Une tolérance ŕ sens unique

par Patrick Adam
jeudi 6 avril 2006

Sous prétexte d’une fallacieuse générosité intellectuelle, ceux qui se définissent comme des gardiens du temple de la pensée unique (et des bonnes manières) en viennent régulièrement à courber l’échine devant les plus dangereuses manifestations d’une intolérance manipulée d’un bout à l’autre de la planète par des intégristes qui ne vivent que dans la peur de l’autre et qui n’ont de l’Occident que la vision de l’antichambre de l’enfer. Prompts à se dresser (avec raison) contre les dérives idéologiques des néo-cons d’outre-Atlantique, ils se voilent ostensiblement la face devant le spectacle d’un islam ouvertement caricaturé par une tranche de plus en plus importante de ses fidèles. Y aurait-il donc une impossibilité viscérale à expliquer à ces fous de Dieu que nos sociétés ont mis des siècles à élaborer d’autres principes de vie que les leurs, et ceci pour permettre à chacun de s’exprimer comme bon lui semble, tant qu’il ne nuit pas à son prochain ? Ne serait-ce pas faire preuve de racisme philosophique que de « ménager » certains peuples peu enclins à l’autocritique, au détriment de ceux qui en ont fait depuis des siècles un art de vivre, parfois même contre leurs propres intérêts ?

Une fois de plus, M. Sylvain Reboul a sacrifié au rite et il s’est pris à nouveau les babouches dans le tapis en revenant sur "l’affaire" des caricatures de Mahomet. Peut-être devrait-il à l’occasion débaptiser son site nommé "Le rasoir philosophique" pour l’appeler "Le couperet philosophique", ou « La burka philosophique », ce qui tiendrait davantage compte de ses tendances de censeur masqué dès qu’on touche aux rapports de l’Occident avec l’islam.

Nous sommes sans doute nombreux à regretter ne pas l’avoir entendu s’exprimer sur le sort de ce pauvre Pakistanais converti au christianisme et dénoncé par sa femme et ses filles ; sur la pantalonnade de la justice de son pays qui, pour ne pas aller à l’encontre de la charia, n’a rien trouvé de mieux de le déclarer fou. N’étions-nous pas là devant la plus cruelle des caricatures de l’islam le plus ringard ?

La peur de déplaire aux islamistes est porteuse de bien des dangers. Agiter la peur est en soi un acte violent. C’est la pire méthode d’éducation à la disposition de parents ou d’éducateurs privés de références culturelles solides. Contraindre au silence ceux qui s’interrogent sur l’avenir de nos sociétés, et sur l’apport des différentes cultures dans le concert des nations, n’est sans doute pas la meilleure voie de compréhension entre les peuples. Le conflit de civilisation que l’on prétend combattre sort plutôt renforcé par de tels propos, qui tournent fatalement en rond, puisqu’ils cherchent à imposer, de façon sélective, une tolérance à sens unique, sans jamais demander de contreparties à ceux qui la foulent aux pieds sauvagement sur d’autres rives, tant dans leurs prêches moyen-âgeux que dans leur presse attentatoire aux plus élémentaires libertés individuelles. Il suffit, pour s’en convaincre, de se référer à l’excellent reportage du dernier numéro d’Envoyé spécial sur les coulisses de ce qui s’est réellement passé au cours des derniers mois au Danemark. L’indignation ciblée est devenue une arme de destruction massive autrement plus efficace que l’Irak d’avant le chaos américain. Quant à l’angélisme de ceux qui se rangent aveuglément derrière de tels agitateurs professionnels, en espérant les amener par l’exemple à plus de raison ou de retenue, il me fait de plus en plus froid dans le dos, tant ils se fourrent le doigt dans l’œil jusqu’au calcanéum, et tant il paraît évident que nous finirons, plus rapidement que prévu, par le payer très cher. Combien de temps encore les thuriféraires du politiquement correct nous laisseront-ils la possibilité d’affirmer haut et fort qu’en dépit de certains dérapages, l’humanité a tout à gagner d’un excès d’ouverture d’esprit, plutôt que d’un manque d’air frais ? Soyons nombreux à combattre l’inconscience démagogique qui cherche par tous les moyens à culpabiliser ceux pour qui la liberté et la laïcité (car c’est la même chose) n’ont pas de prix, même si de tels principes peuvent nuire à tous ceux à qui elles font peur. Je veux pouvoir continuer à vivre dans une société qui a enfanté Lautréamont, Jean Lorrain, Boris Vian et tant d’autres contestataires de l’ordre établi et des croyances. Je veux continuer à pouvoir cultiver mes Fleurs du mal tant que je m’en sentirai la force. Et même si je n’achète plus Charlie hebdo depuis longtemps, je veux pouvoir me réjouir encore longtemps qu’une telle publication soit affichée dans nos kiosques et sème du poil à gratter dans un monde de bourgeois empâtés, dont Jacques Brel disait, avec raison, qu’ils ne gagnent rien de vraiment bon à vieillir.

