Tu ne seras pas victime !

par Luc-Laurent Salvador
vendredi 1er septembre 2023

Si les Evangiles avaient eu leurs commandements, le titre en aurait sûrement été un tant il synthétise leur message d’une manière parfaite pour l’époque actuelle, toute de bruit et de fureur victimaire. S’il y a du vrai en cela alors, afin de comprendre l’époque en même temps que le message évangélique, il suffirait de déployer le sens de cette injonction. C’est ce que je vous propose de tenter avec l’analyse qui suit.

Commençons avec l’époque : ces derniers siècles la science a fait de tels progrès que l’homme moderne dispose d’une prodigieuse connaissance et d’un immense pouvoir d’action sur le monde. Les savants du passé seraient certainement impressionnés par ce que nos petits élèves pourraient leur apprendre. Mais ils seraient aussi très vite épouvantés par la déchéance morale inhérente à l’individualisme hédoniste, libertaire et narcissique que nos sociétés modernes et post-modernes ont cultivé jusqu’à la déraison. Entre le fabuleux épanouissement intellectuel de l’Occident et la misère psycho-affective de ses populations il y a comme une mauvaise pente que ces dernières dévalent sous nos yeux en laissant augurer un désastre à côté duquel le destin de Sodome et Gomorrhe passerait presque pour une aimable plaisanterie.

Le fait est qu’à l’image de nos océans si mal connus en comparaison du cosmos vers lequel la quasi-totalité de nos instruments d’observation sont tournés depuis des siècles, l’Homme reste pour lui-même une terra incognita — et cela, malgré les accomplissements incontestables mais décidément minuscules des sciences humaines. Grosso modo, depuis que les philosophes ont examiné l’idée qu’il serait un « bipède sans plume », l’Homme ne sait toujours pas vraiment ce qu’est l’Homme. Il reste pour lui-même un mystère d’autant plus vexant que l’aube des temps s’est levée sur des eaux peu ou prou impénétrables aux lumières de la science. En effet, pour filer la métaphore, ce vaste océan des origines, c’est celui du religieux dont nous n’avons pas encore fait le tour, ni suffisamment sondé les profondeurs alors que c’est de lui, nul ne le conteste, que l’Humanité a émergée.

Bien entendu, les matérialistes considèrent ce fait religieux initial comme un pur accident, une bizarrerie de l’évolution, l’effet de bord de la psyché immature d’hominidés en quête d’explications rassurantes et se satisfaisant des premières causalités simplettes à portée de main, celles qui frappent avant tout les esprits fragiles. Bref, à leurs yeux, tout cela appartient à un passé heureusement révolu dont on peut, certes, faire de savantes collections, mais dont on ne va quand même pas faire un fromage, aussi intéressant que soit cet aspect du phénomène humain. Ne serait-il pas absurde de s’intéresser aux référents des mythes ? Le divin c’est pour les superstitieux ou les croyants n’est-ce pas ? La science ne mange pas de ce pain-là !

Dans le contexte de cette idéologie scientiste quasi unanimement adoptée par la recherche occidentale comme par les masses qui s’y soumettent, le religieux apparaît désormais comme un non-événement sur lequel il serait vain et même absurde de se pencher en quête d’explications et/ou d’une meilleure compréhension de la situation présente de l’Homme, toute apocalyptique qu’elle soit. Le Golgotha est ainsi devenu le sommet de la folie pour les rationalistes car, lorsque des hommes se préparent à la conquête de la planète Mars, quelle signification pourrait encore recéler le fait qu’un descendant du roi David s’y soit trouvé crucifié par la troupe romaine il y a deux mille ans ? La cerise sur le gâteau et, pour certains, la preuve qu’on se trouve face à un pur délire, c’est ce que ce jeune homme aurait osé affirmer que « le ciel et la terre passeront mais mes paroles ne passeront pas ». Quel être sensé pourrait, à présent, raisonnablement prendre cela au sérieux ? N’est-ce pas complètement insensé, autant que ridicule à force de mégalomanie ? Qui les Chrétiens croient-ils pouvoir tromper avec leurs Evangiles se demandent les libres penseurs et toute la clique laïcarde ?

