Un Chien-Loup sur la piste de la véritable Arcadie

par Pascale Mottura
dimanche 14 octobre 2018

Le dernier roman de Serge Joncour est un grand succès de librairie. Les amateurs de Chien-Loup sont de ces lecteurs qui ont du flair pour trouver la piste des bons ouvrages, de ces indomptables ne se laissant ni dresser par des jurys littéraires, ni museler, ni tenir en laisse par les médias. D’ailleurs, c’est significatif, le seul prix littéraire décerné à ce jour à Serge Joncour pour Chien-Loup est le prix Landerneau des lecteurs, créé à l'initiative de Michel-Edouard Leclerc. 
De fait, une grande meute de lecteurs sagaces ont déjà adopté Chien-Loup. 
Avec les yeux de Serge Joncour vous observez les humains comme un chien-loup, vous savez tout d’eux.
Joncour, c’est un regard lucide et sensible sur notre époque et une fine connaissance de la psyché humaine, de ses aspérités et de ses veloutés, le tout joliment servi par une écriture fluide et musicale comme une rivière.
Joncour a l’art de vous faire vivre au rythme de ses protagonistes, en temps réel. Il vous implante directement dans leur tête. De telle manière excellait Virginia Woolf (décidément on ne sort pas de la référence au loup !) dans Mrs Dalloway ou La Promenade au phare notamment.
Vous verrez, tel un animal sauvage vous ne lâcherez pas votre livre-proie avant d’avoir fini de le dévorer !
Mais, outre le talent narratif de Serge Joncour et l’intérêt du thème et des personnages, que recèle donc ce roman pour toucher autant ses lecteurs ?
C’est que Chien-Loup est caressé par les rayons du soleil de la sagesse antique, il s’abreuve aux sources de la mythologie grecque.

Une maison de pierre sur le causse du Quercy, en déshérence depuis des lustres, perdue au milieu des collines, à l'écart de toute agglomération ; une montée de deux kilomètres, très coriace, pour y accéder. Voilà campé le décor du scénario de la transformation de Lise et de Franck, couple de cinquantenaires parisiens, elle comédienne, lui producteur de cinéma. Tous deux dépassés par leur environnement professionnel, en perte de vitesse, s’acheminent vers une nouvelle étape de leur vie. Ayant loué ce gîte pour trois semaines, ils vont s’extraire d’une vie grégaire, hors du parc humain où l’homme est traité comme un mouton, mené à l’abattoir par des carnassiers sans scrupules de plus en plus robotisés.
Très vite un chien-loup surgit et se choisit Franck pour maître. Franck, rabaissé, humilié à Paris par ses deux jeunes associés charognards, est reconnu Homme par cet animal. On pense à Bobby, chien errant entré dans la vie de prisonniers dans un camp de travail en Allemagne et qui sut reconnaître l’Homme dans ces êtres déshumanisés par leurs oppresseurs nazis. Emmanuel Levinas, un de ces prisonniers, le relate dans son article « Nom d’un chien ou le droit naturel » (Difficile liberté, 1963) : « Pour lui c'était incontestable nous fûmes des hommes », quand « Nous n'étions qu'une quasi humanité, une bande de singes ». Emmanuel Levinas a puisé dans l’Odyssée pour enrichir ses interrogations sur les relations entre l’homme et l’animal. Est-il besoin de rappeler qu’Argos, vieux chien fidèle, fut le seul à reconnaître immédiatement le roi Ulysse sous son déguisement de mendiant lors du retour de celui-ci à Ithaque ?

L’aventure lotoise de Lise et de Franck fait écho à une histoire datant d’un siècle : pendant la Première Guerre Mondiale se sont rencontrés et aimés en ces mêmes lieux Joséphine, veuve non éplorée du médecin du village, et Wolfgang, un dompteur allemand planqué sur le mont d’Orcières pour préserver ses huit fauves de la bestialité des hommes.

Dans ce chant à quatre voix, ce leitmotiv : un pèlerin de Saint-Jacques-de-Compostelle, marchant sur le chemin avec sa mule, vu par les villageois en juillet 1914 puis en août 2017, à chaque fois annonciateur de grands bouleversements, collectifs ou individuels.

A leur arrivée, si Lise trouve immédiatement « le bonheur absolu », Franck est dominé par ses peurs, « la parfaite angoisse ». Il craint pour sa femme, imagine le pire quand il la laisse seule. Puis il s’accoutume aux lieux, au même titre que le chien-loup et lui s’apprivoisent.
Franck, qui paniquait à l’idée de devoir séjourner trois semaines dans cet endroit perdu, sans internet, va se relier à la sauvagerie ambiante et à la sienne propre, avant de s’apaiser.
A la fin du livre, son désir est d’acheter la maison, de s’y installer, « et pourquoi pas de travailler de là, d’y vivre à un tout autre rythme ».

Ainsi, de locus terribilis, scène de faits violents, le mont d’Orcières est devenu locus amoenus, (lieu amène) propice à l’émerveillement, à l’épanouissement de soi.