A quoi sert d’insister sur le fait que ce sont de sales fachos qui ont caricaturé le prophète des musulmans ? Et alors ? La question n’est pas de savoir qui l’a fait, mais si, dans nos sociétés, on peut ou non se permettre de le faire. Déplacer le débat vers de telles considérations annexes ne sert, une fois de plus, qu’à noyer le poisson. Bien sûr, on peut déplorer que de tels dessins aient pu blesser des gens qui, sur le plan intellectuel, n’ont pas grand-chose d’autre à vivre que leur foi. Mais faut-il pour autant s’interdire d’aborder des sujets sensibles, sous prétexte qu’en face, il y a un milliard d’individus qui n’attendent que ça pour nous tomber dessus... La justice est là pour sanctionner les dérapages. Ce n’est pas à la rue de le faire. Ça finit trop souvent par des lynchages. C’est quand même faire peu de cas des penseurs musulmans qui, avec courage, se sont engagés dans la voie de la modernité et qui aimeraient que s’instaure un vrai discours critique sur les fondements de leur foi. Ils doivent se sentir bien seuls, par les temps qui courent. Je me demande si nous ne sommes pas en train de leur savonner copieusement la planche sur laquelle ils essaient de tenir debout. Mme Nadia Yassine, fille du cheikh du même nom qui rêve de prendre le pouvoir au Maroc en endossant le costume antédiluvien de "mahdi", c’est-à-dire d’envoyé direct de Dieu, a avoué dans les colonnes de la presse marocaine que les caricatures danoises ne la choquaient pas plus que d’autres critiques formulées à l’encontre de l’islam, et que si elle avait appelé ses ouailles à manifester bruyamment à Rabat (manifestation qui a connu un vif succès), c’était tout simplement parce qu’elle tenait à user de son pouvoir politique, et (je résume son propos) qu’elle aurait été stupide de ne pas en profiter.

Dernier point. Pour mieux culpabiliser les francs-tireurs de la pensée libre, on nous sort toujours la même rengaine : dès qu’on touche un tant soit peu à l’islam, on fait le lit du Front national... Cette remarque, je l’entends depuis longtemps, exactement depuis le printemps 1983, quand la vague lepeniste montait inexorablement dans le Sud de la France, exacerbée par des politiciens sans foi ni loi et quelques syndicalistes de l’usine Citroën d’Aulnay-sous-Bois qui, au journal télévisé, réclamaient à cor et à cri d’arrêter les chaînes de montage pour pouvoir faire leur prières. Alors, quand on s’attaque aux exciseurs africains, on fait le lit de qui ?

La paix est un combat, n’en déplaise aux GO qui officient sous les frondaisons du Club Med de la philosophie.

Les Danois ont été obligés de se confondre en excuses pour ne pas perdre quelques parts de fonds de caddies, dans les supermarchés du Golfe. Etre ou ne pas être vendu... C’est là toute la question aujourd’hui. Prenons-en acte, même s’ils n’en sortent pas grandis. Mais pourquoi, par solidarité, les Européens ne boycotteraient-ils pas, au niveau culturel, les pays qui font preuve d’intolérance envers les valeurs qu’ils défendent ? Je me souviens des campagnes de boycott touristique de l’Espagne de Franco, dans les années 1970. Et ça marchait ! Bien sûr, ça n’empêchait pas les Allemands d’envahir la Costa Brava, mais j’ai connu pas mal de gens qui n’avaient pas du tout envie d’apporter leur contribution financière à un régime d’assassins. La politique se portait alors haut et fort en sautoir à la boutonnière. Elle n’était pas devenue cette chose miteuse et rapiécée qu’on épingle de travers comme un badge de représentant de commerce et qui ressemble davantage à un bout de bande Velpo usagée. Si l’Europe estime qu’elle a encore un message à faire passer dans le monde, il est à regretter que ce soit celui de pauvres commerçants peureux. Max Weber avait raison : l’éthique du protestantisme a envahi la planète. C’est ça, l’horreur philosophique qui nous pend au nez. Surtout si pointe à l’horizon une alliance objective des guildes avec le souk.


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