Un emploi ? Non merci !
par A.S BENOIT
samedi 6 mars 2010
« Emploi », ils n’ont que ce mot-là à la bouche. Trouver un emploi… Droit à l’emploi… Sans-emploi… A la longue, ça devient franchement injurieux. Qu’ils se les gardent leurs emplois de malheur ! J’ai autre chose à faire, moi, messieurs, je travaille ! Et ça devient de plus en plus difficile dans une société où tous ses congénères sont devenus des larves.
Il y a encore quelques dizaines d’années, la majorité des individus ne se traînaient pas, la larme à l’œil, en recherche incessante d’« emploi ». Ils possédaient un métier ou un savoir-faire, quelquefois même transmis de père en fils. Ils étaient bergers, ébénistes, dentellières, ramasseurs de pommes, éleveurs, couturières, commerçants. Longue était la liste des métiers. Bizarrement, ils ont presque tous disparu….
Il n’y a plus que des employés. Certains résistent encore mais payent le prix fort[1]. Et ils ne tiendront pas longtemps. Tôt ou tard, ils y passeront et sans même qu’ils ne s’en rendent compte. Le train est en marche, le but est de faire à terme de tout « citoyen » un salarié ou un franchisé. C’est-à-dire un serf, voire un esclave. Un individu qui ne possède ni son outil de travail, ni ce qu’il produit et surtout qui a perdu tout savoir-faire spécifique. Bien obéissant. Corvéable à merci. Remplaçable au pied levé.
Exercer un métier est devenu pratiquement impossible. Par toutes une série de lois, de réformes insidieuses, on a restreint les libertés d’activité, d’échange et de commerce. Très souvent, la soi-disant sécurité du consommateur et/ou du travailleur a servi de prétexte. Des interdictions, des homologations (maraîchers), des normes de sécurité impossibles à remplir par un indépendant (ébénisterie par exemple), des normes d’hygiène et bien sûr des taxes innombrables ont fini par écœurer le peuple de travailler à son propre compte. Dans la grande esbroufe de la dérégulation et le tam-tam du libéralisme à gogo, on a purement et simplement enlevé à chaque être humain la capacité à s’auto-suffire.
Travailler est dorénavant interdit. Il faut faire de la plus-value. Nuance. C’est le nouveau mot d’ordre. Malheur à ceux qui n’en font pas !
Même la Nature a été mise au pas. Elle qui osait oeuvrer à l’œil… On l’a franchisée et brevetée. Ceux qui travaillaient sous ses ordres ont été évincés. Les cultivateurs, les fermiers n’existent plus. Chaque année, de nouvelles normes d’exploitation les empêchent d’exercer leur métier... Les agriculteurs d’aujourd’hui sont des franchisés, ils n’ont plus aucun savoir-faire. On leur livre tout en kit. Les méthodes de travail sont encadrées ; les fournisseurs et revendeurs imposés. Ils exploitent la matière vivante comme on gère une unité de production. Ils font du porc en série, de la volaille version camp de concentration, du blé, du lait exactement comme on fabrique en masse une pièce d’usine. Tout se nomme « produit ». Tout est abject, informe, dénaturé mais plus personne ne connaît aujourd’hui le goût du lait naturel, celui du pain ou du vrai poulet…
Tous ces franchisés sont endettés jusqu’au cou et ils le resteront à vie. En bons serfs, ils ne doivent survivre qu’à crédit. Chaque année, le franchiseur leur impose une nouvelle dépense et ils suivent. Ces imbéciles ont toujours « besoin » d’un nouveau tracteur ou d’un nouvel hangar, persuadés que grâce aux prouesses technologiques ils s’en sortiront enfin ; ce qui, bien sûr, n’arrive jamais.[2]
Les femmes aussi y sont passées. Elles qui, il fut un temps, travaillaient sans salaire…On a réussi à les salarier en leur laissant croire que ça les libérerait. Ç’a surtout libéré la place qu’elles occupaient. Le foyer laissé vacant, le capitalisme s’est alors ouvert un vaste marché ! Préparation des repas, ménage, couture, garde des enfants… du jour au lendemain, absolument toute la vie quotidienne est devenu payante. Et vivre est devenu hors de prix.
