Thanatopracteur, un métier méconnu
par Fergus
vendredi 12 avril 2019
Comme chacun sait, l’activité économique est par nature fluctuante. Tôt ou tard, tous les secteurs connaissent des périodes de crise, synonymes de chute des profits pour les patrons et de licenciements pour les salariés... Tous sauf un : les pompes funèbres ! Les gens ayant le bon goût de décéder tout au long de l’année sans faire de mauvaise manière à la Camarde, on ne connaît pas de… morte saison dans cette vénérable institution. La clientèle étant captive, faute d’élixir de jouvence, l’emploi y est stable et la rentabilité assurée…
Cela dit, l’évolution des mœurs a relégué la prospérité d’antan dans les profondeurs de la malle aux souvenirs. Les gens continuent certes de mourir, mais ils décèdent désormais à reculons, ils cassent leur pipe à contrecœur, en retardant le plus longtemps possible leur radiation définitive des fichiers de la Sécu, comme pour faire la nique aux professionnels du mortuaire, aux héritiers impatients et aux fonctionnaires de l’administration fiscale, désolés de voir se multiplier les déambulateurs au détriment des corbillards. En outre, la dépense consacrée aux funérailles n’est plus ce qu’elle était autrefois ; désormais, le Français chipote, il a l’inhumation étriquée, l’enterrement chiche, le deuil mesquin !
En un mot, le Gaulois est devenu plus regardant sur les frais d’obsèques. Résultat : le superbe cercueil en chêne massif, capitonné de velours garance et assorti de rutilantes poignées en cuivre n’apparaît plus qu’en de rares occasions pour emporter, devant les objectifs de la presse people, la dépouille d’une star de la Jet Set ou celle d’un académicien, mort d’ennui au milieu des boiseries du quai Conti en égrenant les mots du dictionnaire (ils en sont à la lettre « S »). En pratique, ce magnifique écrin, qui assurait naguère un confort incomparable dont jamais aucun défunt ne s’est plaint, n’existe plus que dans les catalogues. Il y remplit les mêmes fonctions que le somptueux cabriolet sport dans les brochures des constructeurs automobiles. La pin-up en moins.
Cette évolution est d’autant moins surprenante que, malgré la résistance des populations rurales – bien décidées à amortir au maximum de ses possibilités d’accueil le caveau de famille acheté naguère à prix d’or –, le taux d’incinération ne cesse de progresser : de 28 % en 2007, il est passé à 36 % en 2018, et sans doute ce pourcentage augmentera-t-il encore dans l’avenir, plus de la moitié de nos concitoyens se prononçant désormais pour la crémation de leur corps lorsque leur trépas aura été dûment constaté. La multiplication des crématoriums sur le territoire national est d’ailleurs là pour témoigner de la réalité irréversible de cette tendance. Dans de telles conditions, inutile de brûler du bois noble quand on peut se contenter de sapin, voire de pin à nœuds tout droit sorti de chez Brico Dépôt. Pour un nombre limité de décès, c’est même un autre choix qui a désormais la cote : moins chère, plus écologique, la bière en carton séduit en effet 1500 familles chaque année dans notre pays. Mais ce choix reste très minoritaire et peine à conquérir des parts de marché, la parentèle éplorée répugnant à placer le défunt dans un emballage trop évocateur de pizza à emporter.
Du formaldéhyde dans les artères
Tout cela pour dire que, côté bénéfice, les sourires sont désormais plus crispés dans la corporation, encore que les perspectives s’annoncent prometteuses, et même juteuses. En 2008, l’on avait en effet enregistré 543 000 décès. Ce nombre est passé à 614 000 en 2018. Et l’augmentation promet d’être encore plus importante dans les années à venir grâce aux baby-boomers d’après-guerre qui vont progressivement avoir le bon goût d’avaler leur bulletin de naissance en rangs serrés (cf. lien). La contraction des profits n’a d’ailleurs touché que les professionnels imprévoyants, ou moins visionnaires, qui n’ont pas su grimper en cours de route dans le wagon de la modernité.
