Vote utile : une perversion du système français

par Fergus
jeudi 9 mars 2017

Dans un article de décembre 2015 intitulé 8 propositions pour moderniser la vie politique, je mettais clairement en cause le régime présidentiel hybride à la française que je qualifiais de « baroque ». Un régime devenu totalement inadapté au fil du temps et qu’il conviendrait de réformer sur de nombreux points dans le cadre d’une nouvelle Constitution. Parmi les nombreux défauts induits par le système politique français : le « vote utile »... 

Le Pen, Fillon, Macron (photo Ipsos))

Dans les démocraties parlementaires, il n’existe pas d’élection présidentielle, excepté dans les pays républicains où un chef de l’État élu tient le rôle de garant de la Constitution comme le font les monarques dans d’autres nations. Et cela sans autre pouvoir que la validation du Premier ministre désigné par le résultat des élections générales, l’équivalent de notre scrutin législatif. Dans ces pays-là, c’est le Premier ministre qui est le chef de l’exécutif. Lui qui, de jure comme de facto, « détermine et conduit la politique de la nation », pour reprendre une formule volontairement empruntée à notre propre Constitution.

Une Constitution en l’occurrence systématiquement bafouée en France par la coexistence d’un exécutif à deux têtes dans lequel, en violation des textes régissant notre République, le locataire de Matignon n’est – hors période de cohabitation – qu’un supplétif du Président, un exécuteur de sa volonté habillé d’un costume d’intendant qui n’a même pas la prérogative d’animer le Conseil des ministres. Une situation que je qualifiais de « baroque » en 2015, eu égard à l’incongruité politique qu’engendre ce binôme déséquilibré qui n’a d’équivalent nulle part ailleurs dans les grandes démocraties.

Mais là n’est pas le principal défaut de notre système, même si cet exécutif à deux têtes engendre des sourires ironiques hors de nos frontières, notamment lorsqu’une cohabitation relègue le Président dans un rôle de potiche, exception faite des questions militaires et diplomatiques qui relèvent de la coresponsabilité. En fait, mon propos n’est pas de lister ici tous les griefs que l’on peut émettre à l’encontre du régime politique en vigueur en France, mais de pointer l’un d’entre eux, directement induit par le système en place : le « vote utile », cette plaie qui bafoue l’esprit de la démocratie en pervertissant le vote des citoyens.

Une partie de billard à plusieurs bandes

Dans un régime parlementaire basé sur un scrutin législatif à un tour, chaque électeur vote pour le candidat ou la liste qui porte le mieux les idées auxquelles il est attaché. Il résulte de ce système une assemblée qui reflète fidèlement la diversité de l’électorat et d’où émerge le Premier ministre issu du parti majoritaire ou de la coalition devenue majoritaire après qu’une alliance de gouvernement se soit nouée. Dans un tel système, le vote utile n’a pas de raison d’être car à aucun moment il n’est nécessaire de se projeter sur un 2e tour qui n’existe pas, excepté lorsqu’est attribuée une prime en sièges au parti arrivé en tête, mais cela reste très marginal.

Rien de tel en France où ce n’est pas le scrutin législatif qui est censé déterminer la couleur politique du gouvernement, mais l’élection présidentielle. Et cela sous la forme d’un scrutin à deux tours qui, tous les cinq ans, prend trop souvent l’allure d’une partie de billard à plusieurs bandes pour une part non négligeable de l’électorat.

C’est particulièrement vrai depuis la présidentielle de 2002 qui a vu Lionel Jospin éliminé de peu (0,70 % des suffrages exprimés) par Jean-Marie Le Pen alors qu’il eût été qualifié sans problème si l’un des autres candidats de la gauche non radicale avait été absent du scrutin, que ce soit Jean-Pierre Chevènement (5,33 %), Noël Mamère (5,25 %) ou Christine Taubira (2,32 %). Vécu comme un traumatisme par de nombreux électeurs de gauche, ce résultat a inscrit durablement le recours au vote utile dans le comportement des électeurs.

C’est ainsi que lors de la présidentielle de 2007, les votes Marie-Georges Buffet (1,93 %), Dominique Voynet (1,57 %) et à un degré moindre José Bové (1,32 %) ont été asséchés au profit de la candidate du PS, Ségolène Royal.

