Une troupe de théâtre abrite 55 élèves pour la nuit du 13 novembre
par Cynthia Klapczynski
vendredi 20 novembre 2015
Alors qu’ils étaient venus assister à deux spectacles à la Cartoucherie de Vincennes, les élèves de 5 classes n’ont pas pu, pour leur sécurité, rentrer à Paris. Les comédiens de La Baraque Liberté et l’équipe du Théâtre du soleil n’ont pas hésité un instant à les héberger pour cette nuit bouleversante. Mieux, ils les ont merveilleusement reçus chez eux et ont donné tout leur sens aux valeurs pour lesquelles ils s’engagent : la solidarité et la fraternité. Une expérience du théâtre inouïe et une expérience du collectif réconfortante et consolatrice, prouvant que malgré tout, cela vaut la peine d’être un humain. Ce récit leur rend hommage.
Ce vendredi 13 novembre 2015, nous partons pour ce qui devait n’être qu’une grande sortie pédagogique : une après-midi de visite du château de Vincennes et du Parc floral de Paris et une soirée au théâtre. Nous devions être de retour chez nous vers minuit, mais tout ne se passe pas comme prévu.
Nous sommes 55 élèves de différents lycées professionnels parisiens. Nous avons tous plus de 16 ans et venons d’arriver en France d’un peu partout dans le monde : Mali, Afghanistan, Tunisie, Bengladesh, Roumanie… On nous appelle les élèves allophones arrivants non scolarisés antérieurement parce que nous ne parlons pas tous le français et que nous ne sommes pas vraiment allés à l’école dans notre pays d’origine. Cette sortie est un moment de découverte, de rencontre, de récréation, de joies et de respiration, organisée dans le cadre d’un projet du CASNAV[1] de Paris cofinancé par le Fonds Social Européen.
A 17h30, après une belle balade, nous avons rendez-vous avec la troupe de théâtre La Baraque Liberté à la Cartoucherie de Vincennes. Pour Bouc de là !, mis en scène par Caroline Panzera, nous avons été invités à intervenir durant la pièce : un passage est consacré au Chœur des citoyens pour donner à la représentation sa dimension politique et aux spectateurs un rôle actif de représentants de la Cité, comme dans l’Antiquité à la naissance de la démocratie. Nous découvrons d’abord le décor de la pièce : un grand hangar est traversé d’une rue éclairée par des lampadaires, les spectateurs seront répartis de chaque côté assis par terre sur des tapis brosse, derrière des barrières de chantier. Puis, nous avons la chance de travailler une petite heure avec les comédiens. Nous répétons plusieurs fois le texte pour réussir à être tous en harmonie : les comédiens déclament le poème et nous chuchotons les mots que nous comprenons en écho. Nous ne savons rien d’autre du spectacle auquel nous allons bientôt assister.
Après le repas, servi par les comédiens eux-mêmes comme c’est l’usage au Théâtre du Soleil, nous voilà parmi les autres spectateurs un peu anxieux à l’idée de manquer notre « moment ». Bouc de là ! se déroule à la porte d’un centre d’hébergement pour migrants quelque part en Europe. On y rencontre les gérants du centre, des journalistes, des figures monstrueuses et surtout ceux qui restent à la rue parce qu’il n’y a pas assez de place pour eux à l’abri. Leurs histoires, leurs vies, leurs espoirs, leurs frayeurs, leurs colères sont mis en poésie et en musique.
C’est émouvant, perturbant, parfois violent, parfois drôle, très juste et très beau. Plusieurs d’entre nous reconnaissent des bribes sublimées de leurs propres expériences. En plus, un des comédiens était dans la même classe que nous l’an dernier ! Nous sortons de là un peu éberlués, enchantés aussi : c’est la première fois que nous assistons, et même participons, à ce type de spectacle ; nous découvrons cette manière de représenter le monde.
Nous avons à peine un quart d’heure pour nous remettre de nos émotions que le second spectacle commence dans l’autre salle. Il s’agit de la reprise, par le Théâtre Aftaab en Voyage, de la pièce La Ronde de nuit, mise en scène par Hélène Cinque.
Cette fois, les spectateurs sont installés sur des gradins et sur la scène il y a des amoncellements de caisses, de livres, de décors de spectacles, une cuisine, un lit, des matelas et des couvertures. Un réfugié afghan devient le gardien de nuit d’un théâtre un peu déglingué et accueille, bon gré mal gré, un groupe de compatriotes qui cherche à se protéger du froid terrible qui sévit cette nuit-là. Ils installent les matelas comme ils peuvent sur la scène. Leurs rêves ou leurs cauchemars se matérialisent sous nos yeux tandis que d’autres personnages traversent la pièce : la famille restée en Afghanistan que nous voyons via internet, un policier en patrouille qu’il faudra réchauffer, une prostituée au grand cœur qui travaille non loin, un clochard aviné qui n’accepte de la générosité des propriétaires du théâtre qu’une douche chaude, une jeune femme russe dont la situation administrative n’est pas réglée…
Les comédiens afghans jouent souvent dans leur langue, mais nous comprenons quand même tout ce qui se passe tant il y a de similitudes entre ces histoires et les nôtres. Comme le dit l’un de nous : « tout ça comme on a vécu, avec les choses mauvaises, et les bonnes ». Nous rions beaucoup, même s’il y a des scènes très crues et très dures.