Indifférent à ce contexte de scepticisme radical de la pensée moderne et/ou savante, René Girard a proposé une conception révolutionnaire qui rebat complètement les cartes de la doxa anticléricale. Car de la pierre du religieux rejetée par le bâtisseur scientifique, il a fait carrément la pierre angulaire de sa théorie de l’Homme, au sens où, selon lui, ce n’est pas en raison des circonstances que l’Homme aurait émergé d’un océan de religiosité, un peu comme la Vie serait issue d’une soupe primitive parfaitement contingente. Tout au contraire, dans la vision qu’il nous propose, le religieux serait une absolue nécessité. Il serait un peu comme le squelette de l’Homme, celui qui, en structurant sa culture, sa pensée et sa conduite, lui a permis de dépasser l’animalité et l’a mis à la verticale, afin d’avoir, en somme, l’esprit au ciel et les pieds sur terre.

On ne peut être que saisi d’emblée par l’audace intellectuelle de Girard. Mais là où elle prend une tournure particulièrement savoureuse, c’est lorsqu’apparaît la parfaite orthodoxie de son fondement darwinien. En effet, c’est au problème de la violence intestine et des risques qu’elle entraîne pour la survie du groupe que le religieux apporterait une réponse salvatrice autant que renversante en raison de sa logique « pharmaceutique » qui consiste à guérir le mal par le mal, c’est-à-dire, la violence humaine par la violence sacrificielle — celle-là même qui met à la verticale car elle s’impose d’emblée comme surhumaine, d’ordre divin.

Dans l’hypothèse de Girard, lorsqu’un groupe échauffé par la contagion mimétique de la violence parvient au niveau critique du tous contre tous et se trouve alors au bord du chaos, la possibilité advient d’une convergence tout aussi mimétique du tous contre un. Ce dernier pourra être n’importe qui mais, en raison même de l’unanimité violente qui rassemblera quasi instantanément le groupe contre lui au moment de sa mise à mort, il semblera disposer du pouvoir de ramener une paix aussi miraculeuse qu’incompréhensible. Loin qu’il passe pour un bouc émissaire, le constat qui s’imposera alors est celui d’un être qui, vivant amenait la mort du groupe et qui, à l’instant de sa mort, ramène le groupe à la vie. A l’évidence, il se joue de la vie et de la mort, il n’est pas comme tout le monde, un semblable (homo), mais un être surnaturel, un être divin. Ce serait donc, selon Girard, dans le sacrifice violent que serait né le religieux car la mise en pratique sans cesse renouvelée de cette solution inespérée serait directement à l’origine des rituels archaïques puis des religions au cours desquels des congénères se trouvaient « fait sacrés » (sacri-fiés) et donc divinisés par leur sacrifice.

Voilà, nous dit Girard, quelles sont ces « choses cachées depuis la fondation du monde » que révèlent les Evangiles : l’enracinement de l’Homme dans un religieux lui-même enraciné dans la violence. Chacun peut aisément mesurer le contraste entre cette thèse forte s’il en est et le storytelling naturalisant, autant que niais, d’une humanité évoluant au-delà de l’animal grâce à la puissance de la relation main-cerveau et le « progrès » technologique ainsi permis. Il est clair que l’humain est un animal dont l’intelligence est avant tout sociale et le constat stupéfiant auquel Girard nous invite c’est que les sociétés humaines ont émergées et se sont structurées autour d’un religieux certes violent mais paradoxalement apte, pour cette raison même, à régler le problème de la violence intestine par la violence sacrificielle. Depuis la nuit des temps, ce mécanisme a consisté à faire porter l’entière responsabilité des troubles qu’a connu le groupe sur le sacrifié. Celui-ci, proprement diabolisé, et coupable de tout au point d’apparaître monstrueux est surtout passé pour un être surpuissant, un être divin, dont il fallait craindre les colères mais qui incarnait aussi l’ambivalence du sacré car, ayant eu la bonté de se retirer dans la mort, il avait laissé le groupe autant dans l’effroi de la violence manifestée que dans l’allégresse de la paix revenue.

