Urgence démocratique : halte à l’état d’urgence !

par Jean François KIBLER
jeudi 11 juin 2020

Nous sommes un groupe d’amis agronomes, juristes, paysans, chercheurs et nous avons décidé de nous mobiliser début mai dans une démarche citoyenne et spontanée, lorsque nous avons appris que l’état d’urgence allait être prolongé, sans débat public et dans l’indifférence générale. Nous avons alors suivi pas à pas la prorogation de l’état d’urgence sanitaire. Nous avons interpellé sénateurs/trices et députés/ées sur les dangers d’une telle loi, ainsi que sur la manière non démocratique dont elle a été débattue et adoptée. Nous avons lancé une pétition le 24 mai pour que nos élus refusent de voter une nouvelle prorogation, qu’ils exercent leur devoir de contrôle du gouvernement et qu’ils s’engagent à ne pas faire entrer des mesures de la loi d’urgence sanitaire dans le droit commun. Cette pétition s’appelle « Urgence démocratique » et a reçu plus de 19 000 signatures à ce jour. Il y a urgence à mettre fin à un état d’urgence qui s’installe. Le gouvernement envisage déjà une deuxième prolongation. Retour sur les faits et alerte sur les risques.

Début d’année 2020, la pandémie COVID s’impose dans une France où une partie de la population est « en guerre » contre un gouvernement concentré à imposer son agenda de réformes politiques néolibérales (réforme retraites, réforme des universités, système de santé sous pression financière…), et qui décide de maintenir le premier tour des élections municipales. Du fait de l’impréparation et la mauvaise anticipation du gouvernement, la crise sanitaire qui arrive est en réalité une crise hospitalière. Les hôpitaux n’ont pas la capacité (nombre de lits) et les moyens (personnels, masques, respirateurs, gants) pour faire face à l’afflux important de patients du Covid-19. Afin « d’aplatir la courbe », on nous impose - sous peine de sanctions - via l’annonce du président le 16 mars, un confinement national car “nous sommes en guerre contre le virus”.

Le 17 mars, l'Assemblée Nationale, atteinte par le COVID, décide de fonctionner en comité “restreint” où seuls les présidents de groupe ont eu les délégations de vote. La loi d’état d’urgence sanitaire est votée dans ces conditions le 23 mars 2020. Elle donne une liberté d’action à l’exécutif très importante, pour une période de 2 mois. Elle lui permet de décider par ordonnances et par décrets dans de nombreux domaines relevant de la compétence du Parlement. Du 25 mars au 27 mai ce ne sont pas moins de 57 ordonnances qui sont prises par l’exécutif. Certaines de ces dispositions détruisent des pans entiers du droit du travail. D’autres prolongent de plusieurs mois (2 à 6) les durées de détentions provisoires, sans même qu’un juge ait à statuer. Au final, cette loi d’état d’urgence sanitaire confère des compétences très larges au pouvoir exécutif sans contrôle effectif du Parlement.

Comme l’indique Elina Lemaire, maîtresse de conférences à l’Université de Bourgogne (CREDESPO), “Il n’est pas certain que la Ve République ait connu, sur une période aussi courte, pareil dessaisissement (à la fois quantitatif et qualitatif) du Parlement”. Or, c’est au sein du Parlement que se font le débat public et les délibérations essentielles en démocratie. C’est également au Parlement également qu’il revient d’exercer un contrôle du Gouvernement. Rappelons l’alinéa 1er de l’article 24 de notre Constitution : « Le Parlement vote la loi. Il contrôle l’action du Gouvernement. Il évalue les politiques publiques ».

Pendant près de deux mois (17 mars au 11 mai), l’exécutif gouverne sans contre-pouvoirs suffisants, restreignant nos droits d’aller et venir, de se réunir, nos droits à la vie privée et familiale, la liberté d’entreprendre. Dans les régions, des pouvoirs supplémentaires sont donnés aux préfets. Les initiatives des préfets et de certaines municipalités surenchérissent, comme les drones de surveillance à Nice, les masques obligatoires dans la ville de Sceaux, les couvres-feux mis en application dans beaucoup de villes. Il faudra la vigilance de la société civile avec notamment la Ligue des Droits de l’Homme et la Quadrature du net, pour que certaines de ces dispositions soient invalidées par les tribunaux administratifs.

