Touche pas à mon blasphème

par Bertrand Loubard
jeudi 18 août 2016

"...Il a toujours été permis aux gens de lettres de plaisanter sur la vie humaine, pourvu que cette plaisanterie ne dégénère pas en rage et en fureur.....Il y a même des gens dont les scrupules sont si déplacés, qu'ils aimeraient mieux entendre des blasphèmes contre Jésus-Christ, que la plus légère plaisanterie sur les papes ou sur les grands, surtout s'il y va de leur intérêt" ("Eloge de la Folie" d'Erasme - A la Campagne , ce 10 juin 1508)....

"Avec la meilleure volonté du monde, avec l'indignation morale la plus sincère contre ce qui reste en effet insupportable et inadmissible, on pourrait alors ré-enfemer ce qu'on dit vouloir libérer. Domestiquer une effraction." (Jacques Derrida à Jean Genet 20/08/1971).....

 

L'effroyable assassinat terroriste du Père Jacques Hamel a ouvert les vannes à un flot de "commentaires" se surenchérissant l'un l'autre dans l'"originalité conforme". Cela frôlait le simulacre de "blasphème" et m'a ramené aux réflexions que je me faisais depuis les tueries à Charlie Hebdo.

La Déclaration des Droits de l'Homme et du Citoyen et celle "Universelle des Droits de l'Homme", portent, entre autre, sur la liberté de penser et donc de s'exprimer, l'une sans l'autre n'ayant pas de sens. La liberté d'expression implique l'existence même d'interlocuteurs. D'un coté, au moins un "émetteur" courtois, et de l'autre, un (ou des) "récepteur(s)" équivalent(s), en droits et tolérance, au premier "locuteur". Il faut qu'il existe "un destinataire" potentiellement réactif (non agressif, individuel ou collectif) et donc une possibilité de "retour" de la part d'une audience, pour que l'expression, elle-même, ait un sens en tant qu'expression libre de libre pensée. Dans le langage non verbal, il en va sans doute autrement, évidemment. Qui peut répondre à une statue de saint ou à une caricature de prophète sinon en prenant soit la posture d'orants devant des icônes soit les attitudes d'iconoclastes révolutionnaires (depuis "nos" Cathédrales jusqu'à "leurs" Bouddhas et Mosquées).

Or il semble que le blasphème soit un "droit de l'homme" car faisant partie du droit de s'exprimer. Cela étant, je me pose des questions et j'ai des doutes....

Ne se pourrait-il pas que le blasphème soit simplement, par essence, de même nature que le dogme en ce sens qu'il impliquerait, de par son énoncé même, l'impossibilité de faire, pour qui que ce soit, autre chose que de l'admettre, y obéir, se taire ou le subir ? Car comme un dogme, un blasphème ne se signifie, d'une façon rigide, que dans un espace clos, l'espace de la Vérité pour celui qui s'y soumet et qui y adhère (ou la comprend), espace définitivement fermé à ceux qui ne la comprennent pas ou la rejettent. Le blasphème, comme le dogme est "ex-abrupto", exclusif et immédiat (sans intermédiaire), sans contradiction, sans appel, sans condition, sans hypothèse, sans circonstance, sans temporalité, immuable, intangible, sans "oui, mais..." ou "non, mais"..... Même ceux qui ne se sentiraient pas concernés par le blasphème ou le dogme, dans leurs conséquences, le sont (pour "ceux de l'intérieur") par le fait même que se trouvant en dehors de la sphère où ces paradigmes prennent sens, ils représentent le danger d'éventuels négationnismes et révisionnismes (probables et potentiellement actifs) du fondement (exclusif par nature) de "nos" valeurs elles-mêmes. Le dogme, comme le blasphème, donne aux membres des communautés qui s'en revendiquent l'opportunité de le reconnaître comme processus légitime de communion, de fédération et d'unification. Les dogmes comme les blasphèmes précèdent les grands débordements collectifs et en banalisent la violence incontrôlable. Cela expliquerait-il les grandes terreurs révolutionnaires, l'excessif qui conduit des guerres de religion aux djihads, des inquisitions aux fatwas, d'un génocide à l'autre ?

C'est vrai qu'une blague choquante, de mauvais goût, au mauvais moment est certainement regrettable mais au moins laisse le libre choix d'en rire, de la critiquer ou de l'ignorer. C'est vrai qu'un livre (les versets sataniques de Salman Rushdie) doit être acheté et lu pour produire l'effet prosélytique escompté. Par contre une caricature, exposée à la devanture des kiosques et qui, pour certains, aurait un caractère blasphématoire, ne peut qu'être agressive pour ceux-là. Car ce sont eux, même sans être intentionnellement visés, qui ont la charge de ne pas se sentir agressé. C'est contraints, forcés, qu'ils se retrouvent dans l'impossibilité de jouir des espaces publics de liberté où l'"agression" (qu'ils considèrent comme les concernant injustement, dans leur intime conviction) se "perpètre" à leur encontre. Qu'ils le veulent ou non, ils ont le choix : "dégager" ou "subir".

Ce qui est assez interpellant ce sont "les réactions" aux différentes "nuances" de blasphèmes et là, il y a aussi matière à réflexion............