Ce qui pourrait passer pour une bonne nouvelle est que, grâce à l’Ancien Testament [1], nous avons appris depuis longtemps à reconnaître le « sacrifié » de service comme un bouc émissaire, c’est-à-dire, une personne à qui on fait porter des fautes ou des crimes qui ne sont pas les siens. C’est dorénavant un fait de société : des personnes accusées à tort, diabolisées et haïes, nous en voyons partout. Elles nous apparaissent comme des « victimes », et nous sommes tentés d’en faire nos « victimes », un peu comme auparavant chacune des bourgeoises en vue se mettait en valeur grâce à ses « pauvres ». Nous les défendons autant que possible, souvent avec véhémence et parfois, même violence, serait-elle seulement verbale. Nous accusons leurs bourreaux d’éprouver de la haine à leur égard sans voir que nous avons nous-mêmes la haine de ces haineux. Nous leur sommes semblables, de sorte que nous avons, nous aussi, nos persécutés, contre qui nous portons des accusations à tour de bras, sans avoir conscience qu’ils sont devenus nos boucs émissaires, ceux auxquels nous sommes restés aveugles, justement parce que ce sont les nôtres. Ceux-là, seuls nos adversaires les voient en tant que tels.

Toujours est-il que la mauvaise nouvelle, c’est que, dorénavant, faute de pouvoir jamais nous accorder unanimement sur tel ou tel coupable, nous sommes constamment à disputer de qui a fait quoi, constamment à nous accuser réciproquement de tout et de rien, le ton monte, la violence est omniprésente et nous nous retrouvons dans une crise permanente où chacun se perçoit entouré de diables dont il ne peut plus se débarrasser car l’exorcisme sacrificiel ne fonctionne plus, faute d’unanimité justement. Celui que nous voudrions tenir pour coupable de tout a toujours des témoins qui assurent sa défense. Le conflit est donc permanent entre des foules qui sont contre et des foules qui sont pour.

Certes, les foules qui se trouvent adossées au pouvoir peuvent dominer un temps mais jamais le combat ne cessera, l’unanimité sacrificielle ne pourra jamais plus se réaliser contre un monstre mis à mort. Cinquante millions de mort sacrifiés pour faire disparaître Hitler n’ont pas ramené la paix ou si peu. La prospérité économique s’est faite en temps de guerre froide et nous voilà de nouveau aux portes de la guerre chaude, la guerre nucléaire.

Ce que les petits diables laicards ou antireligieux qui pullulent à présent peinent à comprendre c’est que, bien loin que les religions aient été sources de conflits et de violence, elles ont, depuis l’origine, été des moyens de rassembler les collectifs humains qu’elles réconciliaient autour de sacrifices certes violents mais pacificateurs pour la communauté concernée.

Le problème de la modernité qui se manifeste de manière éclatante dans la post-modernité, c’est que le reflux du religieux laisse l’Humanité sans protection contre sa propre violence de sorte que son autodestruction est devenue une question d’actualité que l’Horloge de l’Apocalypse surveille à la seconde près. [2]

Une métaphore aidera à mieux comprendre la nature du problème. Imaginons que l’humanité vive dans des terres inondables par le fluide de la violence contagieuse. [3] Les religions sacrificielles ont toujours eu le pouvoir de drainer le marécage en retirant le bouchon, c’est-à-dire, en éliminant un monstre qui, en emportant toute la culpabilité, laissait derrière lui une foule rassemblée et se sachant parfaitement innocente, de sorte que personne n’avait plus de grief contre quiconque ; ce qui prouvait, sans laisser le moindre doute, que ce monstre était bien LE coupable de TOUT ce qui allait de travers.

