Un objet érotique inattendu, le verre de bière

par Paul Villach
jeudi 18 septembre 2008

« Ci n’entrez pas, hypocrites, bigots… cagots, cafards empantouflés », avertit Rabelais à l’entrée de son abbaye de Thélème. On serait tenté d’en faire autant au seuil de cet article pour dissuader certains lecteurs d’aller plus loin. Une récente analyse d’affiche arborant un aguichant abricot a eu le don de les exaspérer : ils se refusaient à voir ce que l’auteur y reconnaissait et l’accusaient évidemment de projeter ses fantasmes.

Il est à craindre que ne se rejoue la même scène pour leur plus grande confusion. Car qu’y a-t-il de plus innocent qu’un verre de bière et, quand il fait très chaud, quoi de plus délectable que de savourer « la première gorgée de bière », « la seule qui compte », selon Philippe Delerm (1) ? Mais a-t-on idée à quoi elle peut être associée à en juger par les efforts publicitaires des brasseurs pour la rendre encore plus voluptueuse ?

Deux publicités de bière au Portugal et en Autriche

On pouvait voir, en cet été 2008, dans deux pays européens éloignés l’un de l’autre, deux publicités de bières différentes, mais qui usaient de la même stratégie. L’une vantait à Coïmbra les charmes de la bière portugaise Superbock, l’autre, à Vienne, ceux de la bière Hirter (voir photos ci-contre et ci-dessous). Est-il possible de nier que le leurre d’appel sexuel soit employé dans l’une et l’autre quoique différemment pour d’abord capter l’attention ?

1- La publicité de Superbock
Par intericonicité et la féminité de la ligne courbe aidant, Superbock donne à voir dans le gros plan partiel d’un verre ballon que la fraîcheur d’une bière dorée fait transpirer à grosses gouttes, le délicat modelé d’un sein, vu de profil ? Les cagots incrédules auront peut-être besoin de la légende pour s’en convaincre et encore ! « Miss Playbock », lit-on crûment. Est-il utile d’insister sur le décor rouge passion sur lequel tranche par contraste ce sein doré de bière ? On ne saurait mieux, par image, assimiler un verre de bière à un objet érotique. Les gouttelettes de transpiration, par ambiguïté volontaire et amalgame, sont autant celles d’un verre glacé par temps chaud que celles qui perlent sur un sein dévoré d’ardeur amoureuse, à l’exception de l’une d’elles plus grosse qui dessine un mamelon.


2- La publicité de Hirter
La mise en scène de la bière Hirter est-elle moins torride ? Les lignes de la chope sont verticales, donc on ne peut plus masculines ; l’arrondi de l’anse est dissimulé. Quant à l’intericonicité, c’est la posture des doigts féminins pris en gros plan qui l’oriente. L’instantané qui les saisit en train d’effleurer le verre est la métonymie d’une caresse. La stylisation des lignes ne contrarie nullement l’image qu’elles représentent, avec le symbole de la mousse qui déborde. Pour confirmation, si besoin est, dans un cartouche juste au-dessus, la posture contemplative de la jeune femme, regard oblique, lèvres ouvertes déformées contre un doigt qui s’y presse, est une autre métonymie des pensées inavouables qui lui traversent l’esprit à la vue d’un autre verre de bière plus effilé d’où s’échappe la même mousse. Manifestement Hirter propose une érotisation de la bière à double usage masculin et féminin. 

La sexualité humaine étant avant tout cérébrale, les procédés d’insinuation permettent à merveille au leurre d’appel sexuel de pratiquer le double jeu de l’exhibition et de la dissimulation sans accaparer le regard sur l’objet sexuel au détriment du produit à promouvoir. Comme le montre Hirter, l’exhibition qu’ils fournissent, peut même être d’une incroyable impudeur que la méthode ostentatoire ne saurait approcher sans encourir aussitôt la censure de la morale publique.

Les exemples de la brasserie Heineken

La brasserie Heineken a été sans doute une pionnière dans l’érotisation publicitaire de la bière. Elle a, par exemple, contourné par les mêmes procédés d’insinuation la législation française qui régit la publicité de l’alcool. Il y a quelques années, un dessous-de-verre cartonné présentait la photo d’une capsule pliée en deux avec, à l’intérieur, en haut du sillon de la pliure une gouttelette de bière dorée (voir photo ci-dessous). L’intericonicité n’était-elle pas évidente ? C’était un coquillage, aux mêmes bords dentelés, qui, baillant, montrait sa perle précieuse ? Mais une autre intericonicité avec ambiguïté volontaire, n’égarait-elle pas aussitôt l’esprit pour y reconnaître dans le même temps le symbole d’un sexe féminin ? On entend d’ici les cafards et les cagots pousser des cris d’orfraie, ravis de tenir la preuve d’une nouvelle projection éhontée de fantasmes.

On est donc obligé d’abattre ses dernières cartes. Et c’est encore à Heineken qu’on les emprunte. On l’a vu avec Hirter, en stylisant l’objet représenté tout en gardant une relation de ressemblance, le symbole offre au leurre d’appel sexuel de nouvelles métamorphoses que l’intericonicité fait tout de suite reconnaître. Heineken a justement usé longtemps du symbole pour inscrire ses promotions dans un contexte sexuel torride, selon son slogan « La bière qui fait aimer... la bière ».

En mai 1988, six pages entières publiées, non dans un journal spécialisé, mais dans le journal Le Monde, n’évoquaient ni plus ni moins que six étapes d’un coït à l’aide de symboles transparents dont ni les euphémismes ni l’humour n’atténuaient la paillardise (voir ci-dessous les photos) : 1- un Eros « bandait » son arc avec un cœur en guise de pointe de flèche : « C’est ma tournée », disait-il. 2- Un décapsuleur en forme de cœur brandi obliquement par une main prévenait comme Carmen : « Et si je t’aime, prends garde à toi ». 3- Une capsule de bouteille pliée, car forcée pour être ôtée, avait pour légende « On se souvient toujours de son premier grand amour  ». 4- Un verre de bière dont la mousse débordait était ainsi commenté : « Un amour impétueux ». 5- Une canette introduite dans un verre renversé n’était autre que « Roméo et Juliette  ». 6- Enfin un verre vide, mais encore maculé de mousse sur les parois invitait à poser la question : «  Alors, heureux ? »


S’il se trouve encore des incrédules, on ne peut plus rien pour eux. Il n’est pire aveugle que celui qui ne veut pas voir. Car le leurre d’appel sexuel ne vise pas seulement à capter l’attention comme nul autre ne sait le faire, en stimulant le réflexe de voyeurisme. Il entend provoquer simultanément un réflexe de frustration qu’il se propose aussitôt de soulager en amenant le lecteur à un échange mental : faute de pouvoir accéder à « l’objet de désir » exhibé, celui-ci est invité à « désirer l’objet » qui lui est associé et qui de cette proximité ressort auréolé et désirable. C’est ainsi que « l’objet du désir  » doit devenir « le désir de l’objet  » et qu’un verre de bière peut se métamorphoser en objet érotique à consommer avec modération. Paul Villach 
 

(1) Philippe Delerm, La Première Gorgée de bière et autres plaisirs minuscules, Éditions de l’Arpenteur, 1997.

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