Un rêve nommé Icare

par Frankie
mercredi 4 juillet 2007

Frankie, cette nuit, a rêvé qu’elle volait si haut qu’elle pouvait presque toucher le soleil. Par chance, elle ne fut point brûlée car à l’instant où elle s’approcha un peu trop près de l’astre flamboyant, un fil la tira en arrière et la ramena sur la terre ferme...

Au réveil, cela lui fit penser à Ariane et à Icare, fils désobéissant de Dédale, dont le sort, hélas funeste, est connu de tous.

Dédale était cet architecte qui construisit, en Crète, le labyrinthe pour le Minotaure et qui montra à Ariane comment Thésée pourrait en sortir. En apprenant que les Athéniens avaient trouvé le moyen de s’en échapper, le roi Minos fut aussitôt convaincu qu’ils n’auraient pu y réussir sans l’aide de Dédale. En conséquence, il emprisonna l’architecte et son fils dans ce même labyrinthe, ce qui au demeurant était un excellent plan, puisque sans indication, même son auteur ne pouvait en découvrir l’issue. Mais le grand inventeur n’était pas en peine pour si peu. Il dit à Icare : "La fuite peut être entravée par la terre et par l’eau, mais l’air et le ciel sont libres, c’est par là que nous irons : que Minos posséde tout, il ne posséde pas le ciel". Et il fabriqua deux paires d’ailes qu’il fixa avec de la cire à ses épaules et à celles de son fils. Avant de prendre leur envol, Dédale recommanda à Icare de ne pas s’élever trop haut sur la mer car, en approchant de trop près le soleil, la cire pourrait fondre et les ailes se détacheraient. Tous deux s’élevèrent donc, légèrement et sans effort, et quittèrent la Crète ; le merveilleux pouvoir grisa l’adolescent qui monta de plus en plus haut. Ses ailes se détachèrent et il tomba dans la mer où les eaux se refermèrent sur lui.

Pour la petite histoire, sachez qu’Ariane, séduite par Thésée, lui fournit, contre la promesse de l’épouser, un fil qu’il dévida derrière lui afin de retrouver son chemin, seul moyen de triompher du labyrinthe qui n’avait qu’une seule entrée. Mais après avoir tué le Minotaure, le héros, lui préférant sa sœur Phèdre, l’abandonna sur l’île de Dia. Elle quitta finalement l’île pour suivre le dieu Dionysos, à Lemnos. Selon d’autres traditions, elle mourut de chagrin ou fut mise à mort sur demande de Dionysos par Artémis. C’est la version d’Homère, reprise par Racine dans ses fameux vers (Phèdre, I, 3) :

« Ariane, ma sœur, de quel amour blessée
Vous mourûtes aux bords où vous fûtes laissée !
 »

Une autre version présente l’abandon d’Ariane comme la cause de l’oubli de Thésée de changer les voiles de son navire. Celles-ci auraient dû être remplacées par des blanches si le héros avait vaincu. Un brouillard vient entourer le bateau et troubler la mémoire de Thésée, châtiment envoyé par les dieux pour sa trahison. Egée, père du héros, guette le retour du navire. En voyant les voiles noires, signe de deuil et d’échec contre le Minotaure, il se jette dans la mer qui désormais porte son nom.

En fin de compte, nous devons le fil conducteur à Ariane, au sens propre (en plongée sous-marine) comme au sens figuré (en ergonomie) et plus particulièrement de nos jours dans le domaine de la conception d’interfaces informatiques : un fil d’Ariane, aussi appelé "chemin de fer" (et, en anglais, breadcrumb), est une aide à la navigation sous forme de signalisation de la localisation lecteur dans un document (très souvent, une page d’un site web). Et toujours par référence à ce mythe, la fusée européenne porte son nom.

Revenons-en à Dédale et à Icare qui cherchent à échapper à la vengeance de Minos : il existe une version plus prosaïque de la légende. Dédale et Icare fuient la Crète dans de petites nefs - Dédale ayant inventé à cette fin le principe de la voile jusqu’alors inconnu aux hommes. Mais Icare, navigateur maladroit, fait naufrage au large de Samos. Son corps est trouvé sur les rives de l’île par Héraclès, qui lui donne une sépulture et renomme Samos et la mer alentour du nom du défunt (Icarie).