Les femmes n’y ont vu que du feu. Empêtrées dans leurs complexes d’infériorité elles se sont jetées dans la gueule du loup. Plutôt que d’être « asservies » à leur famille elles ont opté pour la chaîne de travail ou le travail de bureau abrutissant.[3] Quelle libération ! Oui, aujourd’hui il est plus glorieux de trimer pour Generali ou la BNP que pour sa progéniture. Vendre des saletés d’assurances est plus épanouissant que de veiller au bien-être de la chair de sa chair. La majeure partie trouvent cela dégradant d’être femme au foyer... On a réussi à le leur faire croire. Certaines préfèrent même s’occuper des enfants des autres au lieu des leurs. Pourquoi ? Elles sont pa-yées ! rétribuées ! Indemnisées ! salariées comme il se doit ! Elles existent donc…
C’est le but d’une vie aujourd’hui : Avoir UN emploi.
On a persuadé un peuple de moutons que le servage était le nec plus ultra d’une vie réussie. Qu’il n’y avait pas d’autre issue que de mettre son existence au service de ces hydres qu’on appelle « entreprises »[4]. Près de 500 000 bêtes de somme employées chez Carrefour. 325 000 chez Sodexho. Tout cela pour nous usiner de la nourriture en kit. 300 000 chez Veolia qui, entre autres, a l’amabilité de nous vendre l’eau de nos nappes phréatiques.
On y souffre le martyre, oui, mais pas parce que le travail est difficile (il y en a de très difficiles qui rendent heureux) simplement parce qu’il est dénué de tout sens.
La névrose est telle que certains employés préfèrent mourir plutôt que de perdre leur place maudite. Dépressions, tentatives de suicide, suicides… Chaque jour ce sont des désespérés malades de leur emploi qui s’accrochent à leur bulletin de salaire. Il suivent le mot d’ordre général : « il faut tenir ! » Le Ministre du Travail, Xavier Darcos , l’a bien dit : « il y a pire que le stress au travail, il y a le stress au chômage[7] ! »…
Et pour tenir, chacun à sa méthode. La bouteille de vin blanc à 20 h, quelques joints bien tassés, la dose quotidienne d’antidépresseurs… et bien sûr, le divan…. Les psys veillent au grain. Il en existe des hordes spécialisés dans la gestion du stress au travail. Ils sont devenus de véritables flics de l’ordre établi. Ils ne conseillent jamais à leurs brebis de changer radicalement de vie mais simplement… de service, de suivre une formation, ou de prendre un crédit, histoire de se donner du bon temps.
Quand les salariés ne tiennent plus la cadence imposée ou qu’ils sentent l’heure du licenciement arriver, certains s’accrochent encore malgré tout. Tête baissée, ils se jettent par la fenêtre au lieu de prendre tout simplement la porte, la tête haute. 35 suicides Chez Orange en deux ans. Une dizaine chez Renault. Chaque entreprise traîne son lot de martyrs, morts d’avoir trop idolâtré le Temple de l’Emploi.
En d’autres temps, dans une autre civilisation, c’eut été une victoire de s’affranchir et d’être libre. Imagine-t-on un serf supplier son maître de le reprendre quand celui-ci le met à la porte à du domaine. Non. Et bien c’est aujourd’hui le cas puisque être « sans-emploi », c’est devenir aux yeux des autres un citoyen de second ordre… Seuls les « employés » se sentent libres. Pourquoi ? Parce qu’ils gagnent de l’argent et qu’on leur a fait croire que c’était le vrai nom de la liberté.