Cela ne se verra plus. Il n’existe plus de « monstre-bouchon » qu’on pourrait salutairement « retirer » [4]. Toute violence accomplie en ce sens ne fait qu’accélérer le processus de contagion violente. Si vous voulez bien me pardonner cette mauvaise blague, je dirais que nous sommes dans un WC belge. Les turcs [5] avaient juste ajouté un trou pour l’évacuation. Mais là, maintenant, le WC est belge, il n’y a plus de trou.

Alors, c’est rien d’le dire mais : il faut se retenir ! Même si l’effort paraît surhumain, chacun doit se garder d’ajouter de la violence à la violence. Pour parler comme Margaret Thatcher : « il n’y a pas d’alternative ». Nous nous débattons dans une mare de violence dorénavant dénuée de tout exutoire. Le seul moyen de ne pas désespérément aggraver la situation, c’est de s’en sortir par le haut, en s’élevant au-dessus de ce marécage humain. En cherchant la verticale plutôt que de se vautrer dans une horizontale fangeuse.

Cela suppose, comme le proposait Girard, de travailler à sa propre sainteté. Ce qui signifie avant toute chose se tenir à l’écart de la violence et, donc, en particulier, à l’écart de cette violence mère de toutes les violences que constitue l’accusation et la persécution de l’autre. Car accuser, c’est comme jeter la pierre, c’est lapider, c’est donc perpétuer le cycle de la violence et nous enfoncer dans le marécage de la mauvaise réciprocité, la réciprocité violente.

Il n’y a donc, au final, qu’un seul chemin et c’est justement celui indiqué par le Golgotha qui, prend alors tout son sens, même pour un rationaliste borné. Car une manière de comprendre ce que nous indique le Christ en se chargeant de toutes nos fautes, c’est qu’à son imitation, chacun de nous devrait, au minimum, se charger des siennes au lieu de les rejeter sur l’autre, en lançant sur lui les pierres qui se trouvent pourtant dans notre jardin.

Nous ne pourrons plus jamais nous embrasser tous dans l’allégresse et l’innocence retrouvée grâce l’élimination d’un monstre. Chacun va avoir à s’écarter du marécage, se laver comme il peut, et se garder d’y replonger, donc, se garder de la posture diabolique par excellence, celle de l’accusation victimaire qui, toute empreinte de colère et de haine suite à la violence subie, cherche la persécution ou la destruction de l’autre plutôt de se disposer à la conciliation ou la réconciliation non violente basée sur le pardon.

Encore une fois et pour finir : la réconciliation violente n’est plus possible. A nous de décider si ce sera pour le meilleur ou pour le pire. Si nous prenons conscience de la nécessité de ne plus jeter la pierre parce que nous ne sommes pas meilleurs que celui que nous condamnons [6], alors ce sera pour le meilleur. Si nous continuons à nous vautrer dans l’air du temps, victimaire en diable, alors nous irons au pire, dévorés par la violence et la haine nourries dans l’accusation réciproque.

Entre Dieu et diable, camaraâde, choisis ton camp !

 

[1] Je me distancie ici des interprétations girardiennes classiques qui tiennent le Nouveau Testament pour origine de cette compétence progressivement acquise au cours de l’Histoire et grâce à laquelle, par exemple, nous avons cessé de croire aux sorcières ou la culpabilité des juifs lors des épidémies (cf. Le bouc émissaire, dernier ouvrage de la tétralogie fondamentale de René Girard). Il me semble assez évident, et dans le discours même de Girard, que cette compétence s’est d’abord déployée dans la pensée juive. De fait, la notion de bouc émissaire vient du Lévitique.

[2] Nous serions à présent à 90 secondes de la fin du monde, plus proche que nous ne l’avons jamais été.

[3] Girard adorerait cette image car il a toujours considéré que les mythes et les peurs de l’inondation renvoyaient à une sorte d’archétype de la contagion de la violence qui envahit la société.

[4] Comme les réplicants du film Blade Runner se faisaient « retirer » par le héros.

[5] C’est d’ailleurs pourquoi on parle de « tête de turc », expression synonyme de bouc émissaire.

[6] Cf. le passage sur la femme adultère (Jean 8, 1-11)


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