Rien de tel toutefois lors de la présidentielle de 2012 : 10 ans s’étaient écoulés depuis 2002, et avec 10 points d’avance sur la candidate du Front National, François Hollande et Nicolas Sarkozy n’avaient pas de concurrent(e) crédible pour leur disputer la qualification au 2e tour. Le vote utile – consistant à donner au socialiste le meilleur socle possible pour battre le sortant – n’en a pas moins joué en défaveur de Jean-Luc Mélenchon : avec 11,02 % des suffrages exprimés, le candidat du Front de Gauche, dans l’incapacité de mordre sur l’électorat socialiste, a clairement obtenu un résultat en retrait des espérances de la gauche de progrès malgré des projections à 14 ou 15 % moins d’un mois avant le scrutin.

Macron soutenu par... d’anciens communistes !

Que va-t-il se passer lors de la présidentielle de 2017 ? Nul ne le sait à 6 semaines du 1er tour. Mais il est évident que le vote utile sera de retour dans les urnes le 23 avril. En l’absence de Benoît Hamon et Jean-Luc Mélenchon appelés à se neutraliser mutuellement faute d’alliance sur un socle commun de progrès, 3 candidats sont en mesure de se qualifier pour le 2e tour : Marine Le Pen, François Fillon et Emmanuel Macron, autrement dit une candidate populiste venue de l’extrême-droite, un candidat de la droite dure antisociale, et un candidat autoproclamé « ni de droite ni de gauche » mais dont le programme, clairement libéral, est dans la continuité des deux derniers mandats.

Une offre politique qui laisse les électeurs traditionnels du PS, et notamment les social-libéraux hollando-vallsistes orphelins d’un candidat en mesure de se qualifier. Dans de telles conditions, la tentation du vote utile devrait jouer dans leurs rangs un rôle accru d’ici au 23 avril en faveur d’Emmanuel Macron. Non par adhésion à la personne de l’ex-ministre des Finances ou aux éléments programmatiques qu’il a dévoilés, mais très largement par défaut face au danger que représenterait à leurs yeux un 2e tour opposant Marine Le Pen à François Fillon.

C’est d’ailleurs très clairement le sens des soutiens que vient de recevoir le candidat d’En Marche ! de la part de personnalités comme Daniel Cohn-Bendit et Bertrand Delanoë qui, tous les deux, soulignent en substance qu’« Emmanuel Macron est le meilleur rempart contre la présidente du FN et le danger que ferait courir au pays une victoire de Marine Le Pen. » D’autres ralliements de personnalités de gauche et de centre-droit interviendront, pour les mêmes motifs, dans les prochaines semaines, c’est une évidence. Emmanuel Macron a même reçu, et ce n'est pas le moins étonnant, le soutien d’anciens communistes comme Patrick Braouzec et Robert Hue !

Mais le phénomène ne se limite pas au microcosme politique, il est également observable, chez nos concitoyens, dans les conversations, sur les réseaux sociaux et sur les blogs du net. Même sur AgoraVox, des intervenants font désormais état d’un vote utile, à l’image de ce commentaire lu très récemment : « La candidature Hamon ayant définitivement ruiné toutes les chances de la gauche, j’irai, le nez pincé, voter aux deux tours pour Macron. » Même chose sur le site CentPapiers : « Si ça continue comme ça, je pense que je finirai par voter à contrecœur Macron au 1er tour, par pure stratégie, la stratégie du moins pire, afin d’éviter Fillon et/ou Le Pen. »

Tout cela démontre que le vote utile jouera lors de la présidentielle de 2017 un rôle probablement déterminant qui détournera de facto le résultat du 1er tour, au détriment de l’esprit des institutions républicaines. Comment ne pas en être troublé, voire choqué ? Et pourtant, ce ne sont pas les électeurs qui en sont responsables, mais tous ceux qui, dans les partis dominants, font tout pour maintenir en place un système électoral obsolète qui sert si bien leurs intérêts et ceux de l’oligarchie au détriment des partis innovants et résolus à mettre le peuple de France au cœur de la gouvernance.


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