste titre s’enorgueillir du succès de cette mobilisation et de l’atmosphère de communion et de dignité dans laquelle se sont déroulées les marches à travers le pays. Observateurs et leaders politiques ont d’ailleurs multiplié louanges et félicitations aux citoyens rassemblés et unis pour défendre la liberté et la République. « Quel fierté d’être français », a déclaré le premier ministre Manuel Valls, reflétant sans doute l’opinion d’une grande partie de la population. Ca fait du bien d’être ensemble, et pour une fois ça fait du bien d’être français… Dans un élan d’enthousiasme, certains voient dans cette mobilisation historique une défaite pour les fanatiques, ou à tout le moins un signe que la République, contrairement aux affirmations de l’écrivain Michel Houellebecq, n’est pas morte. Le peuple s’est uni, la France s’est levée, la République s’est ressaisie, la démocratie est sauvée.

Pourtant, rien n’assure que le 11 janvier 2015 sera perçu par les historiens comme le sursaut républicain que certains s’empressent déjà de célébrer. Une fois passé le sentiment de réconfort de la communion citoyenne, les problèmes et défis restent entiers, et c’est la réponse qui y sera apportée dans les semaines, les mois et les années à venir qui déterminera la signification et la portée historique de cette grande mobilisation.

Liberté ou sécurité ?

Dans l’immédiat, la priorité va être de prendre les mesures permettant d’éviter que la tragédie ne se répète. On va donc s’interroger sur les failles de sécurité mises à jour par ce drame. Une commission d’enquête parlementaire va probablement être mise en place, qui devra notamment expliquer comment des jeunes français connus des services de renseignement, figurant sur la liste noire du terrorisme aux Etats-Unis, et ayant pour certains effectués des séjours dans des camps djihadistes au Moyen-Orient, ont pu préparer et commettre des attaques coordonnées à l’arme de guerre en plein Paris sans être repérés et neutralisés.

Dès avant que les résultats de cette commission d’enquête ne soient connus, on va renforcer la présence policière un peu partout en France, et même faire appel à l’armée. Pas moins de 10 000 militaires seront mobilisés dès cette semaine pour assurer la sécurité des lieux dits « sensibles » sur l’ensemble du territoire. Les légionnaires lourdement armés, que l’on croise déjà dans de nombreux lieux publics depuis l’instauration du plan Vigipirate il y a plus de vingt ans, feront vraisemblablement partie intégrante du paysage des villes françaises pour de nombreuses années.

Surtout, on va rapidement chercher à muscler l’arsenal législatif anti-terroriste, aussi bien préventif que répressif. On va donc très certainement accroître les moyens humains et matériels des services de renseignement, notamment pour renforcer les systèmes d'écoutes téléphoniques et la surveillance de l’internet ou encore pour identifier et démanteler les réseaux de financement du terrorisme. Certains proposent d’aller plus loin et de prendre des mesures visant à empêcher les français partis faire le djihad au Moyen-Orient de revenir sur le territoire national, à les déchoir de la nationalité française, ou bien à créer des prisons spécifiques pour les terroristes. Certains réclament même l’adoption d’un « Patriot Act » à la française, du nom de la législation d’exception adoptée aux Etats-Unis après les attentats du 11 septembre 2001. Beaucoup veulent également que soient prises des mesures au niveau européen, telles que la limitation de la libre circulation des personnes dans l’Espace Schengen ou bien la mise en place rapide d’un registre européen des données personnelles des passagers aériens, pour l’instant bloqué au Parlement européen.

Sans préjuger du détail des mesures qui seront finalement proposées et adoptées, il y a fort à parier qu’elles aboutiront inévitablement à déplacer le curseur existant entre liberté et sécurité. Même si nos dirigeants s’en défendront, la France et l’Europe sacrifieront un peu de liberté pour offrir aux citoyens une plus grande sécurité. Normal, entendra-t-on, puisque l’on est en « état de guerre ». Et tant pis si les mesures restrictives de liberté adoptées dans des circonstances exceptionnelles ont partout et toujours tendance à devenir permanentes. Tant pis si la seule chose assurée avec l’adoption de telles mesures est que les libertés reculent, quand le surcroit de sécurité n’est qu’espéré. Tant pis si le Patriot Act américain présente un bilan très mitigé, ayant donné lieu à de multiples dérives liberticides sans pour autant permettre d’empêcher que deux jeunes gens ne préparent et commettent l’attentat du marathon de Boston en 2013.