Le mythe d’Icare aborde des thèmes comme les relations père-fils, ainsi que le désir de l’homme d’aller toujours plus loin, au risque de devoir se retrouver face à sa condition de simple être humain. Mais loin d’être une banale histoire d’indiscipline filiale, la légende de Dédale et Icare appartient aux mythes de transgressions qui impliquent l’audace des hommes : dépasser les limites qui leur sont imposées par les dieux. En l’occurrence, il s’agit pour les hommes de violer des espaces, et plus particuliérement les espaces aériens que les dieux se sont réservés lors de la répartition du monde. Et c’est bien sûr à leurs risques et périls : ils construisent alors des machines que l’interdit rend dangereuses. En cela, le mythe de Dédale et Icare est proche du mythe des Argonautes qui se sont rendus coupables d’avoir fabriqué le premier bateau et d’avoir pris le risque de naviguer dans les territoires propres aux divinités marines. Du reste, le vocabulaire et les images utilisés par Ovide pour raconter l’envol de Dédale et Icare (Métamorphoses, VIII, 183-235) empruntent à l’univers de la navigation. Par ailleurs, plusieurs commentateurs ont fait observer que la disposition, l’assemblage, la courbure des ailes n’étaient pas sans rappeler les étapes de la construction de la carène d’un bateau. Pour rejoindre Athènes, Dédale se dirige d’abord, comme le feraient sans doute des marins, vers le Nord-Est et l’Asie mineure pour éviter les vents dominants qui, en Méditerranée, soufflent souvent du Nord vers le Sud et gênent toute navigation Sud-Nord : s’il était facile d’aller en Crète depuis Athènes, le retour en revanche imposait aux anciens un long périple par l’Est ; de plus, comme l’aurait fait un bateau dans l’antiquité, les voyageurs ont longé les côtes, suivi les îles et gardé la terre en vue tant que c’était possible. Dans ce contexte, il n’est sans doute pas indifférent qu’Icare tombe non pas sur terre, mais dans la mer. Il expie sa transgression des espaces célestes par une mort dans les espaces marins, comme si les dieux voulaient souligner qu’Icare a d’abord commis une faute d’impiété avant de commettre une faute d’indiscipline. Par ailleurs, la séquence du vol a été doublée par une tradition moins fameuse, mais assez répandue, qui veut que Dédale se soit enfui non par les airs, mais par la mer. La présence du bateau dans le tableau de Breughel est peut-être une allusion à cette version alternative et rationalisante du mythe. Selon le voyageur grec Pausanias, le père et le fils naviguaient côte à côte sur de petites embarcations construites par Dédale. Pendant ce voyage, Icare, pilote maladroit, fait chavirer sa barque et se noie.

L’enjeu de la transgression est reconnu par Dédale lui-même qui dit à Jupiter : "Excuse mon entreprise, Jupiter, toi qui règnes dans les cieux. Ce que je veux, ce n’est pas violer la région des astres ; mais pour fuir un maître, je n’ai pas d’autre voie que ton domaine. Si le Styx m’offrait une route, nous passerions à la nage les eaux du Styx. Je suis contraint de modifier les conditions de ma nature".

Les activités du vol et de la navigation sont certes distinctes, mais elles sont pensées à travers un modèle intellectuel identique, un système de représentation commun, qui, dans l’imaginaire mythique signifiait la manifestation de l’audace humaine à vouloir construire des machines qui permettaient de violer des territoires interdits et d’augmenter ainsi les espaces de sa maîtrise sur le monde. La recommandation de Dédale résume bien le statut de l’homme, invité à tenir sa conduite entre deux excès contraires, selon la définition antique de la vertu  : "Virtus est medium uitiorum et utrimque reductum" soit "La vertu est le milieu entre deux vices, à égale distance de l’un et de l’autre", dit Horace. A cet égard, le nouveau comportement de Dédale est exemplaire de la "juste mesure" que les dieux imposent aux hommes pour garantir les équilibres naturels ; à l’inverse des dieux, dont la conduite se distingue par les excès de tous ordres, l’homme est contraint à la vertu sous peine de terribles châtiments. L’homme ordinaire ne s’y trompe pas : il manifeste sa stupéfaction devant ce prodige qui relève d’un orgueil inouï. Les hommes restés sur terre observent deux des leurs occupés à s’emparer d’une route qui les conduit dans la partie du ciel réservée au séjour habituel des dieux. Ces représentations ne sont, du reste, pas sans ambiguïté lorsque l’on sait qu’Athéna a, elle-même, participé à la construction du bateau des Argonautes, qu’elle est une déesse technicienne protectrice des métiers du bois et qu’elle protège les pilotes de navire en mer, comme Ulysse autrefois.

Frankie est certaine que vous avez saisi la signification de son rêve et fatalement de son article. Car en ces temps incertains, tout comme dans la mythologie, il n’est question que d’implications humaines.


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