 

Alors même que le nombre de malades et de décès diminuent, le gouvernement dépose le 2 mai (soit 21 jours avant la date limite du premier état d’urgence sanitaire) une demande de prorogation de 2 mois supplémentaires des mesures exceptionnelles. La loi est votée en procédure accélérée après seulement quelques jours d’analyse et de débats. Les conditions d’adoption de cette prorogation de l’état d’urgence sont inacceptables. Retour sur cet épisode. 

La loi arrive en première lecture au Sénat le 4 mai. Elle est modifiée et envoyée à l’Assemblée nationale le 6 mai où elle sera adoptée en 2 jours. On compte un délai de 4 semaines en temps normal ! Des amendements sont déposés dans ces deux institutions mais les débats sont écourtés, et ne durent que quelques heures. Des délais qui n’ont pas permis de consulter les organisations compétentes.

A nouveau, la décision est prise en « comité restreint », où seuls 75 députés peuvent siéger et le ou la responsable de chaque groupe politique concentre une grande partie des délégations de votes. Des amendements sont restés sans succès. Dans ces conditions, l’Assemblée Nationale ne représente plus un véritable contre-pouvoir puisque les débats sont écourtés et que seulement une partie des élu(e)s sont écouté( e)s. Cette forme de vote va à l’encontre de l’article 27 de la Constitution « le droit de vote des membres du Parlement est personnel » et précise que «  nul ne peut recevoir délégation de plus d’un mandat  ».

Le 9 mai, la loi arrive à la Commission Mixte Paritaire qui l’approuve. Le Conseil Constitutionnel rendra un avis favorable le 11 mai, tout en formulant cependant une réserve d’interprétation de la loi sur la prorogation de l’état d’urgence, et en censurant certes certaines dispositions. Emmanuel Hirsch, professeur d’éthique médicale à l’université Paris-Saclay et Benjamin Pitcho, avocat à la Cour, maître de conférences en droit privé, Université Paris 8 – Vincennes Saint-Denis expliquent que : « Les mesures individuelles de quarantaine devaient être décidées par le préfet sur certificat médical. Une telle privation de liberté, sans possibilité de saisine du juge judiciaire, traditionnel gardien des libertés, prévue par l’article 66 de la Constitution, a conduit le Conseil constitutionnel à formuler une réserve d’interprétation de la loi sur la prorogation de l’état d’urgence, et à censurer plus généralement d’autres mesures d’isolement. Cette réserve constitue une fragilité dans l’appréhension du respect des libertés par l’exécutif. »

Cette nouvelle loi du 11 mai 2020 accroît de fait le contrôle de l’Etat sur la population. Ainsi l’article 7 du décret n° 2020-548 du 11 mai annonce que “Tout rassemblement, réunion ou activité à un titre autre que professionnel sur la voie publique ou dans un lieu public, mettant en présence de manière simultanée plus de dix personnes, est interdit sur l’ensemble du territoire de la République ».

Elle attente également à notre vie privée, en autorisant la promulgation de données sur la santé des personnes contaminées ou leurs « contacts », (prochainement via le logiciel Stop-Covid, qui sera rendu accessible le 2 juin). Or, ces données relèvent du domaine de la vie privée. D’autre part, les données sur le patient malade du Covid peuvent être transmises par le médecin sur la plateforme de l’Assurance maladie Contact Covid et pour les tests virologiques sur Sidep. 

Le nombre de cas continue de diminuer, la contamination régresse. Le gouvernement nous rend peu à peu nos droits et nos libertés. Les bars et restaurants ré-ouvrent leurs portes le 2 juin. Mais ne nous laissons pas endormir, nous sommes toujours sous l’état d’urgence et le gouvernement dispose d’un pouvoir éminemment étendu. L’impression de liberté – la fin des 100 kms, les parcs ouverts, la possibilité des vacances – est trompeuse. Pour les justiciables, pour les étrangers, pour les citoyen.ne.s qui veulent protester, les droits fondamentaux ne sont pas respectés.

 

Le 3 juin, le gouvernement annonce cependant qu’il souhaite à nouveau prolonger l’état d’urgence sanitaire, jusqu’en octobre. Les députés en débattront le 17 juin. Allons-nous laisser faire une seconde fois ? 

 L’état d’urgence n’est pas anodin. C’est une forme de gouvernance qui restreint significativement les libertés fondamentales, le fonctionnement démocratique et le processus normal de préparation et d’examen des lois, afin de répondre à une menace. Si un état d’urgence pouvait être justifié pendant le pic de la crise sanitaire, il doit rester strictement limité dans le temps afin d’éviter des risques d’abus. L'État d’urgence ne se justifie que dans des circonstances exceptionnelles qui ne sont plus réunies à notre avis aujourd’hui. La loi du 23 mars 2020 précise elle-même que «  l'état d'urgence sanitaire peut être déclaré (..) en cas de catastrophe sanitaire mettant en péril, par sa nature et sa gravité, la santé de la population.  ». Le gouvernement peut-il prétendre que la France est encore en état de « catastrophe sanitaire » ? 

