Vers une pénalisation des mouvements sociaux ?
par Lou M.
jeudi 24 mai 2007
La sévérité avec laquelle les manifestants anti-Sarkozy ont été jugés témoigne d’une reprise en main politique de la magistrature et d’une pénalisation des mouvements sociaux et politiques. Les militants défilent désormais également devant les tribunaux et tombent sous les coups de la justice.
Rappel des faits
Le 6 mai, jour de l’élection de Nicolas Sarkozy, la place de la Bastille à Paris disparaît sous un nuage de gaz lacrymogène. Pendant trois nuits consécutives, des rassemblements anti-Sarkozy, encadrés par d’importants dispositifs policiers, se soldent partout en France par des affrontements et des incidents. Entre le 6 et le 8 mai, 841 personnes sont interpellées sur l’ensemble du territoire. La justice est appelée à punir ce qui est alors présenté comme un « déni de démocratie ». Les comparutions immédiates se multiplient. De nombreuses peines de prison ferme tombent comme autant de coups de matraque. A Lyon par exemple, sur 29 inculpés, 13 écopent de prison ferme pour des violences sur policiers et des dégradations. A Toulouse, deux étudiants, sans casier judiciaire, sont punis d’un mois ferme pour avoir lancé des projectiles sur les forces de l’ordre. Sans néanmoins les atteindre.
« Aujourd’hui, une atteinte à un officier de police, qu’il s’agisse même d’outrage ou de rébellion, est considérée comme un fait extrêmement grave et donne lieu à des poursuites » explique Emmanuelle Perreux, présidente du syndicat de la magistrature. A Paris, Romain, sans antécédents judiciaires, écope de quatre mois ferme pour « tentative de violence volontaire ». Un haut magistrat considère « scandaleuse » cette disproportion flagrante entre les délits et les peines. Certains tribunaux ont été moins sévères. Ainsi à Marseille, sur douze inculpés, deux ont été relaxés et sept autres ont vu leurs procès renvoyés au 17 octobre. Les juges ont estimé nécessaire une confrontation avec les policiers plaignants, absents le jour de la comparution. Malgré des casiers vierges, le procureur a requis la détention provisoire pour huit d’entre eux, invoquant le « trouble grave à l’ordre public ». Les juges n’ont pas suivi la réquisition du procureur et les ont remis en liberté jusqu’à leurs procès.
Une magistrature sous influence
Selon le syndicat de la magistrature, les procureurs généraux ont donné des consignes orales aux parquets. « Il s’agit de favoriser la procédure de comparution immédiate et de requérir des peines sévères », d’après Emmanuelle Perreux. « Ces consignes ont été suivies ». Le gouvernement Jospin avait supprimé les instructions aux parquets par le Garde des Sceaux et les procureurs généraux en matière d’action publique. La loi Perben II du 9 mars 2004 les a rétablies. Emmanuelle Perreux relève d’ailleurs une intervention de plus en plus présente des procureurs généraux, et « une subordination hiérarchique directe ». Cette subordination est facilitée par le statut même des magistrats du parquet, qui sont placés sous la direction et le contrôle de leurs supérieurs hiérarchiques et sous l’autorité du Garde des Sceaux. Ils peuvent être mutés et révoqués contre leur gré, contrairement aux magistrats du siège qui, eux, sont inamovibles. « Depuis de nombreuses années, on constate une reprise en main de la magistrature » note le sociologue Laurent Mucchielli, qui se déclare également surpris par le suivisme des juges : « Nous sommes dans une tolérance zéro à plein régime ». Fini donc le « laxisme » des juges, vilipendé par Nicolas Sarkozy ? Ministre de l’Intérieur, il les a attaqués à de nombreuses reprises. Ainsi déclarait-il sur RTL en septembre 2006 : « Je suis très attaché à la justice, mais je ne pense pas que le laxisme et la démission, ça fasse avancer la justice »[1]. La réforme annoncée du Conseil supérieur de la magistrature (CSM) devrait permettre de mieux sanctionner les juges. Dans son projet présidentiel, Nicolas Sarkozy souhaite « que le Conseil supérieur de la magistrature soit composé majoritairement de non-magistrats, que vous puissiez le saisir si vous vous estimez victime de la négligence ou de la faute d’un magistrat ». La peur de la sanction gagnerait-elle les juges ? Un haut magistrat s’indigne : « C’est encore pire ! C’est une adhésion. Beaucoup de magistrats s’identifient à la politique menée par Nicolas Sarkozy ». Mais au-delà des questions de convictions, il considère que « c’est l’indépendance de la magistrature qui est en jeu. Il existe une porosité plus importante du juge aux pressions politiques et au climat ambiant ».
