Un ange s’en est allé...

par Emile Red
lundi 17 mars 2008

Matin nostalgique comme, naissant, le printemps ensoleillé sait engendrer. Je me souviens de ces années adolescentes lorsque épris de nature je courais les milieux folkeux où se croisaient d’obscures musiciens, ceux qu’ignoraient Guy Lux, les Carpentier ou Drucker.

Je me souviens Philippe Catherine sur sa vieille Gibson acoustique entre bluegrass et country, Bill Keith tentant des records au banjo cinq cordes ou Pierre Bensusan grattant furieusement sa mandoline, incantant ses refrains médiévaux. Les uns partis vers le jazz, les autres vers le rock ou la technicité pure, je me rappelle aussi Marcel Dadi au picking décourageant ou Malicorne et ses vocaux entêtants.

Alors, par-dessus tout, un instrument me passionnait, je ne saurais dire pourquoi, petit, primaire, moyennement beau, il me subjugue encore aujourd’hui quand Marcel a joint le paradis du charisme plectral et Catherine lutte de virtuosité avec les grands De Lucia, Di Meola ou Mac Laughlin.

Le dulcimer, cet insolite engin qui hante mes songes, sans bémols ni dièses, vient subitement de me faire un malheureux clin d’oeil, non par ce qu’il est, mais par l’étrangeté de son jeu, ce jeu de table magique, horizontal.

Je me suis toujours posé des questions sur l’origine de cet instrument baroque, sur son passé et son devenu, du psaltérion antique, au langeleik Norvégien, du santour à l’épinette des Vosges en passant par le cymbalum et la cithare, comment les échanges culturels donnèrent naissance à ce succédané minimaliste, diatonique, trois ou quatre cordes tendues sur une caisse leptosome tel un mannequin anorexique.

Si, ici, il reste confiné aux recoins de quelques fest-noz, en lutte permanente avec le txistu, le flageolet ou la cabrette, assourdi par la vielle à roue ou le cromorne, aux Etats-Unis cet enfant de la celtitude jouit d’une grande aura, il est, au cours des ans, devenu le symbole des monts Appalaches et s’invite aux moindres festivités, choyé, sculpté, oeuvre d’art.

Il restait à m’interroger sur l’évolution que le pays des émigrants fit à notre "doulce mélodie" (cf. : étymologie de dulcimer), en retrouvant cet engouement à jouer à plat et à cordes dans certains instruments adulés outre-Atlantique.

J’eus l’occasion d’acquérir une de ces terribles machines de bois, de tiges et de tubes, elle m’évoquait irrémédiablement le vieil ami de jeunesse, mes compétences limitées, pieds bots, genoux cagneux et doigts gourds de bassiste, ne me laissèrent aucune illusion quant à performer dans la cour des grands du country & western. Pourtant la passion s’amplifia, au rythme où mes Marshall ou Roland gonflaient, de cette pedal-steel dont je tirais à peine de quoi singer un faux baltringue hawaïen sur sa Weissenborn, j’en vins au Dobro rutilant de chrome que je finis par utiliser à la verticale, habitude demeurant, puis le remisais au grenier.

Après la "pick technique" de ce vieux dulcimer et le slide affolé des ustensiles d’Oncle Sam, je convins que l’osmose bête et machine n’aurait pas lieu, cependant mes toquades passagères n’éteignirent pas mes amours dévorantes pour les "strings tables".

Bien sûr je m’aperçus que les origines du lap-steel, du Dobro, de la pedal-steel avaient plus yeux bridés et teint du cinquantième état américain que rythme de gigue ou reel irlandais, il n’empêche que je ne pouvais me résoudre à réfuter quelque origine européenne à ces objets syncopant notre vieux quadrille encanaillé de stetsons et santiags. Il y avait fort à voir entre le bottle neck de cidre ou de vin indigène, que l’imaginaire slide d’acier made in Pacifique. Le taping ou le picking étaient fort en vogue en nos campagnes quand Hawaï était vierge de toute présence touristique et continentale.

Technique trop ardue, capacité misérable, indigence physique me rabattirent vers l’écoute, vers le plaisir auditif à sentir ces montées, ces vrilles, ces accents particuliers, efforts évaporés, j’appréciais mieux ces virtuoses usant d’un jargon gestuel incompréhensible.

Je me détournais de la complexité et commençait à flairer le nirvana, l’harmonie entre goûts musicaux et obnubilation instrumentale, je fouillais les bacs, chinais les disquaires, assaillais les connaisseurs.

La guitare était mon berceau et naturellement, invariablement, mes oreilles salivaient au tempo d’un blues ; B. B. King, Stevy Ray, Clapton me jetaient sans cesse des oeillades, me piégeaient l’âme offerte, jusqu’au jour sublime où Robert Johnson absent, je tirai un album inconnu d’une caisse posée à même le sol de cette vieille échoppe où Big Bill Broonzy côtoyait Simon sans Garfunkel, où Scott Joplin pressait Marc Bolan. Ce fut un 14-Juillet, une gerbe d’artifice, une illumination intemporelle, le vinyle ondoyait sous les spots blafards, rouge et bleu, le grésillement d’arrière-salle s’estompait sous les rifs ravageurs, les chuintements des cordes disparaissaient en sustain dévastateur, des doigts haletaient sur un manche improbable dégageant une atmosphère de fluidité tragique, une ambiance de chaleur humide, le blues renaissait, magique, âpre, sonore et feutré de concert. Elle était là cette symbiose entre la musique aimée et ma frénésie névrotique de l’instrument caressé, maltraité, effleuré, maîtrisé enfin dompté.

Le titre ne trompait pas, See the Light éclairait, tonitruant, les halos de poussière que laissait passer la vitrine maculée, la pochette était simple, vieillotte, sépia, mais l’énergie en explosait cette sobriété, débordait cette photo désuète ; Je ne pouvais quitter des yeux ces trois attitudes singulières, le guitariste me laissait interdit, comme un mirage évadé de vieilles chimères, elle était sur ses genoux cette maudite guitare, à plat, déraisonnable épinette électrifiée, amplifiée, paroxysme du son d’aujourd’hui, cette strato me narguait, mon dulcimer accessible, ma pedal-steel jouable trônait comme une sirène alanguie. Modestement, Jeff Healey baissait la tête coupable de me faire rêver, abnégation face au bouillonnement de ses notes.

J’appris l’homme, je voyais ses compos qu’il ne voyait pas, je sentais les vibrations qu’il émettait, sa vigueur féerique magnétisait l’air ; et ma fille est venue, voilant peu à peu, année après année l’image de cet ami incertain, il gardait une place dans ma tête, dans ma discothèque, mais le temps noyait les reflets de ma jeunesse partagée irrationnelle avec le blond Canadien, j’aurais offert mes yeux et l’ai perdu de vue.

Elle est cruelle la nostalgie, au printemps naissant, quand la radio égrène ses harmonies au milieu desquelles s’échappe un souffle de mort.

Norman Jeffrey Healey (25 mars 1966-2 mars 2008)


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