Tous des bouts d’chou, ou le crépuscule des grandes personnes

par La centrale à idées
lundi 6 février 2017

En France, nous ne pensons les oppositions et les rapports de force au sein de la société, traditionnellement, que par le seul prisme du « politique ».

Le célèbre clivage « gauche-droite » a, par exemple, pendant près de deux siècles, profondément structuré le débat intellectuel de notre pays, en opposant le Progrès à la Réaction. Toutefois, les grilles de lecture qui en ont découlé ne parviennent désormais plus à décrire le monde tel qu'il est et à appréhender ses évolutions.

Ainsi, de nouvelles catégories politiques, plus en phase avec « l'air du temps », sont apparues ces toutes dernières années. L'on remarque notamment une opposition de plus en plus grande entre un libéralisme et un conservatisme redéfinis. En effet, le libéralisme ayant toujours été classé à « droite » (libéralisme économique et entrepreneurial) dans notre pays, nous avons toujours eu tendance à l'associer systématiquement au conservatisme, lui aussi assimilé à la « droite ». Or pour être « vendeur », le libéralisme économique a toujours supposé une « société libérale », donc plutôt de « gauche » (libéralisme culturel et sociétal), incompatible avec la Tradition. En réalité, le libéralisme est avant tout une anthropologie : l'individu et ses désirs sont la mesure de toute chose, l'être humain est naturellement intéressé et la somme des intérêts particuliers fait le bonheur de la société toute entière. Le conservatisme repose quant à lui sur une autre vision de l'Homme, radicalement antagoniste : seuls le bien commun et l'intérêt général peuvent être la mesure de toute chose, et avant d'être un individu fait de désirs égoïstes, l'homme est d'abord membre d'un collectif, envers lequel il a (aussi) des devoirs.

De cette opposition pourrait bien découler, au fond, la plupart des nouvelles sous-catégories de l'époque : mondialistes contre souverainistes ; nomades mondialisés « citoyens du monde » contre patriotes enracinés ; France des métropoles contre « France périphérique » ; ou encore, partisans de « l'unipolarité » contre adeptes de la « multipolarité ». Pour aller plus loin et saisir véritablement ce que recouvrent ces nouveaux clivages, je renvoie le lecteur aux écrits de Jean-Claude Michéa1, Christophe Guilluy2, Hervé Juvin3 ou autres Alain de Benoist4, qui – mieux que quiconque – ont abondamment écrit sur ces sujets.

Toutefois, à côté de ces considérations purement politiques, viendrait selon moi se superposer un autre antagonisme, ayant plus à voir avec le « psychologique » et les comportements. Il s'agit du clivage « enfant-adulte » ou plus précisément du clivage entre le « comportement de l'adulte » et le « comportement de l'enfant », non sans lien toutefois – comme nous le verrons – avec les notions évoquées plus haut.

 

Le propre de cet antagonisme, c'est qu'il ne repose pas exclusivement sur des concepts et des idées abstraites, mais sur une stricte observation de la réalité :

 

Mais dans le même temps :

 

 

Qu'est-ce qui ne peut être « qu'adulte » et qu'est-ce qui ne l'est pas ?

 

Sans tomber dans des considérations d'ordre psychanalytiques, il est possible d'affirmer sans être contredit que :

 

 

Si tous les « adultes » ne peuvent satisfaire pleinement toutes ces exigences, ils sont les seuls à en être toutefois capables. « L'enfant prodige » si tant est qu’il existe réellement, relève de l'exception.

 

 

De l'infantilisation : Les origines d'une « régression »

 

Dans un monde en proie aux manques, à la rareté et aux guerres – la réalité des hommes pendant plusieurs millénaire et qui l'est encore de nos jours pour certaines sociétés – un « raisonnement d'adulte » était la condition première de la survie. Ainsi, l'enfant élevé « à la dure », n'avait pas d'autre choix que de grandir – sans tarder – pour pouvoir assurer à son tour sa propre survie et celle du groupe. Des rites initiatiques exigeants (le service militaire en était un) étaient prévus pour marquer le passage de l'enfance à l'âge adulte et aucune société traditionnelle n'a le temps de produire des « crises d'adolescence ». Or, le monde moderne dans lequel nous vivons aujourd'hui – en France et en Occident en général – où règnent le confort matériel et l'abondance, nous ont progressivement – depuis les Trente glorieuses – donné la possibilité d'être dispensés de raisonner et de nous comporter comme des adultes. Des générations entières ont ainsi intégré « l'impossible retour des conflits », la « fin de l'Histoire » ou encore, l'établissement définitif de l'Etat-providence.