Cependant nulle vision ici de l’Arcadie virgilienne, cette nature idéalisée, paradisiaque et mièvre, même si, évoquant la descendance de Joséphine et de Wolfgang, le braconnier Maurice rapporte à Franck : « Ils ont eu une fille, Iris, ils lui parlaient toujours de cette maison comme si c’était, je ne sais pas, le paradis sur terre ».
(A noter, dans l’Iliade, au Chant XV, Iris aux pieds de vent, « la messagère des dieux immortels », est chargé par Zeus de porter à Poséidon ce message : « Qu’il cesse, dis-le-lui, la bataille et la guerre, pour aller vers les tribus des dieux ou dans la mer divine » ).

Non, le mont d’Orcières décrit par Serge Joncour est l’Arcadie originelle, celle liée à l’image du dieu Pan né dans les bois de cette région la plus isolée du Péloponnèse.
Avant d’être célébrée par Virgile, l’Arcadie était bien connue des Grecs, particulièrement des poètes, comme une pittoresque région accidentée, un pays de montagnes, de forêts et de pâturages, riche en sources et en eaux vives (Iliade II, 605), un pays aux nombreux troupeaux (Iliade II, 605), abondant en gibiers de toutes sortes, pays giboyeux où Artémis, déesse de la nature sauvage, chasse avec son cortège de nymphes (Odyssée VI, 103), où Héraklès accomplit plusieurs de ses exploits cynégétiques (c’est là qu’il aurait tué le sanglier monstrueux et la biche aux pieds d’airain).
Connus pour leur rusticité, les Arcadiens ne sont pas des gentils bergers : ils sont « habiles au combat » nous dit Homère (Iliade, chant II).


De même, le roman de Serge Joncour ne nous plonge pas dans une poésie bucolique mais dans une nature primitive et farouche, théâtre d’une lutte permanente pour la vie où les animaux agissent quotidiennement pour défendre un territoire.

Avec son association paysage-personnage, avec son lieu miroir renvoyant une mémoire, avec sa géographie mythique où se mènent des combats extérieurs et des combats intérieurs qui transforment des destins, Chien-Loup constitue une version moderne et originale du roman pastoral. C’est un roman pastoral non académique mais héroïque, exprimant une relation conflictuelle à la société.

Tel que démontré par Françoise Lavocat, un locus amoenus est presque toujours né d’un divorce avec l’Histoire, petite ou grande. (Cf. « Le divorce de l’Arcadie et de l’Histoire », Arcadies malheureuses ; aux origines du roman moderne, 1998). Un locus amoenus éclaire les contrastes entre vie urbaine et vie rurale. Il permet de s’éloigner de l’ordre social régulateur et castrateur. 

Franck va provisoirement se glisser dans la peau d’un fauve afin de régler ses comptes avec ses deux associés. Face à leur turpitude, il se sent devenir un guerrier-loup, un berserkir prêt à tuer mentalement ses deux adversaires.
« Les chiens qui couraient devant lui, il les voyait comme des loups ou des lions, des bêtes impatientes qui chassent à la course, et là il était comme eux, c’est de lui que soufflait le vent de panique qui allait à l’assaut de ces deux morveux. »

« Lequel des deux devait prendre le dessus, la part du loup en l’homme, ou la part de l’homme en ce chien ? »
Sous couvert - sous couverture - de roman, Chien-Loup, comme tous les livres de Serge Joncour, pose des questions sociétales d’importance et surtout éminemment philosophiques. 

Pour écrire un dialogue de ses Oeuvres morales : « Que les bêtes brutes ont l’usage de la raison », apologie de l’intelligence et de la sensibilité animale, Plutarque s’est inspiré de l’aventure de Circé et des compagnons d’Ulysse, un des épisodes de l’Odyssée (Chant X).
« C'est depuis que je suis entré dans cette enveloppe-ci, que je m'étonne des raisonnements par lesquels les sophistes m'avaient fait croire que tous les animaux, l'homme excepté, sont dépourvus de sens et de raison » dit à Ulysse Gryllus transformé en pourceau.
Pour La Fontaine, Les compagnons d’Ulysse (titre de sa fable) transformés en animaux n’ont aucune envie de reprendre forme humaine parce qu’ils préfèrent leur condition animale. « Ils croyaient s’affranchir suivant leurs passions, Ils étaient esclaves d’eux-mêmes ». (La Fontaine défend ici d’une manière édifiante la morale traditionnelle parce qu’il s’adresse à un garçon de douze ans, le duc de Bourgogne, dédicataire du livre XII de ses fables).
A son tour, Fénelon reprendra ce sujet dans son Dialogue des Morts, VI, Ulysse et Gryllus (1712-1718), avec le même regard que celui de Plutarque, favorable aux animaux et très critique envers les humains.
Dans Récits d’humanisme (2006), Michel Serres, reprenant l’épisode où Circé transforme les compagnons d’Ulysse en pourceaux, en conclut que nous ne devons pas oublier notre nature animale. « Nous ne cessons d’avancer vers lui [l’homme], douloureusement, et de rechuter, soudain et de volonté gaie, vers la bête. » Loin d’en tirer une morale moralisatrice comme La Fontaine, il y voit une dynamique révélatrice du devenir-homme, nous explique très justement Marie Daney de Marcillac (Cf. Fables philosophiques d’Emmanuel Levinas et de Michel Serres : Ulysse et les bêtes), ajoutant : « La comparaison de l’intelligence d’Ulysse avec celle du renard et du poulpe met en évidence l’aptitude d’Ulysse à bouleverser les frontières traditionnelles entre l’homme et l’animal, pour mieux assurer ensuite la différence spécifique de l’humain ».

