Ukraine, jour 367. Rétrospective et bilan d’un an de conflit

par Opposition contrôlée
lundi 27 février 2023

J'entends beaucoup de "défenseurs" de l'Ukraine ricaner sur le fait que le plan initial de l'opération militaire russe a échoué. Chose qui, à l'heure où les analystes occidentaux ne voient plus de scénarios de victoire possible pour l'Ukraine, me semble d'un cynisme épouvantable. Quelle quantité de souffrance et de destruction aurait été épargnée à l'Ukraine, si tout avait été réglé en quinze jours ? Dans le camp opposé, j'ignore s'il reste encore des individus pour nier qu'il s'agissait bien d'un échec initial. À ceux-là, je ne leur dis rien, ce serait en pure perte, tant ils démontrent leur désintérêt profond pour la réalité au profit d'un narratif qui leur offre le confort d'éviter une remise en question. C'est d'autant plus idiot que ça renforce leurs adversaires. Passons.

Avant d'entrer dans le vif du sujet, étant donné qu'on me le rappelle (reproche) à chaque fois, j'ai soutenu cette opération, selon les règles de la guerre de l'information (GI). J'ai en effet publié un article, quelques heures seulement après le déclenchement de l'opération. Selon ces règles, toutes les forces disponibles, militaires, "cybers", médiatiques, doivent êtres employées de manière coordonnée pour renforcer la force d'inertie du choc initial. Évidemment, il s'agit d'une contribution insignifiante, mais elle a la vertu d'illustrer concrètement ces concepts de GI. Quant à mes motivations, j'étais déjà convaincu que cette guerre est une guerre américaine contre l'Europe, ce qui se vérifie chaque jour davantage. 

Jusqu'à environ J+10, il restait un espoir de fin rapide du conflit. J'ai produit un article dans la même veine que le premier à J+5, et je me suis tu dès lors. Il devenait flagrant que le mouvement initial était stoppé, et que passé l'effet de sidération subit par l'armée ukrainienne, elle est parvenue à reprendre le contrôle de la situation, et a démontré un très haut degré de préparation, tandis qu'à l'inverse, certaines composantes de l'armée russe ont montré un degré d'impréparation inacceptable. Il faut en partie la mettre sur le compte du secret, nécessaire à l'effet de surprise : la sidération a marché dans les deux sens, les "troufions" russes, pas plus que les Ukrainiens, n'ont compris ce qui leur arrivait. Mais surtout, la responsabilité incombe au poids de la bureaucratie militaire russe. 

Ne croyez pas qu'en Russie, l'opinion publique était dans le déni. Bien au contraire. Étant familier de certains forums russes spécialisés sur les questions militaires, au sens large, j'y ai vu des critiques, qui si je les avais publiées en France, m'aurait immédiatement valu d'être dénoncé comme agent de l'Ukraine. Et j'en profite pour rappeler un point que j'ai développé dans mon dernier article, ces critiques ne visaient pas "Poutine". La propagande occidentale cherche à nier l'existence d'institutions en Russie, en prétendant que son président est omniscient, omnipotent, omniprésent, ça ne correspond pas à la réalité russe. Il a une opposition politique forte, à sa droite et à sa gauche, et les citoyens de la fédération sont pleinement conscients qu'il existe de nombreux corps intermédiaires, institutions, qui agissent de manière plus ou moins autonome. Méfiez-vous de prétendus russes qui tiennent des discours en ligne avec la propagande occidentale, le mythe de Poutine dictateur à l'image de Staline. 

Je ne vais pas élaborer sur les questions purement militaires, et l'efficacité des matériels. Disons en résumé qu'ils ont eu une efficacité notoire, mais pas décisive. Brouillage électromagnétique, opérations de piratage informatique, raids de missiles de croisière, assauts héliportés en profondeur, tout cela a eu un effet, a été globalement bien réalisé, mais à une échelle insuffisante. Je reprends ici l'expression de Jacques Sapir, qui a donné une interview très intéressante, les Russes ont tenté un "coup de bluff" qui a échoué. 