On aurait pu croire que les événements dramatiques survenus ces toutes dernières années (terrorisme, crise des subprimes, crise écologique), suffiraient à nous rappeler l'impérieuse nécessité de grandir et de penser en adultes. Si cela a fonctionné pour certains – les circonstances leur ayant offert le rite de passage qui leur manquait – nombreux sont ceux qui ont préféré se complaire dans une fuite en avant infantile. Fuite en avant ou plutôt « marche forcée » ? En effet, j'y verrais personnellement une corrélation – de plus en plus évidente – entre la progression de l'infantilisation et le développement historique de la société de consommation et ses récentes évolutions.

 

1945-1974 : Le consumérisme « de papa »

 

Un premier type de consumérisme est né avec les Trente glorieuses, j'ai nommé le consumérisme « de papa ». Celui-ci véhiculait des valeurs de l'après-guerre, faites d'ascension sociale (modèle de la classe moyenne), d'effort et de mérite, en proposant des biens de consommations symbolisant la « puissance » et le « prestige » (maison, voiture, électroménager, etc.), que l'on ne pouvait toutefois obtenir que par le labeur et le travail bien fait. Ainsi, ce modèle supposait une société « adulte », laquelle ayant connu les privations pouvait encore mesurer le prix des choses. Mais dès 1968, il se verra « ringardiser » par une jeunesse ingrate brandissant l’Être (le leur) contre l'Avoir de leurs parents. Puis le premier choc pétrolier de 1974 lui portera le coup de grâce, signant la fin du plein-emploi, l'augmentation du prix des matières premières et du coût de l'énergie. En effet, pour pouvoir rester illusoirement « démocratique », le consumérisme « de papa » nécessitait une forte croissance économique. Il est sans doute encore une réalité dans certains pays en voie de développement, où peuvent encore émerger des classes moyennes travailleuses et consuméristes. Mais pour l'Occident, ce sera surtout l'entrée dans l'ère du déséquilibre entre ceux qui consomment plus qu'ils ne produisent, et ceux qui produisent plus qu'il ne consomment.

 

1968-2008 : Le consumérisme « de fiston »

 

Pour maintenir un capitalisme marchand dans un monde en proie au ralentissement économique, où le consumérisme « de papa » – ringard et dépassé – n'est déjà plus vendeur, il faudra inventer un capitalisme de la séduction6 (ou « industrie du désir ») pour pouvoir faire des enfants gâtés des Trente glorieuses les nouveaux consommateur de demain ; c’est le consumérisme « de fiston », la petite révolution libertaire de mai 68 ayant déjà préparé les mentalités, avec ses « jouir sans entraves » ou autres « il est interdit d'interdire ».

Ainsi, à travers le consumérisme « de fiston », ne sont plus nécessairement recherchés la puissance ou le prestige, synonymes d'ascension sociale comme chez papa. L'effort et le mérite sont évacués, seuls comptent la jouissance et le plaisir immédiat sur fond de transgression. Naissent alors les « produits culturels », en grande partie issus de la pop culture. L'on peut y voir les prémices d'une infantilisation généralisée (« tout, tout de suite » et absence de limites), bien que la génération soixante-huitarde ait pu encore bénéficier des restes d'une éducation traditionnelle (donc adulte) comme garde-fou. Ce second âge du consumérisme connaîtra son apogée dans les années soixante-dix et continuera d'influencer profondément les générations suivantes, malgré la fin de l'industrie du disque. En effet, il pourra encore bénéficier, pendant de nombreuses années, de puissants relais via sa matrice politique et idéologique « libérale-libertaire »7, en étant le pendant « culturel » du libéralisme économique financier le plus excessif (« jouir sans entrave »). En fin de course, le consumérisme « de fiston » ne peut mener qu'à l'endettement (crise des subprimes), aux transgressions les plus folles (GPA, PMA, transhumanisme), sinon à la panne pure et simple du désir.