L’humanité de Franck se rétablit vite : « La peur. Je voulais la lire, là, dans votre regard, je voulais voir la supplique de vos yeux de biche devant les fauves, et maintenant que je l’ai vue, ça me suffit, je vous laisse monter au front, je vous laisse vous battre avec vos banques, avec Netflix et qui vous voulez, allez-y mais je vous préviens, quand on commence à se battre ça n’en finit jamais, surtout quand on ne connaît pas les règles, c’est sans fin ».

Chez Serge Joncour l’amour est vainqueur. (L’humour aussi. Il y a du Molière chez Joncour. Il n’a pas son pareil pour nous faire rire aux éclats de nos travers, de nos tares et manies de pseudo-civilisés). 
Wolfgang et Joséphine s’aiment. Franck et Lise s’aiment. Ce sont des couples solides, de ces couples constitués pour toujours. Ces êtres sont lucides. Ils voient la violence environnante persistante, la sauvagerie de notre société, et ils luttent, chacun à leur manière, contre elle. Pour eux, clairement, l’enfer c’est les autres. Mais ils savent regarder ensemble l’avenir avec courage.

Chien-Loup souligne à quel point la lutte est constitutive de la vie. 
« La guerre est la compagne de l’homme. Elle rôde sur notre planète, ombre éternelle, chienne aux aguets » écrit par ailleurs Sylvain Tesson dans Un été avec Homère (p. 203).
Pour traquer et combattre la violence chez l’autre, il faut l’avoir au préalable débusquée en soi. Nous ne devons pas user de la lutte pour manger les autres, mais il faut lutter pour ne pas être mangé d’abord. Il faut surtout lutter contre notre principal adversaire, nous-même.
Tout être humain est appelé à affronter et à nommer les animaux qu’il porte en lui. Une fois ces animaux intérieurs matés, il est plus aisé et légitime de prétendre dompter les fauves extérieurs.

Emanation lotoise de l’Iliade et de l’Odyssée, Chien-Loup contient les grands invariants de la vie humaine : la guerre, l’amour, la fidélité, la jalousie, la rapacité, l’ombre et la lumière, la restauration de l’ordre, la reconquête de soi, la sauvagerie en l’homme, les rapports entre l’homme et l’animal…
Si Homère lisait Chien-Loup, il l’apprécierait sans aucun doute. D’ailleurs son digne épigone Sylvain Tesson, rayonnant aède des beautés éternelles opposées à la siliconnerisation mondialisée, a aimé le livre et l’a salué par une chronique d’une acuité remarquable, comme toujours sous sa plume. Avec une référence pertinente à Giono. (L’auteur d’Arcadie... Arcadie…avait trouvé sa moderne Arcadie en Provence, lui qui savait voir « mille petits dieux immanents, ceux qui tremblent dans la cime des forêts, les petits coteaux et les grands ciels, les boucs, les paysans qui marchent… » comme l’a écrit Pierre Michon à son propos).

Franck et Lise, et auparavant Wolfgang et Joséphine, ont trouvé leur Arcadie intemporelle.
Cette maison inactuelle, à la fois austère et captivante, élue par eux comme havre de grâce au sommet d’un monde en crise, a quelque chose de sacré. Elle leur offre la force de résister aux soubresauts de l’Histoire, une nouvelle façon d’habiter le monde, la perspective d’une vie intérieure, poétique, un panorama de l’immémorial.
Haut-perchée sur son promontoire, perméable à la lumière, au vent, au paysage, la bâtisse a l’allure d’un temple grec, celui d'Apollon Épikourios à Bassae niché à 1130 mètres dans les montagnes arcadiennes, en plein Péloponnèse, établi à l'écart de toute agglomération, à huit kilomètres de la cité, dans un lieu si difficile d'accès qu'il faut plusieurs heures de marche pour l’atteindre.
Alpha, le chien-loup, ne pénètre pas dans ce naos. C’est un gardien du seuil, un cerbère vigilant.

« Et même si vivre à l’écart, vivre pleinement à l’abri des autres ne se peut pas, parce qu’il n’y a plus la moindre zone sacrée, plus la moindre zone blanche sur les cartes, pas le moindre territoire où la vie sorte toujours victorieuse, il existe au moins des zones d’accalmie coincées entre deux combats, des zones à l’écart » pense Franck.

Et in Arcadia ego, « Même en Arcadie, moi, la Mort, j’existe » est le sujet du célèbre tableau de Nicolas Poussin, Les Bergers d’Arcadie…

Pascale Mottura
Octobre 2018

 

Nicolas POUSSIN Les Bergers d’Arcadie, dit aussi Et in Arcadia ego Vers 1638 - 1640

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