On réduira donc des libertés publiques au profit d’un surcroit de sécurité hypothétique, dont on sait pourtant qu’il n’empêchera pas le terrorisme de frapper à nouveau. Car comme l’a reconnu Manuel Valls, le risque zéro n’existe pas. Les djihadistes s’attaqueront à nouveau à la France, le sang coulera à nouveau à Paris. On ne sait quand ni comment, mais on ne pourra pas l’éviter tant que les causes profondes de la dérive terroriste d’une partie de la jeunesse française perdureront.

Géopolitique, sociologie, et psychologie

Le sociologue Michel Wieviorka distingue trois causes fondamentales à cette dérive. La première est géopolitique et résulte de processus qui sont extérieurs à la France, principalement liés aux convulsions du monde arabo-musulman ainsi qu’aux espoirs de paix sans cesse déçus au Moyen-Orient. La seconde est sociologique et « résulte de la crise des banlieues, du chômage et de l'exclusion, du racisme et de l'islamophobie » subie par une partie de la population du pays. La troisième a trait aux difficultés propres à la vie de certains jeunes (absence du père, voire des deux parents, prise en charge déficiente par les institutions spécialisées, petite délinquance, prison, etc.), les empêchant « de se construire en sujets capables de donner un sens à leur existence ». D’après Michel Wieviorka, ces causes géopolitiques, sociologiques et psychologiques doivent être non pas opposées, mais « articulées » pour comprendre l’attirance de certains jeunes français pour le djihad.

Tentons donc d’articuler clairement…

Concernant la géopolitique d’abord, il est évident que la question du terrorisme islamiste en France est inséparable du contexte international. Les guerres d’Irak et d’Afghanistan, le conflit israélo-palestinien sans fin, les espoirs déçus du « printemps arabe », le chaos qui s’est installé en Lybie, ou la sanglante guerre civile en Syrie ont contribué à faire croître et prospérer une « internationale djihadiste », dont il est inévitable que la violence finisse par déborder sur l’Europe. Il est aisé de pointer les responsabilités des pays occidentaux dans les convulsions du monde arabo-musulman. Ces responsabilités incluent, entre autres, une colonisation humiliante, une décolonisation parfois sanglante, une prédation économique qui perdure, un soutien politique à des régimes autoritaires et corrompus, une attitude déséquilibrée dans le conflit israélo-palestinien, des guerres sanglantes aux motifs parfois fallacieux, des interventions militaires et des ingérences répétées… Mais même si ces responsabilités occidentales existent, on ne peut ignorer que les convulsions du monde arabo-musulman contemporain tiennent aussi au contexte économique et social qui lui est propre, marqué par une explosion démographique et l’absence de réel développement économique. A de très rares exceptions près, l’exploitation des ressources pétrolières et gazières reste la seule source de revenus significative des pays arabo-musulmans. Là où ces ressources sont les plus importantes, les revenus générés permettent aux pouvoirs autoritaires en place d’entretenir une population sans cesse croissante et non productive dans un semblant de prospérité (Arabie Saoudite), voire de faire naître des mirages urbains dans le désert en important simultanément à coup de pétrodollars du savoir faire occidental et de la main d’œuvre quasi esclavagée en provenance d’Afrique ou d’Asie (émirats du Golfe Persique). Là où ces ressources sont moins considérables, les revenus qui en sont tirés permettent seulement de maintenir la paix civile, dans un cadre politique là encore autoritaire (Algérie, Lybie avant le renversement de Khadafi). Là où ces ressources s’épuisent, les pays s’enfoncent tôt ou tard dans le chaos et la répression (Egypte) voire dans la guerre civile (Syrie). A quelques exceptions près (Maroc, Tunisie ou Jordanie, pays non soumis à la « malédiction du pétrole »), aucun développement économique significatif n’est enclenché. Autoritarisme et corruption continuent de régner et de prospérer. Et la population continue d’augmenter, résultat d’une amélioration des conditions sanitaires sans lien avec la réalité du progrès économique. L’ébullition du monde arabo-musulman est aussi, et peut-être même avant tout, le résultat d’une surpopulation criante, qui a depuis longtemps dépassé la capacité de charge et de support des écosystèmes locaux. Un phénomène similaire est à l’œuvre dans une partie de l’Afrique, qui ajoute à la pression migratoire sans cesse croissante aux portes de l’Europe.