 

La parenthèse du consumérisme « de maman »

 

Un troisième mode de consommation s'est ouvert dès la fin des années 80, qui fait du « bien-être » sa valeur centrale : le consumérisme « de maman ». Il a très certainement été la compensation (et surtout la consolation) marchande de la révolution conservatrice néolibérale des années 80, dont le contrecoup a commencé à peser lourdement sur la société dès la fin des « années fric » (montée du chômage et du sentiment d'insécurité sociale, monde du travail hyperconcurrentiel, dépressions, etc.). L'on invente alors le cocooning (terme du marketing inventé en 1987 pour désigner l'attitude consistant à se sentir bien chez soi), « l'alimentation saine », « l'entretien du corps » et autres « antalgiques », qui peuvent constituer une alternative au consumérisme « de fiston », à l'hédonisme destructeur. Le consumérisme « de maman » conduit alors à une certaine passivité et mollesse infantile qui empêchent toute révolte, mais peut aussi, paradoxalement, ouvrir vers certains « espaces de sobriété » et d'émancipation (alimentation bio, « retour à la terre », sport, etc.) incompatibles avec la société marchande et qui supposent donc un raisonnement d'adulte à minima. Finalement ringardisé à son tour ces derniers années, le consumérisme « de maman » n'est plus véritablement dans « l'air du temps ».

 

Vers un consumérisme « moral » (ou celui « de l'enfant sage ») ?

 

Que reste-il pour vendre lorsque « puissance » et « bien-être » sont ringardisés et lorsque la transgression semble avoir atteint ses limites ?

La valeur centrale du consumérisme du moment semble être celle du Bien, c’est le consumérisme « de l'enfant sage ». Désormais, je consommerai avant tout pour être Bon (pour moi, mais aussi pour les autres et pour la planète), notamment à travers des produits répondants à certains impératifs moraux (écologie, commerce équitable, droit des animaux). N'assiste-t-on pas, entre autres, à une montée significative du véganisme, qui se veut avant tout être une posture morale ?

Bien que le consumérisme soit par essence infantile et conduise à une certaine régression, ceux « de papa », « de fiston » et « de maman » supposaient toute de même un certain degré d'implication, donc de maturité. L’ascension sociale à travers la puissance demande un effort, le bien-être suppose la connaissance de soi et la mesure, la transgression suppose l'action et la prise de risque. Or en ce qui concerne le Bien, tout n'est que posture et seul un enfant sans discernement, pour qui la morale est encore un sujet abstrait, saura « jouer le jeu » et prendre à la lettre l'hypocrisie d'un marketing moral. L'adulte en revanche, qui sait, lui, que le Mal est plus facile à faire que le Bien – lequel ne pourra jamais se matérialiser dans un simple acte d'achat – ne peut qu'y être allergique et réfractaire.

 

Ainsi, ce consumérisme d'un nouveau genre suppose des « enfants », ou plus exactement le retour de tous les adultes en âge et en capacité de consommer au stade infantile. L'enfant étant déjà le meilleur consommateur, car insatiable, irresponsable et facile à séduire, le consumérisme moral promet d'être vendeur, au moins pendant un temps.

 

 

Cas pratiques

 

Pour illustrer notre propos, prenons maintenant quelques exemples pratiques tirés de l'actualité, où tout n'est que posture morale, absence totale de raisonnement, d'esprit critique, de recul, de composure (terme anglo-saxon pouvant désigner à la fois la tenue et le sang-froid), ou encore de transcendance, bref, enfantillages. Les images parlent souvent d'elles-mêmes... 

 

Alors que la France vient de connaître l'attentat terroriste le plus meurtrier et le plus spectaculaire de son histoire et que la guerre nous a officiellement été déclarée par « l'internationale djihadiste », aucun mouvement de masse ne se mettra en branle pour exiger des pouvoirs publics, au minimum, l'éradication du salafisme sur notre territoire et un changement radical de politique étrangère au Proche-Orient. Au contraire, tout n'aura été que déferlement de slogans marketing et hashtags : #pasdamalgames, #prayforparis ou autres #jesuisenterrasse. A une retenue froide et un recueillement silencieux auront été préférés l'affichage de l'émotion et un étalage de bons sentiments et de pleurs. Ainsi, quoi de plus symbolique que d'avoir donné la parole à un enfant de six ans pour parler au nom de tous nos « grands enfants » : « Les méchants, c'est pas très gentil ».

