Téléchargement illégal et régularisation des clandestins

par Stephane Guezenec
mardi 17 juillet 2007

Notre lecture du monde moderne privilégie chaque jour un peu plus les droits individuels, occultant parfois complètement la dimension collective des sujets abordés. Droits individuels et intérêts collectifs sont pourtant loin d’être toujours compatibles.

A première vue, rien ne permet d’associer deux problèmes de société aussi éloignés que l’immigration clandestine et le téléchargement illégal d’œuvres protégés par les droits d’auteur. Ces deux problèmes, sans solution consensuelle, ont pourtant un point commun : une opposition inconciliable entre droits individuels et intérêt collectifs.

Si l’on se place au niveau des individus - et c’est généralement notre point de vue - chacun admet que télécharger un morceau de musique ou un film ne lèse réellement personne. C’est un péché véniel, quelques euros de moins pour la FNAC ou pour Madonna, on ne sort pas les mouchoirs pour si peu. Analysé en terme de phénomène de société, cet acte anodin répliqué des millions de fois en vient pourtant à bouleverser totalement l’industrie des médias. Les musiciens, notamment, s’apprêtent à changer de monde et admettent à mots couverts que leurs revenus dépendront à l’avenir moins de l’enregistrement et beaucoup plus, voire totalement, de la scène. Pour l’industrie du cinéma, le péril est plus radical, si rien ne change, car il est peu probable que Steven Spielberg ou George Clooney se lancent dans le théâtre - alors que David Bowie ou Christophe Wilhem font déjà des concerts. Et puis, Spider-Man au café-théâtre...

L’immigration n’est pas qu’un choix individuel

L’immigration clandestine suit la même logique. Individuellement, la démarche du clandestin est parfaitement compréhensible (fuir la misère pour une vie rêvée meilleure). Et chacun peut admettre qu’un Africain ou un Asiatique de plus ou de moins en Europe n’a rigoureusement aucune importance. Cette indulgence est renforcée par les conditions souvent dramatiques de leur arrivée, et le fait qu’il ne s’agisse pas de DVD ou de CD mais de la vie d’hommes et femmes. Pourtant, comme pour le téléchargement, l’indulgence que l’on peut avoir pour les comportements individuels a nécessairement des répercussions lorsque ceux-ci se produisent par million. L’immigration massive en provenance d’Afrique n’est pas seulement la somme de détresses individuelles qui justifient notre compassion, mais aussi (surtout ?) un phénomène de société dont il convient d’analyser les causes et surtout les conséquences pour les collectivités que nous formons encore. La constitution en Europe de communautés attachées à préserver des coutumes et des croyances difficilement compatibles avec les droits de l’homme (et surtout de la femme) n’est pas qu’anecdotique, mais un véritable changement de monde là aussi.

Or, nous avons de plus en plus de mal à penser en termes collectifs. Eclatée en communautés ou en corporation, nous n’avons plus d’identité collective présentable : la région est folklorique, la nation est suspecte, l’Europe est administrative.

Les droits individuels, assis sur la légitimité incontestable des droits de l’homme, ont peu à peu occupé tout l’espace taillant des croupières à tous les carcans collectifs : fini les drapeaux, fini l’armée et son service militaire, fini la religion (la catholique du moins), vive l’individu libre, autonome... et ignorant de ce qu’il doit au groupe, ainsi qu’aux ancêtres de ce groupe.

Les sujets de société doivent être appréciés sous l’angle collectif

De nombreux sujets de société mériteraient pourtant d’être débattus selon cette double approche, individuelle et collective. Ainsi, l’homosexualité, respectable individuellement, a des conséquences collectives dont il serait légitime de discuter. La réforme de l’Etat et des services publics ne peut non plus être uniquement analysée en termes d’emploi et de statut des agents de l’Etat. L’adaptation de la France à la mondialisation n’est pas toute entière résuméee dans le sort des ouvriers qui perdent leur emploi à l’occasion d’une délocalisation - détresse médiatique - mais peut aussi être pensée en termes de créations d’emploi pour la collectivité. Mais lorsque des entreprises se créent, les caméras de télévision sont absentes, etc.

Cette généreuse obsession du destin individuel constitue notre grandeur et notre plus grande faiblesse. Les terroristes l’ont du reste bien compris puisque nous sommes prêts à faire collectivement des concessions inouïes pour libérer un seul otage. Parallèlement nous sommes de plus en plus réticents à cautionner la force, la mort d’un seul enfant afghan affaiblissant notre détermination à lutter contre un régime - celui des talibans - qui niait pourtant toute liberté individuelle.

Ce souci louable de toute vie humaine et du respect des choix individuels doit tout de même s’accompagner d’une réflexion sur l’immobilisme collectif auquel il nous condamne. Sur les décombres de l’ordre ancien se reconstituent lentement des communautés aux desseins antinomiques, car l’homme est un animal social, mais la société mérite d’être pensée et pas seulement constatée.

Le monde nouveau ne peut être tout entier pensé en termes individuels

Il ne s’agit pas bien sûr d’en appeler au rétablissement de l’ordre ancien, mais une société humaine ne peut fonctionner sans sacrifier les intérêts particuliers de certains au profit de la survie de tous.

Le mode d’emploi d’une société inspirée par les droits de l’homme mais permettant la prise en compte des impératifs communs reste à inventer. Afin d’y contribuer, cessons de ne considérer que le point de vue individuel dans les débats de société en cours. Comment aurions-nous pu arrêter l’Allemagne nazie si nous avions souhaité dans le même temps épargner la vie de tous les enfants allemands ?


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