Sujet qui n'est jamais abordé, ou du moins très peu, c'est ce que représentait l'Ukraine en termes de forces armées au début du conflit.

L'Ukraine a hérité du tiers du complexe militaro-industriel (CMI) soviétique, ainsi que d'une énorme quantité d'équipements. L'industrie militaire du pays a connu trois phases. D'abord, une phase de démantèlement partiel, beaucoup d'activités n'étaient plus rentables ou pertinentes après la dissolution de l'URSS. Le reste de l'industrie a vécu en « mode survie », notamment en diversifiant sa production dans le domaine civil. La situation s'est stabilisée durant la décennie 2000. Jusqu'au coup d'état de 2014, la majorité des exportations allaient vers la Russie et la Biélorussie. Après le virage anti-russe du pays, le CMI ukrainien s'est tourné vers le marché mondial, avec un certain succès.

Le pays a maintenu et développé un savoir-faire et une capacité de production gigantesque par rapport à sa taille. Son CMI proposait de nombreux équipements dans le domaine des drones, des radars, des systèmes de guerre électronique, et s'était spécialisé dans la modernisation des véhicules blindés et des aéronefs soviétiques. Il a conservé une capacité sérieuse de production de munitions, obus, roquettes etc, et disposait d'un stock pléthorique de munitions hérité de l'URSS, ainsi que d'équipement, dont un nombre considérable avait été modernisé.

Ceci est très simple à montrer : en 2019, le CMI Ukrainien employait près d'un million de personnes, pour une population active de vingt millions. Pour comparaison, le CMI français emploie 200 000 personnes pour une population active double. En 2019, l'Ukraine était classée 12e exportateur mondial d'armes, mais cet indicateur comporte un double biais. Premièrement, il est mesuré en milliards de dollars, mais il faut noter que les équipements ukrainiens étaient considérablement moins chers que le matériel occidental, souvent refourgué à des clients captifs, par pression politique. D'autre part, une grosse partie de la production était exportée « clandestinement ». Tous les pays de l'Est, y compris ceux de l'Union européenne, ont fourni des armes et des munitions aux miliciens syriens, y compris à DAECH, via l'armée américaine [voir la fin de cet article].

Quant à l'armée ukrainienne, elle était quantitativement la première d'Europe, hors Russie, tant en effectifs qu'en équipements, avec un niveau de qualité tout à fait honorable. Contrairement à ce qu'ont prétendu des commentateurs pro-russes, en particulier Xavier Moreau, qui, avant le conflit, avait cru malin de dénigrer le CMI et l'armée ukrainienne, ce qui s'est avéré contre-productif lorsqu'il a fallu constater qu'elle avait très bien résisté au choc initial.  

Contrairement au CMI occidental, le CMI d'Ukraine avait gardé une partie des caractéristiques de l'époque soviétique, ce qui, n'en déplaise aux idéologues, était un avantage certain dans ce domaine particulier, se traduisant par un rapport qualité/prix bien plus favorable que les très dispendieux matériels occidentaux, dont l'efficacité réelle n'est pas toujours avérée, et parfois même outrancièrement indigente.

En 2019, l'armée ukrainniene comptait environs 190 000 militaires, 20 000 conscrits, 46 000 fonctionnaires, 53 000 gardes frontière et 60 000 membres de la garde nationale, soit 320 000 personnels militaires. Pour comparaison, en 2018, l'armée française comptait 206 000 militaires et 61 000 civils. Mais ceci ne présage pas du nombre réel de soldats qu'elle peut envoyer au front. L'armée française a une marine beaucoup plus importante, et des missions plus étendues (spatial, dissuasion), sans compter une bureaucratie pléthorique et un état-major d'armée mexicaine. Dans un scénario de guerre terrestre, elle ne pourrait aligner qu'une fraction des effectifs de l'armée ukrainienne, probablement moins d'un tiers en faisant les "fonds de tiroir", et à condition de rapatrier les forces en opérations extérieures. 