Comment cette situation va-t-elle évoluer dans les années à venir ? Les ressources en énergies fossiles étant par nature finies, la manne pétrolière et gazière va nécessairement, à terme, se tarir. Certains des pays de la région ont déjà atteint un plateau ou un pic de production. Aucun des états exportateurs n’ayant entamé de véritable stratégie de diversification productive (la stratégie des émirats du Golfe est avant tout une stratégie d’acquisition de rentes de substitution), les tensions sont appelées à s’étendre et à s’intensifier au fur et à mesure que les réserves s’épuisent. La capacité des pouvoirs en place à acheter la paix civile va s’amenuiser, les luttes pour le pouvoir entre les régimes autoritaires et les fondamentalistes islamistes qui veulent les remplacer vont s’exacerber, les drames humains vont se multiplier et une partie croissante d’une population jeune, désœuvrée et désenchantée pourrait répondre aux sirènes du « califat » de l’Etat islamique. La population, cependant, va continuer de croître, et les flux migratoires vers l’Europe d’augmenter. Avant même que l’épuisement des ressources ne se manifeste, la baisse actuelle des cours du pétrole due au ralentissement durable de la croissance des pays développés et des pays émergents risque de gravement déstabiliser certains pays, notamment l’Algérie, où le nombre de candidats à l’émigration pourrait rapidement augmenter.

Concernant la sociologie ensuite, il ne fait pas de doute que la radicalisation de certains jeunes français est aussi due à des phénomènes propres à la société hexagonale, et qui sont principalement liés aux difficultés que la nation française, en tant que système politique, économique et social, éprouve pour assumer une diversification de peuplement qui s’est opérée de manière à la fois massive et rapide. A une immigration initialement de travail – nécessaire à la reconstruction du pays après la seconde guerre mondiale puis à sa rapide expansion durant les « Trente Glorieuses » – a succédé une immigration principalement de peuplement depuis l'institution du regroupement familial par Valéry Giscard d'Estaing et son premier ministre Jacques Chirac en 1976. Depuis lors, le peuplement de la France s’est diversifié de manière significative, phénomène que l’évolution de la part de population étrangère dans la population totale ne reflète que partiellement en raison des naturalisations nombreuses mais surtout de l’application du droit du sol par lequel les enfants d’immigrés nés en France deviennent français. L’immigration provenant en grande partie de pays musulmans, et la population d’origine immigrée conservant un taux de fécondité significativement supérieur à celui du reste de la population, la part de la population musulmane en France a cru considérablement au cours des quarante dernières années. Il est impossible de connaître précisément le nombre de musulmans vivant dans le pays, puisque la République interdit les statistiques religieuses ou ethniques, mais les estimations communément admises vont d’environ 6% à près de 10%, avec de très fortes concentrations régionales et territoriales. La population musulmane est aussi nettement plus jeune que la moyenne nationale : d'après une étude IFOP de 2011, 31 % des musulmans ont entre 15 et 24 ans et 31% entre 25 et 34 ans, contre respectivement 12% et 17% pour l’ensemble des Français. La part de la population musulmane dans la population totale va donc mécaniquement continuer à fortement augmenter dans les années qui viennent, même sans tenir compte de l’immigration nouvelle et des phénomènes de conversion.

Dans le même temps, cependant, l’économie française s’est profondément métamorphosée, et ses besoins en main d’œuvre se sont réduits et ont évolué. Un chômage de masse s’est installé depuis plusieurs décennies, qui rejette à la marge une part croissante de la population. Et comme dans toute organisation ou communauté humaine, ce sont « naturellement » les derniers arrivés qui sont les premiers à être mis de côté. Les travailleurs immigrés non qualifiés arrivés en masse au cours des Trente Glorieuses, ainsi que leurs enfants, ont donc subi et continuent de subir le chômage plus que le reste de la population. La mise en échec du modèle d’intégration à la française résulte avant tout de l’incapacité de l’économie du pays à créer des emplois productifs en nombre suffisant pour pouvoir fournir une occupation et des moyens de subsistance à ses habitants. La relégation économique et sociale d’une partie des populations d’origine immigrée en est la conséquence, qui nourrit les phénomènes de ghettoïsation et les sentiments d’exclusion et d’humiliation, voire de haine. Ce faisant, une partie des territoires et de la population s’est progressivement éloignée du reste de la société française, fournissant un terreau fertile au développement de la délinquance et du banditisme, d’abord, à la radicalisation identitaire et religieuse ensuite.