Par exemple le Docteur Patrick Pelloux, médecin urgentiste, ancien chroniqueur de Charlie Hebdo, docteur Honoris Causa de l'Université Libre de Bruxelles (ULB) depuis mai 2016, peut dire 1 : "les religions nous emmerdent" ! (Comme si les religions étaient celles qui posaient l'acte d'"emmerder"). Cela semble une confusion, un glissement sémantique assez excessif car, enfin, ne seraient-ce pas les défendeurs des religions, les profiteurs des régimes, les serviteurs des cultes qu'il faudrait considérer comme "actants", comme "emmerdants" et pas les religions, les régimes, les cultes par eux-mêmes !....Mais plus intriguant, le Docteur ajoute : "Ceux qui disent "Je ne suis pas Charlie" n'ont rien compris. Dire alors "Je ne suis par Charlie ", c'est se trouver du côté des terroristes...". Cela rappelle furieusement le discours ("dogmatique" ?) de Bush à propos du 9/11.

Autre exemple ; M. de Coorebyter, professeur à cette même ULB 2 : "Il faut rappeler les principes qui sous-tendent le droit au blasphème....les libertés ne se divisent pas.....". Pourrait-il y avoir une appropriation des libertés par parties, par des co-propriétaires qui puissent disposer de ces parties qui, elles, sont chacune indivise, exclusive, réservée à une élite capable de blasphémer "droit" ?.... La Liberté n'est-elle pas "une" et "partagée", justement en ne La divisant pas ? Plus loin : "les opinions profanes valent les opinions sacrées"..... Dès lors, le blasphème ne vaudrait-il pas le dogme ? Plus loin : "Chaque opinion doit admettre d'être agressée dans la mesure où elle est en droit d'agresser les autres". Les opinions qui ne se partageraient plus mais s'agresseraient les unes les autres, constitueraient-elles un dialogue ou un pugilat ? Ne ce serait-ce pas ça le blasphème : l'agression de l'opinion d'autrui (comme le dogme fait en diabolisant, par définition, la rationalité de celui qui ne l'admet pas... !) Le droit à l'"agression" semble malgré tout assez inintelligible ....presque qu'un oxymore.... Cette notion rend légitime la défense préventive et l'effroyable R2P de Samantha Power. Qui déterminera qu'elle est le premier injuste agresseur ?

Pour ce qui est de Caroline Fourest (Eloge du Blasphème chez Grasset 2015) : "La lumière qui les guide (les esprits libres de tous les continents) s'appelle le droit au blasphème". Je n'ai pas trouvé dans cet ouvrage la définition du mot "éloge", ni de celui de "blasphème" ni même celui de "droit"....Mais l'auteur se "dit" 'admirative (?) : "Un dessinateur qui écrit au dessus de son personnage : "Tout est pardonné". Et là, les questions liées à la dynamique du pardon, de la contrition, du repentir, de la rémission, de la rédemption étant d'une telle complexité et d'une telle gravité que le "Tout est pardonné" semble plus tenir, d'un "Ite Missa Est", du "circulez, il n'y a rien à voir", du slogan publicitaire, que d'une avancée ouverte vers la liberté d'expression. Cela ressemble à une sentence arbitrale, unilatérale.

Je suis également sidéré par l'apathie sélective dont semblent souffrir certains. En effet, quelle est la position de la "laïcité" vis à vis des rituels des hymnes nationaux (God Save the Queen), des signes de croix et des implorations d'Allah et de la Vierge Marie lors de (presque) toute les épreuves sportives ?.....Spectacles affligeants auxquels on est obligé de "souscrire" (via les droits de retransmission TV), qu'on le veuille ou non.... ?

Et puis où commence et où se termine le dialogue quand un Président "normal ou pas" dit "Casse-toi pauvre con" (=une injonction dogmatique à un citoyen) et que la réponse du citoyen est "Casse-toi riche con..."(=insulte blasphématoire à un Chef d'Etat) ?

Que penser de la prestation de serment des Présidents US sur la Bible tenue dans les mains d'un pasteur (pour Obama...c'était Warren !!!...sans commentaire) et du "God bless you" de fin des discours ?

Qu'est devenue celle qui a écrit sur la toile "La liberté conduisant le Peuple" de Delacroix au Louvre-Lens le "blasphème" : AE9/1133 : "Déclarée comme étant « irresponsable » et « personne déséquilibrée », I. Kapola (29 ans, titulaire d'un master et poursuivant des études) a été transférée à l'hôpital psychiatrique de Saint-Venant4. "Elle sera hospitalisée sous contrainte pendant deux mois et devra obéir à une obligation de soin ..... avec une mise à l'épreuve de deux ans (mars 2014). (De "Allan Turing" à "l'Archipel des Goulags" ?).

Serait-ce là que conduirait le blasphème qui ne serait pas le mien ? Quel vide vertigineux et horrifique laisserait l'absence du blasphème "conforme" ? Si tous les blasphèmes sont égaux, certains me semblent l'être plus que d'autres............

 

1 Le Soir - Vendredi 20 mai 2016 Forum Entretien (P24)

2 http://www.lesoir.be/804819/article/debats/chroniques/2015-02-25/pourquoi-autorise-t-on-blaspheme

3 https://fr.sott.net/article/13564-Hallucinant-Ingrid-auteur-du-tag-AE911-au-Louvre-Lens-est-transferee-dans-un-hopital-psychiatrique

4 http://www.lemonde.fr/idees/article/2013/02/22/le-sens-du-tag-ae911-appose-en-bas-du-tableau-de-delacroix_1837381_3232.html


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