D'autre part, l'armée ukrainienne, toujours largement organisée selon les standards soviétiques, a bénéficié très positivement des instructeurs et spécialistes de l'OTAN, présents dans le pays depuis 2014.

Un exemple : il n'y avait pas dans la doctrine soviétique un équivalent direct des forces spéciales (FS) américaine. Ils disposaient certes du GRU et surtout des "spetsnaz", mais la philosophie de ces unités, dont la Russie à hérité, est très différente des FS américaines. Ces unités, davantage tournées vers des missions d'observation, ont un moindre degré d'intégration dans les dispositifs offensifs que leurs homologues américains. Typiquement, ses opérations offensives en profondeur sont réservées à des actions ponctuelles, exceptionnelles, opportunistes, tandis que la doctrine d'emploi des FS américaine est beaucoup plus systématique, bien plus intégrée au dispositif offensif.

L'armée ukrainienne a donc profité du meilleur des deux systèmes, en comblant certaines lacunes du système soviétique, profitant des décennies d'expérience de l'OTAN dans ce domaine. Je citais l'exemple des FS, car elles ont été déterminantes dans la contre-offensive de l'été 2022, qui, si elle n'a pas été une victoire stratégique, majeure et décisive, a constitué une victoire tactique et psychologique importante. Cependant, c'était aussi la dernière opportunité de victoire réelle, décisive, des Ukrainiens. En ne parvenant pas à encercler et à détruire une masse significative de troupes russes, cette offensive n'a, en définitive, fait que rallonger le conflit, dont l'issue n'est plus discutée en occident : il n'y a plus aucune chance de victoire ukrainienne. Seule alternative, l'extension du conflit, ce qui signifie la troisième guerre mondiale. 

Le bilan provisoire du conflit est ambigu. Pour l'Ukraine, c'est une catastrophe totale. Sur le plan humain, morts, blessés, traumatismes, émigration. Sur le plan matériel, endettement, destructions, non seulement des infrastructures, mais également du système social, qui est voué à tomber sous la coupe des pires rapaces de l'occident capitaliste, qui se frottent déjà les mains en pensant à la "reconstruction". Encore une fois, n'en déplaise aux idéologues, de nombreuses lois sociales soviétiques demeuraient en Ukraine, et, bon an, mal an, avaient un rôle de protection des travailleurs. Zelensky a profité de la guerre pour les détruire. Un bon résumé dans cette vidéo [PS : au moment de la mise en page, elle a disparu]

Du côté des Européens, catastrophe également. Le siphonnage des maigres stocks d'armement au profit de l'Ukraine a encore affaibli ses capacités militaires, et donc, parallèlement, augmenté la dépendance aux E-U en matière de défense, déjà écrasante avant le conflit. Sur le plan économique, catastrophe également, inutile de revenir là-dessus, sauf à préciser que les conséquences sociales vont être d'une cruauté qu'aucun individu vivant en Europe n'a jamais connu, à part ceux qui ont connu la période de la Seconde Guerre mondiale. Sur le plan diplomatique, c'est une nouvelle humiliation de la part des Américains (Nord Stream notamment), dont le comportement est celui d'un pervers sadique à l'égard d'une Europe sous son emprise.  

Concernant les Etats-Unis, le bilan est mitigé. Je viens de l'évoquer, ils ont mis l'Europe hors-jeu, en coupe réglée, potentiellement définitivement. Ils se livrent avec d'autant plus de rapacité au pillage de nos ressources. Cependant, sur le plan international, la quasi-totalité des "non-alignés" se tournent désormais vers les BRICS, la distanciation de l'Arabie Saoudite est un cas représentatif. On peut considérer que les E-U ont essuyé une défaite diplomatique assez grave, mais il est trop tôt pour en mesurer l'ampleur. Le dollar est parvenu à se maintenir comme monnaie mondiale, la question est de savoir jusqu'à quand.

