Trois tableaux du Titien malicieusement associés au Kunsthistorisches Museum de Wien
par Paul Villach
jeudi 5 août 2010
Même l’emprise implacable que dans l’univers de l’art peuvent exercer le client, le marché et l’ institution muséographique, ne parvient pas tout à fait à assujettir certains artistes à leurs goûts et à leur morale. On se faisait ses réflexions en flânant pour la énième fois, en juillet dernier, dans les galeries du prodigieux musée qu’est le Kunsthistorisches Museum à Wien, merveilleux palais baroque, revêtu intérieurement de marbres de toutes couleurs, qui sert en particulier d’écrin somptueux aux exceptionnelles collections de tableaux réunies par les Habsbourgs (voir photo ci-dessous).


Une association paradoxale
On est tombé ainsi en arrêt devant trois Titien, « Une jeune femme à la fourrure », « Danaé » et « Le pape Paul III ». Alors que les fois précédentes, on s’arrêtait devant chacun des tableaux pour se laisser charmer tour à tour, c’est soudain leur association qui a sauté aux yeux cette fois-ci quand on s’est retourné pour balayer la salle du regard avant de la quitter.
N’étaient-ils pas réunis dans un paradoxe saisissant qui opposait les morales et les goûts les plus contraires d’une époque, la Renaissance italienne ?
Une célébration de la grâce féminine et de ses leurres
D’un côté, Le Titien célèbre en toute liberté la grâce féminine et ses leurres séducteurs. La « Jeune femme à la fourrure » pratique, l’air faussement innocent, le double jeu de l’exhibition et de la dissimulation propre au leurre d’appel sexuel pour stimuler le réflexe de voyeurisme chez le malheureux spectateur et l’abandonner aux affres du réflexe de frustration qui ne manque pas d’en résulter : ce sein exhibé en douce, n’est-il pas la promesse d’un ravissement devant une grâce plus enchanteresse encore que la maligne cache sous une importune et maudite fourrure ? Qui ne rêverait pas de la lui arracher ?
Le mythe de Danaé est le prétexte d’une audace plus grande encore. On sait que, selon la mythologie grecque pleine de leçons de vie déconcertantes, Danaé avait été enfermée par son père dans une tour pour éviter qu’elle donnât le jour à un enfant qui, au dire d’un oracle, le tuerait. C’était compter sans la puissance de Zeus - dans tous les sens du terme - qu’aucun obstacle n’arrête surtout quand il tombe amoureux d’une mortelle comme cela lui arrive si souvent. La pluie de pièces d’or qu’il fait tomber du ciel sur son amante, n’est autre que la métaphore de sa semence dont il la féconde. En somme, sous le voile transparent d’un procédé d’insinuation, Le Titien ne peint rien d’autre que l’étreinte de Zeus qui se répand en Danaé offerte nue à lui sur son lit, tandis que de sa main gauche elle entrouvre ses cuisses dans une jolie métonymie. La main de sa « Vénus d’Urbino » n’est pas moins impudique puisqu’elle cache son sexe autant qu’elle le caresse.
La métaphore d’une autorité morbide
D’un autre côté, si on lui en fait commande, Le Titien est tout aussi capable de peindre exactement le contraire, le portrait de l’autorité morale de l’époque, le pape Paul III. À voir sa tronche, on doute, que celui-ci ait goûté – du moins en public – les hymnes à la grâce et à la vie de son portraitiste puisque l’Église a fait des convoitises de la chair le mal suprême. Le Titien, il faut le reconnaître, n’a pas flatté son modèle dont le recroquevillement malsain contraste avec l’épanouissement salubre des deux jeunes femmes placées malicieusement à ses côtés. On y voit un vieillard voûté dans son fauteuil, relégué hors contexte dans un coin sombre loin des pompes pontificales, emmitouflé de calotte, camail et surplis qui visent à ne surtout rien laisser dépasser que les chairs fânées des mains et d’un visage rébarbatif, moustachu et barbu, au regard soupçonneux. La convoitise n’est pas ici de mise. Peut-on trouver meilleure métaphore de la morale morbide et inquisitrice dont ce prince de l’Église est le gardien sourcilleux ?
Et pourtant le procédé de l’image mise en abyme qui le fait fixer des yeux son spectateur en instaurant un simulacre de relation interpersonnelle, ouvre sur une ambiguïté volontaire. Sans doute Paul III se contente-t-il de regarder Le Titien qui le croque. Mais, émoustillé par le contexte malicieux des deux autres tableaux mitoyens, ne dirait-on pas qu’il l’interroge, qu’il cherche à percer le secret de son art et que peut-être même il l’envie secrètement de pouvoir connaître un bonheur inouï sous l’enchantement de la seule grâce qui vaille, celle des modèles féminins de son atelier dont il illumine ses toiles.
Cette association paradoxale des trois tableaux est trop cocasse et riche d’enseignement pour être fortuite. Ainsi un conservateur de musée peut-il par des proximités en apparence anodines faire percevoir les contradictions d’une époque : est ici livrée par exemple une image de la Renaissance italienne avec, d’un côté, l’exaltation de la grâce féminine à l’imitation de l’Antiquité grecque et romaine et, de l’autre, une institution religieuse crispée sur ses croyances morbides qui font de cette grâce féminine et de son enchantement les trames et leurres sordides du Malin, pour culpabiliser la masse inculte du peuple et se la soumettre ? Mais les gardes-chiourme ont beau faire : même emprisonnée, dit la toile du Titien, Danaé connaît les joies de l’amour et c’est Zeus lui-même qui donne l’exemple.
Paul Villach