Une répression judiciaire accrue
Cette porosité est d’autant plus inquiétante que la justice est de plus en plus sollicitée lors des conflits sociaux et politiques. « Nous évoluons vers une pénalisation du mouvement social », tranche Emmanuelle Perreux. Les prérogatives retrouvées du ministre de la Justice et des procureurs généraux sont dans ce contexte d’une utilité redoutable. Ainsi, face aux faucheurs anti-OGM, deux circulaires de l’ancien Garde des Sceaux, Dominique Perben[2], organisent la répression judiciaire du mouvement. Dans l’une d’entre elles, on demande de poursuivre en priorité les meneurs. Emmanuelle Perreux dénonce l’amalgame entre militantisme et délinquance : « En les déférant aux tribunaux correctionnels, ils sont considérés comme des délinquants. Or il s’agit de militantisme avant tout, pas de délinquance ». Lors du mouvement contre le CPE, la même méthode est utilisée. Une circulaire tombe le 24 mars 2006 (cf. document joint). Encore une fois, il s’agit de favoriser les comparutions immédiates et de requérir des peines de prison ferme en cas de « trouble grave à l’ordre public ».
« L’Etat ne reconnaît plus la contestation politique comme légitime », constate Laurent Mucchielli. « Les mouvements contestataires sont beaucoup moins durs et violents qu’avant. La perception d’une violence accrue est une illusion d’optique. Mais la répression, elle, est plus dure ». Cette répression judiciaire bafoue certains principes élémentaires de la justice. Pour de nombreux avocats et magistrats, les comparutions immédiates relèvent d’une « justice d’abattage ». La détention provisoire, considérée comme « exceptionnelle » dans le code de procédure pénale, est généralisée. La défense dispose de peu de temps pour s’organiser. Les inculpés sont présentés à la chaîne devant les juges. Lors du mouvement contre le CPE, certains procureurs n’ont pas hésité à prononcer des réquisitions collectives, en flagrant déni du principe de l’individualisation de la peine. Celle-ci implique de juger un inculpé en considérant son parcours et sa personnalité. « C’est la grande remise en cause des mois à venir » s’inquiète un haut magistrat, avec en ligne de mire la réforme des peines planchers automatiques pour les récidivistes[3]. « Nous allons juger les actes plus que les individus ». Les sanctions ne sont plus individuelles, mais fonction d’un contexte politique, au nom de l’exemplarité. Un message transmis à l’ensemble de la société. L’ordre public primerait-il sur les droits individuels, dont le droit à un procès équitable ?
Bien entendu, ce ne sont pas les seuls manifestants et militants qui ont à craindre une justice plus sévère. Selon le même magistrat, « la réponse de Sarkozy à une société qui est réellement plus violente, est une violence d’Etat peu mesurée. C’est un engrenage très dangereux et ce n’est que le début ». Rachida Dati, la nouvelle Garde des Sceaux, a déjà affirmé sa volonté d’être « intraitable » à l’égard de la délinquance juvénile. Dès le mois de juillet, les deux réformes phares de Nicolas Sarkozy devraient être soumises au Parlement : les peines planchers automatiques pour les récidivistes, et la réforme de l’ordonnance de 1945 sur la justice des mineurs où la majorité pénale passerait de 18 ans à 16 ans. Mais ces réformes se heurtent à des problèmes constitutionnels. Le Conseil constitutionnel sera-t-il lui aussi intraitable ?
[1] Dans Nicolas Sarkozy : une République sous haute surveillance, de Serge Portelli, édition L’Harmattan, p. 171
[2] Circulaires du 4 juin 2004 et du 30 mai 2005. cf. document joint
[3] Le projet des peines planchers de Nicolas Sarkozy, présent dans son programme présidentiel, s’appliquerait aux crimes et aux délits passibles d’au moins dix ans de prison. Le prévenu serait condamné à un minimum de 50 % de la peine maximale à la deuxième infraction, à 75 % de la peine à la troisième infraction et à 100 % à la quatrième.