A la fin du spectacle, les applaudissements retentissent jusqu’à ce que la metteuse en scène nous demande le silence et annonce qu’il s’est passé des événements très graves à Paris et que nous aurons peut-être des difficultés à rentrer à Paris.
Il est 23h15, nos professeurs n’ont que peu d’informations, elles doivent s’assurer que nous rentrerons bien chez nous et nous sommes assez loin de Paris. Nous allons un peu à la hâte à la station de métro Château de Vincennes. Mais la ligne 1 s’arrête à la station suivante et n’entre plus dans Paris. Non loin, un chauffeur du bus 46 nous annonce lui aussi qu’il ne va plus jusqu’à la gare du Nord. Mais nous voyant sur le trottoir, il nous propose de nous emmener jusqu’à la Porte de Vincennes où nous pourrons peut-être prendre le tramway, continuer à pied ou prendre un autre bus…
Durant le trajet, l’inquiétude monte. Les professeurs obtiennent d’autres informations assez contradictoires sur les moyens de transports, on parle de fusillades encore en cours dans les rue de Paris... A l’approche de la Porte de Vincennes, on voit des voitures de police, des gyrophares, on entend des sirènes, on sent la panique. Nous habitons tous des endroits différents, il semble impossible de nous ramener un à un pour assurer notre sécurité. Une professeure décide alors d’appeler la police qui nous conseille de ne pas nous rapprocher de Paris si nous pouvons rester en sécurité ailleurs. Le généreux chauffeur du bus réclame tout de suite à sa régie l’autorisation de nous emmener jusqu’à la Cartoucherie de Vincennes. Tout le monde est au téléphone : nous demandons l’hospitalité au Théâtre du Soleil et chacun prévient les siens de la décision des professeurs de nous mettre à l’abri.
Il est presque minuit, nous débarquons au théâtre et sommes accueillis par le gardien du théâtre, le vrai cette fois ! Nous vivons alors une sorte d’expérience théâtrale totale : juste après la représentation nous voilà dans la même situation, dans les mêmes décors... avec une vieille dame qui nous a suivis, elle n’a pas l’air de comprendre grand-chose et transporte trois énormes sacs remplis de bouchons de champagne. Chacun trouve très vite un rôle à jouer, qui aide à tout installer ou à ranger, qui rassemble les chargeurs de téléphone, qui devient traducteur, qui cherche des informations, qui détend l’atmosphère…
Nous nous installons bien au chaud sur les matelas de La Ronde de nuit dans la salle de la pièce Bouc de là ! mais n’arrivons pas tous à dormir tout de suite. Nous passons encore quelques heures au téléphone pour parler à nos éducateurs, nos parents, nos proches et pour nous informer des événements. Nos professeurs nous aident à écrire des SMS et préviennent les chefs d’établissements et le Rectorat de Paris. Nous bavardons, nous nous inquiétons, nous nous rassurons mutuellement, nous nous sourions beaucoup, nous restons simplement ensemble avec nos professeurs et les comédiens de La Baraque Liberté, buvant du thé ou du café et dégustant la nourriture que nous offre l’équipe du Théâtre du Soleil. La nuit passe, nous finissons par tous dormir au moins quelques heures.
Au matin, on nous prépare encore un superbe petit déjeuner, nous n’en revenons pas de tant de gentillesse et de prévenance. Tout semble plus calme à Paris : nous nous organisons pour rentrer chez nous par petits groupes. Certains sont raccompagnés jusque chez eux par leur enseignante, les éducateurs ou les parents d’autres élèves viennent les chercher à la Cartoucherie, les autres rentrent en métro ou en bus en faisant attention les uns aux autres… Une des professeurs vient de passer 26 heures avec ses élèves !
A 10h30, tout le monde est enfin chez soi. Il est temps de réaliser ce qui s'est passé, c'est en réalité le pire : il faut se confronter à l’horreur incompréhensible.
Cette nuit-là, pour nous, le pire et le meilleur de l’humain a coexisté. Cette nuit de bienveillance et de générosité nous a épargné le choc immédiat. Si certains d’entre nous avait déjà vécu ces nuits sur des matelas alignés, ces peurs et ces incertitudes, cette fois, l’immense chaleur humaine de la troupe de Caroline Panzera y a ajouté un ingrédient bien salutaire en ces journées de deuil. Nous en auront grand besoin dans les jours à venir.
Surtout, allez nombreux assister à ces spectacles d’une brûlante actualité : Bouc de Là ! et La Ronde de nuit ! au Théâtre du Soleil jusqu’au 13 décembre 2015.
Les élèves
[1] Centre Académique pour la Scolarisation des enfants Allophones Nouvellement Arrivés et des enfants issus de familles itinérantes et de Voyageurs