Un pays neutre

par Bruno Hubacher
mardi 16 juin 2020

Ce fut une véritable vague d’indignation qui traversa le monde politique suisse ces jours suivant le 12 février 2020, jusqu’à ce que l’attention médiatique se tournait vers l’apparition de la pandémie du « coronavirus ». Il est donc fort à craindre que le fin mot de cette histoire finira au fond des tiroirs de la « Commission d’enquête sur les activités des services secrets suisses », la DELCDG.

Subira-t-elle le sort de la « Commission Bergier » sur les relations économiques et financières entre la Suisse et le Troisième Reich ? Si c’est le cas, on pourra en déduire que, décidément, la Suisse a mal à son Histoire. 

Le dernier trouble-fête en date ? Le magazine d’actualité de la télévision public suisse « Rundschau », qui lança ce gros pavé dans la mare de la quiétude de la vie parlementaire suisse. Certains de ses membres ont dû se voir soudainement rattrapé par le passé, un passé de « Guerre Froide » et de lutte acharnée contre le communisme dans le monde, un combat dont l’épicentre était, comme nous le savons maintenant, et cela jusqu’en 2018, la Suisse, l’incarnation de la neutralité et pionnière des « bons offices ».

Tout commence avec un document secret de 280 pages en provenance des archives de l’agence des services secrets américains, CIA, document qui avait d’abord transité par la télévision publique allemande « ZDF », pour atterrir sur le bureau d’une journaliste de la télévision suisse. Son contenu explosif raconte une histoire d’espionnage autour d’une société, spécialisée dans le domaine des télécommunications et de la cryptographie, Crypto AG, domiciliée à Steinhausen, dans le canton de Zoug, accessoirement paradis fiscal et siège de la multinationale « Glencore ».

La relation entre la Suisse et la CIA date des jours sombres de la deuxième Guerre mondiale, quand le diplomate américain, Allen Dulles, frère du Secrétaire d’Etat de l’administration Eisenhower, John Foster Dulles, fut stationné à Berne en tant qu’agent de l’organisation OSS, prédécesseur de la CIA, pendant la durée du conflit.

En tant que premier Directeur de la CIA, fondée en 1947, le dernier acquit une solide expérience de fomenteur de coups d’état divers et variés, Iran 1953, Guatemala 1954, dans ce contexte il fut accessoirement actionnaire majoritaire de la « United Fruit Company », ainsi que l’invasion ratée de la « Baie des cochons », qui lui coûta finalement son poste.

Tantôt terre d’accueil de révolutionnaires et anarchistes du monde entier, tantôt bastion du libéralisme économique, la Suisse se distingue par sa remarquable capacité à jouer sur tous les tableaux. Elle appelle cela la neutralité.

Ainsi, en 1948, l’ingénieur et inventeur suédois, expert en cryptographie, Boris Hagelin, fut accueilli à bras ouvert en terre d’accueil pour dissidents, après que la Suède lui interdit l’exportation de sa machine de chiffrage CX52, considérée comme « matériel de guerre ». En 1952 il créa sa propre société, Crypto AG.

A l’issue de la deuxième Guerre mondiale, l’Allemagne vaincue était devenue une sorte de « Cheval de Troie » pour l’institutionnalisation du « American way of life » en Europe et dans le monde. Ainsi, les services secrets allemands (BND) et la CIA, se montraient particulièrement intéressés par la technologie du savant suédois et décidèrent d’acquérir, via une société écran, domiciliée au Liechtenstein, la majorité des parts de sa société Crypto AG. 

Ce fut le début de l’opération « Rubicon », élaborée et mise en place par la CIA, en collaboration avec le BND, dont les parts furent repris par la CIA en 1993, qui poursuivait l’opération jusqu’en 2018.

Parmi les clients principaux auxquels Crypto AG fournissait ses services figuraient notamment les commandements militaires et services secrets de l’Iran, pays entre lequel et les Etats-Unis la diplomatie suisse propose également ses traditionnels « bons offices », l’Arabie Saoudite, l’Iraq, la Jordanie, la Libye, l’Indonésie, l’ancienne Yougoslavie, l’Argentine, la Corée du Sud et même l’Italie, l’Irlande, l’Espagne, le Vatican et l’ONU.

Le principe de l’opération consistait à manipuler, à l’insu de la grande majorité des employés, les appareils de cryptage en les transformant en « Chevaux de Troie », en fournissant simultanément les clés de déchiffrage aux services secrets américains et allemands, comptant sur les fait que la fiabilité des produits suisses et, surtout, la légendaire neutralité politique de la patrie de Guillaume Tell allaient servir d’argument de vente convaincant. 

C’est ainsi que, peut-être, certains événements historiques seront dorénavant analysés sous un angle nouveau par les historiens, notamment les négociations de paix entre Israël et l’Egypte en 1978 à Camp David, sous la houlette du Président Jimmy Carter, le cours des opérations militaires dans le conflit entre l’Argentine et la Grande Bretagne au sujet de la souveraineté des Iles Malouines en 1982, l’invasion du Panama par les Etats-Unis sous le nom de code « just cause » suivie par l’arrestation du général Manuel Noriega en 1989 pour trafic de drogue, ou encore la passivité des pays occidentaux face aux programmes de torture systématiques par la junte militaires argentine de 30'000 opposants politiques sous le commandement du général Jorge Rafael Videla, l’enlèvement et la torture d’adolescents militants (la nuit des crayons) le lâchage de dissidents, vivants, d’avions militaires au-dessus de la mer.

Le 18 mars 1992, les responsables de l’opération « Rubicon » de Langley furent sur le qui-vive pour la première fois. Les autorités iraniennes se doutaient de quelque chose et arrêtèrent le représentant commercial de la firme suisse, Hans Bühler, à Téhéran. Comme la plupart des employés, il était convaincu de vendre à ses clients un produit fiable et de bonne qualité. Le 4 janvier 1993 il fut libéré après le paiement d’une rançon de 1 million USD, versée par les services secrets allemands BND.

Cherchant à connaître les raisons de son arrestation à son retour il fut licencié comme un malpropre et interdit par le Ministère public zurichois, sur instigation de son ancien employeur, de parler de cette affaire en public. Décédé en 2018 il n’aura jamais connu la vérité.

Au micro de l’émission d’actualité « Rundschau » de la télévision suisse, le directeur de la firme à l’époque, Michael Grupe, réfutait catégoriquement les accusations des autorités iraniennes, les taxant de fantaisies. Les agents de la CIA de leur côté furent satisfaits de l’intervention du directeur : « Grupe a réussi à dissiper les doutes, ce qui a sauvé l’opération « Rubicon » ». 

Suite à l’affaire « Bühler » l’Office fédéral de la police menait une enquête « approfondie », entre 1994 et 1995, en inspectant également les locaux de la firme Crypto AG, sans résultat. Les agents de la CIA se réjouirent d’une enquête « pro forma ».

Ni le Conseiller Fédéral Kaspar Villiger, responsable du Département fédéral de la défense à l’époque ni la Procureure générale de la Confédération, entre 1994 et 1998, Carla del Ponte ne se souviennent.

Les agents de la CIA voyaient les choses différemment « Les personnes clé du gouvernement suisse connaissaient parfaitement l’implication de pouvoirs étrangers dans les affaires de la Crypto AG mais refusaient d’en parler ouvertement, pouvant ainsi se défausser plus facilement. »


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