Gagner de l’argent est le but suprême du nouveau serf. Le degré de servitude se mesure d’ailleurs toujours au désir d’argent. Les « riches » comme les « pauvres » se plaignent perpétuellement du manque d’argent.Cette litanie on l’entend à tous les étages : « J’ai besoin d’argent ! »
C’est d’ailleurs aussi la seule chose que réclament les « anti-capitalistes » comme le niais Besancenot : de l’argent ! de l’argent ! Des augmentations, des points-retraite, des primes, des emplois pour tout le monde, les femmes, les étrangers, les chiens, les chats…
Aucune inquiétude de ce point de vue ! Des emplois, on va vite vous en trouver puisque vous aimez tant ça. Et pour l’argent, il y aura toujours du rabe… C’est la règle. Les employés n’en font jamais rien de toute façon c’est bien pour ça qu’on leur en donne. De l’argent, en veux-tu, en voilà ! Même dans la poche du serf, l’argent est toujours au Seigneur. C’est fou comme ça resserre même le fil à la patte une bonne prime ou une augmentation.
Qui s’en servirait pour se faire la belle ? Personne. L’évasion consiste à s’installer plus confortablement encore dans son écœurante petite prison : abonnements câble, TV écran-géant, I-pod, I-phone (nouveau bracelet électronique généralisé) et vacances grotesques à l’autre bout du Monde vissé sur une chaise longue…
Dans l’histoire de l’humanité, rarement on aura vu un peuple plus servile que tout cet amas d’Occidentaux. Serviles et d’une pauvreté extrême. Gavés de plats préparés, abêtis, cancérisés, dénués de toute spiritualité, ils vivent, terrorisés par l’avenir, dans un état de dépendance absolue. Si la franchise saute, on finit à la rue. Si le supermarché ferme, on crèvera de faim malgré son joli petit salaire.
La plupart des citoyens ne sont que des outils d’un système, juste bons à être « employés ». Incapables de changer de vie. Incapables de subvenir à leurs propres besoins. On les a dépossédé d’eux-mêmes. Ils ont oublié tout ce que leurs ascendants savaient. Leurs ancêtres travaillaient dur certes mais ne faisaient pas la queue chez LIDL munis de coupons-reduc’ histoire d’acheter ce qui aurait poussé à l’œil dans leurs jardins.
Le jour où tous les « travailleurs » comprendront que l’exploitation ce n’est pas le travail qui, lui, est essentiel à la vie, c’est la paye, ce jour-là signera la mort du capitalisme. C’est le jour de la paye qu’on acquière son ticket pour l’asservissement général.
Chaque « salarié » devrait se regarder dans une glace et se demander pourquoi il travaille. C’est une question essentielle. Avoir besoin d’argent n’est pas une réponse. Il faudrait mieux se demander pourquoi a t-on tant besoin d’argent ?
A-S Benoit
[1] Heures de travail doublant les 35 heures, absence de prise en charge sociale, impôts, charges tout azimuts et problèmes administratifs à rendre fou.
[2] Voir à ce sujet le documentaire « Herbe ». Il démontre, par l’exemple, qu’un « producteur de lait » gagne mieux sa vie en laissant ses vaches au pré à l’année plutôt qu’en s’industrialisant (étables sophistiquées, compléments alimentaires, tourteaux de soja, etc.)
[3] Précision : je n’ai rien contre le travail des femmes en soi, bien au contraire. Je trouve simplement sa généralisation très suspecte.
[4] Les petites entreprises (moins de 10 salariés) n’emploient que 2,3 M de personnes. Une dizaine d’entreprises emploie 2,5 M de salariés en France.
[5] « “On est passé d’une culture de service public à une machine à cash” a déclaré Didier Lombard lors d’un chat avec les lecteurs du Monde.
[6] Il suffit d’avoir en ligne un employé de call-center pour s’en rendre compte. A l’autre bout du fil, ils n‘écoutent pas leur interlocuteur humain mais répètent inlassablement des phrases automatiques : Bonjour madame Dumont. Veuillez appuyer sur la touche F1 de votre ordinateur madame Dumont. Merci madame Dumont.
[7] Déclaration à l’Assemblée Nationale le 20 octobre 2009 suite à la vague de suicides chez France Telecom.