Le risque est grand et bien réel que nos libertés soient grignotées petit à petit, comme l’a révélé l’expérience de l’état d’urgence antiterroriste de 2015, dont certaines dispositions font partie aujourd’hui de notre droit commun. «  Le début d’un état d’urgence est rarement le plus inquiétant, c’est plutôt l’installation dans la durée, l’inscription de mesures dans le droit commun, de choses qui laissent des traces en profondeur, comme l’utilisation des drones…  », précise Serge Slama.

L’expérience de la première prorogation indique qu’il y a fort à craindre que le gouvernement ne profite du soulagement lié au déconfinement en cours pour essayer de faire passer en douce cette deuxième prolongation. 

 

Soyons vigilant, la démocratie ne tient que si les citoyens la préservent.

Rejoignez notre appel lancé le 24 mai sur le site “mes opinions”. 

https://www.mesopinions.com/petition/politique/urgence-democratique/90855

Notre objectif est que le plus grand nombre de citoyens possibles interpellent leurs élus, et que nous puissions transmettre cette pétition aux députés et sénateurs avant le 17 juin.

Les citoyens en alerte, juin 2020

 

BIBLIOGRAPHIE

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https://www.politis.fr/articles/2020/04/les-libertes-au-peril-du-covid-19-41616/

https://www.politis.fr/articles/2020/04/la-democratie-ne-doit-pas-etre-sacrifiee-41617/

http://blog.juspoliticum.com/2020/04/13/le-parlement-face-a-la-crise-du-covid-19-2-2-par-elina-lemaire/

https://theconversation.com/sortir-de-la-pandemie-mais-au-prix-de-quels-renoncements-ethiques-et-juridiques-134928 (article du professeur d'éthique médicale de l’Université Paris-Saclay Emmanuel Hirsch et de l’avocat à la Cour et maître de conférences en droit privé à l’Université Paris 8 – Vincennes Saint-Denis, Benjamin Pitcho sur The Conversation)

https://democracy-reporting.org/de/dri_publications/the-rule-of-law-stress-test-eu-member-states-responses-to-covid-19/ (article de Michael Meyer-Resende avec des contributions de Théo Fournier, du 19 mai 2020)

https://www.lemonde.fr/planete/article/2020/03/18/coronavirus-l-amende-pour-non-respect-du-confinement-portee-a-135-euros_6033493_3244.html

https://www.lemonde.fr/politique/article/2020/03/18/coronavirus-ce-que-contient-le-projet-de-loi-d-urgence-pour-faire-face-a-l-epidemie_6033562_823448.html

https://www.lemonde.fr/blog/cuisines-assemblee/2020/05/08/letat-durgence-legislative/

https://www.lemonde.fr/politique/article/2020/03/25/temps-de-travail-chomage-partiel-le-droit-du-travail-bouscule-par-ordonnances_6034357_823448.html

https://blogs.mediapart.fr/elise-languin/blog/100420/l-etat-d-urgence-sanitaire-contre-l-etat-de-droit

https://www.mediapart.fr/journal/france/170420/confinement-les-maires-trop-inventifs-recadres-par-le-conseil-d-etat

https://blogs.mediapart.fr/sara-melki/blog&nbsp ;

https://www.franceculture.fr/emissions/la-question-du-jour/nos-libertes-fondamentales-sont-elles-menacees-par-les-mesures-de-lutte-contre-la-pandemie (Entretien avec le professeur de droit constitutionnel à Paris 1 Panthéon-Sorbonne Dominique Rousseau sur France Culture, le 1er avril 2020)

https://www.france24.com/fr/20200410-coronavirus-le-syst%C3%A8me-judiciaire-et-les-prisons-%C3%A0-l-%C3%A9preuve-de-la-pand%C3%A9mie

https://www.francetvinfo.fr/sante/maladie/coronavirus/vrai-ou-fake-le-secret-medical-des-malades-du-coronavirus-est-il-en-danger_3965615.html

https://www.vie-publique.fr/fiches/19521-quelles-sont-les-etapes-du-vote-dune-loi&nbsp ;


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