Comment cette situation est-t-elle susceptible d’évoluer à l’avenir ? On va probablement voir se multiplier les appels à « investir les banlieues » pour y rétablir l’autorité de l’Etat, mais aussi à « investir dans les banlieues » pour y recréer de l’activité et du « lien social ». Toutefois, ces efforts ne changeront pas fondamentalement le problème essentiel, qui reste l’impossibilité de créer en France des emplois productifs en nombre suffisant pour que même ceux qui sont déjà à la marge de la société puissent en bénéficier. Il est communément admis qu’en dessous d’un certain seuil de croissance économique le chômage tend à augmenter – c’est ce que les économistes appellent la « Loi d’Okun ». Ce seuil varie d’un pays à l’autre en fonction de divers paramètres, et est en général estimé à 1,5% pour la France. Un niveau de croissance que le pays n’a plus atteint depuis plusieurs années, et qu’il n’atteindra probablement jamais plus. D’une part car le potentiel de croissance économique mondial continue et continuera de se réduire sous l’effet de contraintes biophysiques de plus en plus fortes et des limites désormais atteintes de la croissance à crédit. D’autre part parce que le modèle économique et social français – caractérisé par l’institutionnalisation des rentes et des corporatismes, un poids tendanciellement croissant du secteur public, la dualité du marché du travail et un « préférence pour le chômage » plutôt que pour la flexibilité de l’emploi ou des revenus – ne permet plus à la France de capter qu’une part infime et décroissante de ce potentiel. Le « pacte de responsabilité et de solidarité » ou la loi Macron « pour la croissance et l'activité » ne changeront les choses qu’à la marge. Seule une remise en cause beaucoup plus profonde et généralisée du modèle économique et social français serait susceptible d’impacter de manière significative la position compétitive du pays dans la l’économie globalisée, ce à quoi les Français, épris de « protection » sociale et de principe de « précaution », ne consentiront pas. La croissance économique restera donc durablement quasi nulle – tout au mieux – et le chômage continuera d’augmenter. Les populations immigrées et d’origine immigrée continueront de subir ce chômage plus que les autres, et ce d’autant plus que les arrivées en France se poursuivent au rythme d’environ 200 000 par an bien que la « capacité d’absorption » économique du pays soit depuis longtemps dépassée. Les pouvoirs publics auront beau multiplier les investissements et les emplois aidés financés à crédit dans les « zones sensibles », exclusion et ghettoïsation continueront « mécaniquement » de progresser, avec pour corollaire une poursuite de la montée des communautarismes, une poursuite du processus de « séparation » des populations des quartiers périphériques sur base ethnico-culturelle (analysé et documenté par le géographe Christophe Guilluy), une montée des incompréhensions et des haines. Le nombre de français jeunes, désœuvrés et en rupture avec la société susceptibles d’être radicalisés devrait donc, lui aussi, continuer d’augmenter.

Concernant la psychologie, enfin, on peut difficilement isoler totalement les expériences de vie personnelles des jeunes musulmans radicalisés du contexte économique et social dans lequel elles prennent place. Les déchirements familiaux, les insuffisances de l’autorité parentale, les échecs et décrochages scolaires sont souvent liés au contexte économique et social, marqué par le chômage, l’exclusion sociale et la relégation territoriale. Les expériences personnelles se conjuguent alors à la montée des inégalités sociales et de la ségrégation urbaine, ainsi qu’aux humiliations supposées du monde arabo-musulman, pour générer un ressentiment personnel et identitaire qui débouche au mieux sur un réflexe de victimisation, au pire sur un risque de radicalisation.