Quel wagon ? Quelle modernité ? Un cadavre reste un cadavre et il n’existe pas cinquante méthodes pour le renvoyer à sa poussière d’origine. À moins que la modernité ne se niche dans la voie de la… résurrection par le biais de la « cryogénisation ». Et de fait quelques officines américaines et chinoises – cette pratique est interdite en France – réalisent un profit juteux en exploitant l’utopie d’illuminés pleins aux as, décidés à attendre dans une solution d’azote à - 196° d’être un jour ramenés à la vie par la science. À moins, autre hypothèse, que la modernité ne se niche dans de grands et déjantés happenings funéraires avec pom-pom girls, mojito parties, rails de coke et techno parade ?
Il ne s’agit évidemment pas de ce type de modernité, encore que ce dernier concept puisse connaître un certain succès, pour peu qu’il soit lancé par quelque star du show-biz en mal de provocation posthume. En l’occurrence, le « wagon de la modernité » tient en un mot : thanatopraxie (de Thanatos, dieu grec de la mort, et praxis, pratique). Si les familles sont désormais plus regardantes sur la facturation des cercueils, des urnes funéraires ou de la compassion affectée des croque-morts – dont certains, reconnaissons-le, sont très doués pour afficher des « têtes d’enterrement » –, elles souhaitent en revanche, lorsque leurs moyens financiers le permettent, pouvoir offrir au regard des parents ou des amis un défunt dont tous garderont une image naturelle et reposée.
La thanatopraxie répond précisément à cette attente. D’une part, en retardant la thanatomorphose, autrement dit le processus de putréfaction du corps. D’autre part, en prenant en charge les soins esthétiques du visage, voire sa reconstruction lorsque celui-ci a subi des altérations, la cire ou la silicone ayant désormais remplacé les bouts de chair prélevés naguère par les pionniers de la profession, d’un coup de scalpel précis, sur les parties charnues non apparentes du défunt. Dans certains cas rares, le thanatopracteur peut même être amené à suturer au corps un membre sectionné pour lui redonner son intégrité. Le plus souvent pratiquée à la demande de la famille, la thanatopraxie peut l’être également sur réquisition des autorités au profit d’une personnalité de premier plan dont la dépouille est destinée à être exposée plus longuement lors d’une cérémonie d’hommage. À cet égard, le résultat est saisissant, le défunt ayant parfois bien meilleure mine que les vivants pâlichons qui l’entourent.
Quelle est l’action du thanatopracteur ? En résumé, après avoir nettoyé et aseptisé la dépouille, elle consiste à injecter, au moyen de cathéters, un liquide à base de formaldéhyde* dans l’artère carotidienne en assurant l’évacuation simultanée du sang par une ponction cardiaque opérée à l’aide d’un trocart relié à une pompe. Vient ensuite l’étape la plus rebutante : l’élimination, au moyen du même matériel dirigé vers les différents viscères, des autres liquides et gaz contenus dans le corps. Les praticiens disposent pour cette phase d’un masque anti-odeur à filtre à charbon très efficace. Cette évacuation faite, le thanatopracteur injecte par la même voie la quantité de liquide formolé nécessaire au remplissage des cavités, dans le but de ralentir la prolifération bactérienne et de retarder du même coup le processus de putréfaction. Enfin, après une asepsie et une obturation des orifices, ainsi que la fermeture des incisions, le thanatopracteur procède à la toilette du cadavre, à son habillage et au maquillage du visage. Environ 1 heure 30 après le début de l’intervention – parfois nettement plus dans les cas difficiles –, la présentation aux proches peut commencer, après… aération du local !