Côté russe, c'est donc une victoire diplomatique, encore une fois, dont il faudra mesurer l'ampleur. Le renforcement des liens avec la Chine, mariage de raison, certes, la position amicale de l'Inde, sont autant de victoires. La résilience de son économie est un signe encourageant pour les investisseurs et partenaires étrangers. Certains diront que, sur le plan militaire, sa réputation de puissance a été fortement écornée. Ce n'est pas réellement le cas.

Ce conflit possède une dimension asymétrique déterminante. Il ne peut pas être qualifié "de haute intensité" pour une raison simple. Nous nous trouvons dans cette situation où certains dispositifs essentiels à la conduite des opérations ukrainiennes sont étrangers, et ne peuvent être visés par la Russie, sous peine d'escalade catastrophique. Les bases logistiques ukrainiennes se trouvent dans l'Union européenne, surtout en Pologne. Les systèmes de renseignement de l'OTAN, satellites, avions d'écoute électronique, opèrent au profit de l'Ukraine. Les Russes disposent de systèmes offensifs capables de détruire ces équipements, mais ne sont pas autorisés à les employer. Il s'agit d'une grosse partie de l'arsenal russe, et précisément ses systèmes les plus qualitatifs, censés être déterminant contre les forces de l'OTAN. Il est remarquable que cette dernière est extrêmement dépendante d'un fragile système satellitaire, bien plus que les Russes. 

D'autre part, sa doctrine est largement basée sur la puissance aérienne. Or, plusieurs conflits dans le passé ont démontré qu'elle n'avait qu'une efficacité beaucoup plus limitée que ce que la théorie affirme. Notons rapidement l'incapacité de stopper les tirs de missiles SCUD irakiens en 1991, les résultats ridicules face à l'armée serbe en 1999, tout comme ceux de l'armée de l'air israélienne contre le Liban en 2006. Parallèlement, les systèmes anti-aériens russes, qui sont, eux, largement utilisés en Ukraine, ont démontré une efficacité redoutable.

Finalement, il faut prendre conscience de ce fait : à ce jour, l'armée russe a détruit plus de matériel qu'il y en a dans les armées françaises et allemandes réunies, à l'exception des aéronefs et de la marine. Et ce, avec des effectifs limités.

Je conclurai par ceci : l'Europe a une nouvelle fois démontré sa qualité d'idiot du village global. Et "la France", son statut d'idiot du village européen. J'ai déjà montré que le conflit ukrainien a été voulu et préparé par les E-U, avec la complicité de dirigeants européens, soit par faiblesse, soit par trahison. J'ai également montré que les récentes annonces du gouvernement français concernant le renforcement considérable de l'armée sont en réalité la mise en œuvre d'un plan élaboré de longue date, significativement depuis 2020.

Les Français, par manque de culture historique et politique ont toujours une opinion favorable envers leur armée. L'Histoire a montré, cruellement, que cette armée est au service de la classe dominante, qui s'en est servie pour mater les insurrections et briser les grèves. Et ceci a été clairement rappelé dans les plans de 2020 cités plus haut. Tandis que tous les services publics indispensables au bien-être, à la dignité du peuple sont systématiquement détruits, l'annonce d'une augmentation gigantesque du budget de la "défense" doit être bien comprise. Cette "défense" n'est pas celle des Français contre une fantomatique menace russe ou étrangère, avant tout, c'est la défense d'une classe sociale de parasites, de pervers sadiques, d'arrogants, de cyniques, qui disposent de tous les leviers de contrôle de l'état, et qui s'en servent pour eux seuls, au nom de tous, et avec la collaboration, dans le sens le plus sale du mot, de beaucoup. 


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