Unesco, ou l’amour de Bordeaux

par Emile Red
vendredi 13 juillet 2007

Mercredi matin, dans le dédale de la une, mon addiction Agoravore me porta vers un article du félin sieur Gasty, fier fils de cheminot oblige, je ne pus m’empêcher d’aller lire ce bréviaire ferroviaire.A force d’interventions, je me trouvais, ne sais-je comment, sur un article traitant du couteau Suisse, d’ailleurs, souvent l’outil primordial du pré-cité cheminot, et me revoilà encore dans une lecture litanique de ces commentaires, sel et piment de cette drogue aurorale, quand une discussion de Bourguignons traitant de patois éveilla en moi une étrange sensation. Non pas que l’animosité séculaire entre les deux grands vignobles titilla mes neurones de Bordelais, mais plutôt un constat morpho-lexico-géographique insolite.

En effet, moi l’exilé, le Libournais, je me dis Bordelais quand en Bourgogne on se dit Bourguignon, serait-ce que Bordeaux fut si vaste que les quelque 10 000,14 km² de la Gironde seraient emmurés dans la belle endormie. Curiosité d’une ville si peu grande qu’elle aspire en son sein toutes âmes alentours, de Blaye à Bazas, d’Arcachon à Sainte-Foy, le Girondin est Bordelais, comme son vin du Médoc, de Fronsac ou Saint-Emilion est vin de Bordeaux. Et le football ne me contredira pas dans cette ascèse Burdigalienne, le Girondin est de Bordeaux, scapulaire en avant, pointe tournée vers la métropole des mesures et des excès.

Cette ville lumière, cette inconnue aux allées immenses, aux cours rectilignes, aux ruelles sombres et tortueuses, mêlant grandeur exubérante et sobriété réservée, Bordeaux, vient d’être élue au pinacle de l’Olympe culturelle mondiale, parée de ses plus beaux atours architecturaux, elle a joint les joyaux de la reconnaissance universelle, enfin distinguée comme patrimoine mondial de l’Unesco. Une fois de plus, le 28 juin dernier, le port de la Lune a fait dans la démesure, pour la première fois l’Unesco a honoré un site aussi vaste, 1 810 hectares de la cité sont devenus "valeur universelle exceptionnelle". Après le pont d’Aquitaine, la place des Quinconces, le parc des expositions, l’estuaire, le vignoble, ce nouveau record vient accentuer les superlatifs de la ville.

Pourtant une ombre ne cesse de ternir les chaleureuses soirées estivales, Bordeaux est mal-aimée, on la dit sale, triste, inhospitalière, on dit du Bordelais qu’il est froid, inamical, renfrogné, toutefois aucune explication rationnelle ne confirme ces assertions. Cette énigmatique hostilité reste une tâche au bonheur local.

Les trop grands bienfaits que la nature ou l’Histoire ont offerts motiveraient-ils ce dédain nourri d’une jalousie souterraine ? Il est vrai que rares sont les cités avec un tel héritage, environnement docile, climat séduisant, histoire grandiose, population variée, richesses naturelles et culturelles prodigieuses, le Bordelais est un carrefour où se côtoient les trois M (Montaigne, Montesquieu, Mauriac) et Sempé, Max Linder et Jean Anouilh, Ausone et Jacques Ellul, où Goya finit ses jours.

C’est l’appel de l’aventure, porte du désert qui, à l’automne, au vent du Sud, dépose ses particules de latérites sur les trottoirs, voie de l’océan dont les embruns iodés stimulent les sensations de liberté, sentier rural où se disputent pinèdes et chênaies, jardins et vignes, coteaux et vallons, plaines et jalles, passages fluviaux vers la montagne éternelle.

Bordeaux est aussi une ville flavescente, du sable maritime au calcaire de ses murs, du mimosa printanier aux eaux irisées de pollen, du sauternes liquoreux aux lumières du soir embrasant ses monuments. Elle peut être paradoxale avec ses alignements d’échoppes, sorte de corons méridiens, et ses hôtels particuliers, avec son antique palais Gallien et sa cité Mondiale, avec cette Garonne sauvage et ses esteys souffreteux.

Elle est une ville en ville et une ville en campagne, à un doigt du vignoble, à un pas des champs maraîchers, à deux des étables de blondes d’Aquitaine ou de bazadaises, à une enjambée de la gemme Landaise, des oies périgourdines. Elle s’alimente d’aloses, de lamproies, de canards et de pibales, de cèpes et de foie gras, d’entrecôtes ou de cannelés, elle aime l’huître et la langouste, le crabe et le couteau, la fine et le Bordeaux. Elle se dore au soleil et surfe le mascaret, adore l’éclair d’août et la bruine hivernale, ses masques calciques la surveillent et la protègent surplombant les portes. Elle est noble au Grand Théâtre et humble aux Capucins, marché fourmilière aux noctambules affairés, elle est bourgeoise à Gambetta, de cafés en cinémas, ouvrière à Ornano au pied du parc Lescure, elle est espagnole, portugaise, africaine à Saint-Michel à l’ombre de la flèche aux momies, elle est étudiante, bohème, artiste à Saint-Pierre la médiévale. Et si les murs sont noircis par l’empreinte du temps, le contraste à l’air lumineux s’en trouve grandi, essentiel.

Elle joue de sa vieillesse avec ses portes d’Aquitaine, Caillau, de Bourgogne, Dijeaux, sa Grosse Cloche, elle camoufle ses remparts, elle a souvenir de ses innombrables révoltes et rébellions de la sécession avec Rome, de la "mala jornada", de l’Ormée, contre Napoléon puis Charles X, elle se rappelle du château Trompette, du Fort du Hâ, cinq siècles romains et trois anglais laissent des traces dans son coeur de carbon blanc. Elle souffre encore des répressions, celles d’Alphonse VIII de Castille, de Charles VII, de Louis XIV. Elle se remémore, au seuil de la révolution, avoir été le second port mondial. Elle se souvient aussi que c’est l’un des siens, Pierre Vergniaud, qui déchut Louis XVI, que ce furent ses députés Girondins les premiers à subir les affres de la terreur avant d’en saigner elle-même. Elle est fière aussi de prétendre être la seconde capitale de la France pour avoir été trois fois la première.

Bordeaux est une histoire à part entière, histoire hors des chemins battus, qui voulut et veut garder les traces de chaque événement. Des Bituriges Vivisques aux Romains, des Arabes aux Espagnols, des Anglais aux Français, de l’empire à la royauté, de la révolution à la république, elle a toujours su répondre présent lorsque la justice était mise à mal. Son histoire a fait d’elle le cocon de l’humanisme dont Montaigne fut l’interprète, elle en porte encore aujourd’hui l’étendard.

Se peut-il que l’incompréhension persiste, qu’une telle ville qui vient de recevoir la plus merveilleuse des consécrations reste victime de cette image déplorable alors que tout y est plus beau, plus prêt, meilleur ? Se peut-il que subsistent ces préjugés sur les habitants de ce coin de France ? Sur un point l’Unesco a répondu, sur l’autre on ne saurait que prier ceux qui doutent encore, de venir séjourner au sein des splendeurs locales, goûter l’art de vivre, nouer les liens si nécessaires à la compréhension, et la découverte de cette antichambre du paradis ne pourra que surpendre et remplir d’aise et de satisfaction. Bordeaux aime éternellement qui l’embrasse.

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