Le cœur bien accroché
On recense dans notre pays près de 1000 thanatopracteurs en activité, la plupart étant titulaires du diplôme d’État créé en 1994 (auparavant, seul un agrément préfectoral était nécessaire). Environ un tiers sont des femmes, et ce pourcentage ne cesse d’augmenter (60 % des élèves sont désormais de sexe féminin) malgré la difficulté physique liée à la manipulation des corps. La raison de cette féminisation est probablement liée à deux éléments principaux : d’une part, à la plus grande capacité d’empathie pour les parents en deuil des femmes exerçant ce difficile métier ; d’autre part, à l’importance grandissante qu’a pris, au fil du temps, le maquillage et la coiffure des défunts, éléments essentiels de la présentation aux familles et aux amis de la personne décédée.
À cet égard, et contrairement à l’idée que l’on pourrait s’en faire, les aspirants-thanatopracteurs choisissent cette profession de leur plein gré, et bien peu sont des tristes faces, obnubilées par des pensées macabres. Aucune étude sérieuse n’indique toutefois ce qui les a réellement motivés à faire ce choix. Pas plus que ne sont expliquées les motivations des médecins-légistes ! Il faut pourtant avoir le cœur bien accroché en début du cursus pratique de la formation de thanatopracteur, les élèves étant – en général dès les premières heures – délibérément mis en présence de cadavres peu ragoûtants dans un IML (Institut médicolégal) pour tester leur résistance à la répulsion sous l’œil amusé des employés des « morgues ». Pas de problème en revanche avec la formation théorique (195 heures contre 200 heures de pratique). Délivrée dans deux IUT (à Angers et Lyon) ainsi que dans quelques écoles privées, elle est principalement constituée de cours d’anatomie, de médecine légale, de technique de conservation des corps, d’histologie, d’hygiène médicale, de réglementation et de sciences humaines de la mort. Avis aux amateurs et aux amatrices : la profession continue de recruter !
De nos jours, la thanatopraxie est pratiquée dans près de 40 % des décès en France, principalement pour des raisons de présentation de la personne décédée. Elle peut être réalisée en chambre funéraire (dans un local de pompes funèbres) ou en chambre mortuaire (dans un local d’hôpital ou d’IML), mais également, et c’est souvent le cas, au domicile du défunt. À noter que cette technique de conservation temporaire, pratiquée dans l’attente d’une inhumation ou d’une crémation, est acceptée par les religions chrétiennes, hormis l’église orthodoxe. Elle est en revanche rejetée par le bouddhisme, l’islam et le judaïsme, exception faite pour de rares transferts mortuaires vers Israël et certains pays musulmans.
De manière générale, la thanatopraxie apporte un réel progrès dans l’approche du deuil par les familles. Et plus que le salaire du praticien, voire le pourboire qui récompense parfois certaines interventions difficiles, c’est le regard ému, et souvent bouleversé, des proches qui constitue pour le thanatopracteur la plus belle récompense : ils avaient laissé un cadavre entre les mains d’un(e) inconnu(e), ils retrouvent un parent au teint frais et au visage apaisé, comme s’il venait de s’assoupir. Les membres de la famille et les amis se mettent alors à parler bas, pour respecter son repos**…
* En réalité, un liquide composé de formaldéhyde (en général 20 à 30%), de méthanol, de glycol, de phénol et d’éosine ou d’amarante, ce dernier composant ayant pour objet de compenser la perte de couleur liée au retrait du sang et de faire disparaître les cyanoses.
** « Diana paraissait en paix dans la mort, sans signe de blessure visible. » Ainsi s’est exprimé Clive Leverton, Royal funeral director, en s’adressant aux jurés lors du procès intenté en 2007 à la Couronne britannique par Mohamed Al-Fayed à la suite du décès de son fils Dodi et de la princesse de Galles. La dépouille de Lady Di avait été prise en charge le 31 août 1997, quelques heures après le décès, à la Pitié-Salpêtrière par une thanatopractrice nommée Huguette Amarger, alors employée chez Hygeco BJL.
À toutes fins utiles : serment du thanatopracteur. À noter : cet article est une reprise complétée et actualisée d’un texte du 29 septembre 2009.