Les aspects géopolitiques, sociologiques et psychologiques se conjuguent ainsi pour faire d’un certain nombre de territoires et d’esprits un terrain de chasse idéal pour ceux qui instrumentalisent l’Islam à des fins politiques, dans les cités de banlieue comme dans les prisons. Les perspectives économiques et sociales du monde arabo-musulman comme celles de l’Europe et de la France permettent d’ailleurs à ces prêcheurs de haine d’entrevoir l’avenir avec optimisme.

Le rôle de l’imaginaire culturel

S’en tenir à ces facteurs géopolitiques, sociologiques et psychologiques ou même à leur complexe conjugaison est toutefois insuffisant pour comprendre la nature du problème auquel nous sommes confrontés. Car il existe dans l’Histoire de multiples exemples de troubles géopolitiques graves et prolongés, de crises économiques profondes et traumatisantes, de situations de discriminations injustes et généralisées, et aussi d’expériences de vie profondément dramatiques et injustes, qui n’ont pas pour autant donné lieu à des phénomènes de radicalisation ou de violence terroriste. D’autre part, ces phénomènes n’existent pas aujourd’hui qu’en France mais aussi dans des pays européens sans passé colonial, n’ayant jamais été engagés dans une quelconque opération militaire contre un pays musulman, dont les problèmes économiques sont bien moins aigus que les nôtres, qui sont plus naturellement ouverts à la diversité culturelle, et où les phénomènes d’exclusion et de ghettoïsation sont beaucoup moins prononcés.

Un quatrième aspect doit donc être pris en compte pour expliquer la dérive d’une partie de la jeunesse française et européenne, qui tient aux spécificités culturelles de la religion musulmane. On entend beaucoup dire, ces jours ci, et avec raison, que l’islamisme ne doit pas être confondu avec l’Islam, qu’il n’en est qu’une version dévoyée et instrumentalisée à des fins politiques. On ne peut toutefois pas en déduire, comme le font certains, que le terrorisme djihadiste n’a « rien à voir » avec l’Islam, ou que ceux qui s’y adonnent « ne sont pas des musulmans ». Ces individus sont bel et bien des musulmans, et c’est bel et bien au nom d’Allah qu’ils assassinent. On peut débattre à l’infini sur le fait de savoir si leur vision guerrière est ou non conforme aux enseignements de l’Islam, ou si au contraire l’Islam est comme on l’entend souvent « une religion de paix et d’amour » qu’ils tenteraient de prendre en otage et qui serait au fond la principale victime de leurs agissements. On peut sans doute trouver dans le Coran une foule d’arguments en faveur d’une thèse comme de l’autre.

Mais l’essentiel n’est pas là. L’essentiel est que l’Islam est une religion qui se conçoit fondamentalement comme étant la seule « vraie » religion, « révélée » par Dieu aux hommes par le truchement du Prophète Mahomet, et qui a naturellement vocation à s’étendre à l’ensemble du monde. Mahomet est le dernier prophète envoyé aux hommes, et l’Islam est la dernière religion, excellente et universelle. Les autres religions ont vocation, à terme, à s’effacer d’une façon ou d’une autre devant la religion de vérité, qui régnera sur le monde au jour du Jugement Dernier. Qu’ils soient modérés ou non, les musulmans sont imprégnés de cette croyance en la perfection de leur religion, en sa supériorité intrinsèque par rapport aux autres religions, et en sa vocation naturelle à s’imposer partout. Ils sont imprégnés de cette croyance en l’adéquation parfaite de leur religion avec la nature humaine, dont l’essence même est pour eux la soumission à la volonté divine. D’où l’impossibilité d’accepter l’égalité entre les être humains, entre les « frères » musulmans et les mécréants. D’où l’impossibilité d’accepter que la loi des hommes puisse primer sur la loi de Dieu. D’où l’impossibilité d’accepter que la liberté d’expression ne s’étende jusqu’au droit au blasphème. D’ou l’impossibilité d’accepter que la religion reste confinée au seul domaine de la vie privée. D’où l’impossibilité d’accepter l’assimilation dans une société non gouvernée par les lois divines, une assimilation considérée comme un « crime contre l’humanité », selon les propos du président turc Recep Tayyip Erdogan, pourtant considéré comme un islamiste « modéré ».