 

 

Il n'y a parmi eux que des hommes jeunes. Syrie, Afghanistan, Erythrée... en réalité, personne ne sait réellement d'où ils viennent, d'ailleurs 90% d'entre eux au moins, se voient déboutés du droit d'asile. La France et la plupart des pays d'Europe ont beau être en grande difficulté économique avec des taux de chômage record (y compris au sein des populations immigrées déjà présentes) et dans une crise du logement ; la montée du communautarisme et des tensions identitaires a beau être partout une réalité (la jungle de Calais et le camp de réfugié de Stalingrad ont même été le théâtre d'affrontements communautaires entre « migrants ») ; Daech a beau avoir menacé ouvertement d'utiliser les flux de « réfugiés » pour envoyer des combattants sur notre sol (deux des kamikazes du Stade de France ou encore le terroriste de l'attentat au camion-bélier de Berlin étaient des demandeurs d'asile) ; des agressions sexuelles commises par des « migrants » ont beau se multiplier partout en Europe, qu'à cela ne tienne : #welcomerefugees !

 

 

Peut-être l'exemple le plus emblématique et le plus parlant de l'époque, avec l'affrontement entre un programme présidentiel pour « adultes » (Donald Trump), et un programme pour « enfants sages » (Hillary Clinton). Le premier a en effet posé des questions « d'adultes » : la question du déclin de l'Amérique (comment refaire vivre le Rêve américain qui a fait l'Amérique ?), de la guerre économique (comment mettre en place de vraies « règles du jeu » avec la Chine ? Comment protéger l'économie américaine ?), de la sécurité internationale (Comment éradiquer Daech ? Comment retrouver une relation équilibrée avec la Russie ?), etc. L'Histoire nous dira si Donald Trump réussira à donner les bonnes réponses à ces questions. Le second, a en revanche fait de la posture morale sa pierre angulaire : choisir Hillary Clinton n'était que le moyen de faire barrage à « la haine » du « méchant Donald ». Comme avec le consumérisme de « l'enfant sage », choisir la candidate démocrate signifiait être Bon (y compris avec les autres : les minorités agissantes noires, latinos, LGBT, mais aussi avec la planète, en luttant contre le « réchauffement climatique »). D'ailleurs, l'un des slogans plusieurs fois martelé par le camp Clinton aura été : "We are a great country because we are good". Tout est dit.

Toutefois, gare à vous si vous empêchez à des millions d'individus de devenir des « enfants sages » (surtout par la Démocratie !), vous aurez alors droit à un (très) gros caprice, à l'image des mouvement anti-Trump de ces dernières semaines. A l'instar des Vladimir Poutine, Bachar El-Assad, Jean-Marie Le Pen ou autres Eric Zemmour, tous autant détestés les uns que les autres par la doxa, Donald Trump n'a dans le fond peut-être qu'un seul tort : être adulte, lui.

 

 

Dans un monde qui offre le confort matériel et la sécurité, une régression vers l'enfance synonyme de « vacances » peut être légitime et agréable. Mais les événements récents nous ont hélas montré que certains individus – adultes ceux-là – bien qu'ayant été invités dans notre "salle de jeu", ne nous voulaient pas que du bien. Ainsi, plus une société sera adulte, plus elle sera résiliente.

 

 

1Jean-Claude Michéa, Impasse Adam Smith : brèves remarques sur l'impossibilité de dépasser le capitalisme sur sa gauche, Climats, 2002

2Christophe Guilluy, La France périphérique : comment on a sacrifié les classes populaires, Flammarion, 2014

3Hervé Juvin, Le Mur de l'Ouest n'est pas tombé, Éditions Pierre-Guillaume de Roux, 2015

4Alain de Benoist, Le traité transatlantique et autres menaces, Éditions Pierre-Guillaume de Roux, 2015

5Philippe Muray, Chers djihadistes..., Mille et une Nuits, 2002

6Michel Clouscard, Le Capitalisme de la séduction – Critique de la social-démocratie, Éditions sociales, 1981

7Michel Clouscard, Critique du libéralisme libertaire, généalogie de la contre-révolution, Éditions Delga, 2006


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