L’Islam, bien sur, n’est pas la seule religion à nourrir des croyances irrationnelles ou à se concevoir comme supérieure aux autres. Mais elle est celle qui va le plus loin dans cette voie. Sa croissance rapide, dans le monde comme en Europe et particulièrement en France, est pour beaucoup de ses fidèles une preuve de sa force et de sa vocation à s’imposer. Surtout, l’Islam s’implante dans des sociétés occidentales où la sortie du christianisme, largement consommée, laisse un vide spirituel que la religion « révélée » vient naturellement tenter de combler. Deuxième religion de France par l’appartenance, l’Islam devrait rapidement devenir la première par la pratique, à moins que ce ne soit déjà le cas.

De par ses présupposés et l’imaginaire culturel qu’il véhicule, l’Islam laisse donc par nature la porte ouverte au développement d’idées extrémistes, qui ne sont pour ceux qui les nourrissent que l’aboutissement logique de leur foi. La conjonction des conditions géopolitiques, sociologiques et psychologiques mentionnées précédemment, ainsi que l’absence d’encadrement clérical structuré dans l’Islam sunnite, fournissent un terrain favorable aux extrémistes qui veulent enfoncer cette porte. La violence djihadiste n’est pour eux que la continuation de l’Islam par d’autres moyens, qu’ils considèrent légitimes dans certaines circonstances. Même si les fidèles radicalisés ne représentent qu’une infime partie de la communauté musulmane française, leur nombre augmente et augmentera encore avec la croissance de la population musulmane. Leur objectif est et sera de combattre la République et d’amener la France à rejoindre l’Oumma, la communauté des croyants musulmans, par la violence s’il le faut.

La République mal armée

Face aux menaces qui pèsent sur son avenir, la République française apparaît aujourd’hui bien mal armée. D’abord parce qu’elle ne peut mener le combat que sur le territoire national, alors que les djihadistes mènent une lutte mondiale pour le cœur de l’Islam, de laquelle la France ne peut véritablement s’isoler. Ensuite parce que, au delà des mesures sécuritaires et policières, son arme principale consiste en une application stricte du principe de laïcité, qui est déjà perçu par une partie de la communauté musulmane comme dirigé contre elle ; tout renforcement dans ce domaine sera présenté par certains comme le déguisement hypocrite d’une islamophobie institutionnalisée et fera rapidement croître les tensions au lieu de les apaiser. Enfin et surtout, parce que la République a déjà tellement reculé et transigé au cours des dernières années que sa capacité de réaction s’en trouve fortement amoindrie.

Les « territoires perdus de la République » l’ont été il y a longtemps déjà, laissant le champ quasiment libre aux délinquants et aux extrémistes dans un certain nombre de quartiers. Le « vivre ensemble » tant vanté y est depuis longtemps compromis, les communautés s’éloignant de plus en plus les unes des autres, territorialement et sociologiquement. L’autorité de l’Etat y est depuis longtemps contestée et battue en brèche, rendant impossible une reprise en mains sans heurts. La paix civile n’y est plus maintenue qu’au moyen d’allocations et subventions diverses, au prix de clientélisme politique et d’accommodements perçus comme « raisonnables ». Dans ce contexte, les adversaires de la République et de la laïcité entendent sans aucun doute continuer de pousser leur avantage et repousser sans cesse les limites de l’acceptable, quitte à faire usage du chantage et de la menace (aux troubles civils, au terrorisme…). Malgré les discours fermes tenus par les responsables politiques ces derniers jours, la tentation sera grande d’accepter de nouveaux accommodements sans cesse moins raisonnables, de payer un prix sans cesse plus élevé pour maintenir une paix civile de plus en plus précaire. Pas nécessairement par aveuglement ou déni comme par le passé, mais surtout parce que les alternatives paraîtront trop risquées.

Le 11 janvier, le peuple français s’est rassemblé dans un élan d’émotion et de refus. Mais l’unanimisme émotionnel ne dure qu’un temps, et l’union pour l’action est beaucoup plus difficile à forger que l’union du refus. L’avenir dira si le rassemblement citoyen aura signalé le début d’un véritable sursaut républicain ou bien s’il n’aura été qu’un instant de communion réconfortant permettant de jeter un dernier voile sur la réalité le temps d’un beau dimanche d’hiver.


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