Wikileaks affole les boussoles dans les médias

par Paul Villach
mercredi 1er décembre 2010

Wikileaks n’aurait-il produit comme effet que celui-là, on pourrait s’en réjouir. Le débat qu’il soulève ruine aux yeux du monde la mythologie de l’information enseignée en toute inconscience par l’École et l’Université et répandue sans cesse par les médias. Le leurre de la transparence par l’illusion de l’exhaustivité de l’information ne peut plus être esquivé. Qui peut soutenir que les individus, les groupes et a fortiori les États livrent volontairement des informations susceptibles de leur nuire ? Le secret est une condition de leur survie.

Nul ne doit s’en offusquer ! On ne peut donc se contenter de l’information donnéevolontairement. Elle n’est jamais fiable. La recherche de l’information extorquées’impose comme une règle. Ainsi, si les informations livrées par Wikileaksparaissent être des informations extorquées nuisibles aux USA, reste-t-il à savoir comment elles ont pu être obtenues et dans quel but elles ont été diffusées. Il a fallu trente ans pour savoir qui était « Gorge profonde » dans l’affaire du Watergate.
 
On est donc surpris de certaines réactions dans les médias, comme la chronique d’Alain-Gérard Slama, diffusée dans « Les matins de France Culture  », mardi 30 novembre 2010 (3) .
 
1- Une opposition du Wahington Post et de Wirileaks aventurée
 
Il a osé opposer les révélations de Wikileaks à celles des deux journalistes du Washington Post sur l’affaire du Watergate qui ont conduit le président Nixon à la démission en août 1974. « Woodward et Bernstein, les héros du Watergate, a soutenu cet ancien élève de Sciences Po et de la rue d’Ulm, étaient de vrais journalistes qui ont mené une enquête fouillée et contradictoire dans un but précis qui était de mettre en évidence les pratiques douteuses et les mensonges du président Nixon. »
 
M. Slama ignore-t-il que la prétendue « enquête fouillée et contradictoire  » de ces prétendus héros était directement alimentée par le directeur-adjoint du FBI, W. Mark Felt. Celui-ci s’est confessé avant de mourir dans le magazine américain Vanity Fair du 31 mai 2005 : la source des journalistes appelée « Deep throat  » (Gorge profonde) n’était autre que lui. Il avait voulu se venger de Nixon dont il détestait les méthodes et qui l’avait écarté de la présidence du FBI à la mort d’Hoover. Il faut avouer qu’en fait d’ « enquête fouillée et contradictoire  », ces journalistes d’investigation ne pouvaient puiser à meilleure source, même si elle ne les dispensait pas de quelques vérifications.
 
Attaché avec raison à combattre « le mythe de la transparence  », M. Slama ne pousse donc pas le zèle jusqu’à dénoncer la mythologie d’un certain « journalisme d’investigation » réduit le plus souvent à puiser à des sources qui sont les premières à venir le chercher pour servir leurs intérêts. Le leurre de la transparence ne doit pas cependant décourager les efforts pour accéder à la représentation la plus fiable possible de la réalité, à commencer par celle de la relation d’information.
 
2- La mythologie médiatique de « l’information » donnée pour synonyme de « vérité »
 
C’est justement la seconde surprise de la conclusion de M. Slama tirée du travail dit d’investigation des deux journalistes du Washington Post qu’il oppose au « déballage » de « faits bruts  » par Wikileaks  : « le fait brut, lui, affirme-t-il, n’est pas une information  ». On serait près d’applaudir si on ne percevait pas aussitôt une ambiguïté dans la formulation.
 
1 – D’abord, sur France Culture où il exerce, le contraire a été défendu mordicus. Sa consoeur, Géraldine Mulhman a même fait un cours de journalisme, le 11 octobre 2007, en célébrant « le fait brut  » comme la raison d’être de la profession de journaliste : « C’est quoi un fait ?demandait-elle. Ça se cueille, ça se recueille comment ?  » Et, pour illustrer sa démonstration, elle était allée chercher la photo qui venait d’être récompensée du « Prix Bayeux-Calvados des correspondants de guerre  ». On y voyait une foule de jeunes pris de panique, tentant de fuir une roquette suspendue au-dessus de leur tête dans le ciel de Gaza. Voilà, expliquait-elle, « ce qu’est un fait à l’état brut  » qu’un reporter « est allé chercher dans le présent des conflits armés  ». C’était, disait-elle encore, « une belle leçon de journalisme. » (1)
 
Une belle leçon d’ignorance, oui ! 1- Parce que, par l’intermédiaire des médias dont chacun dispose (médias personnels d’abord, les cinq sens, l’apparence physique, les postures, les mots, les images et les silences, etmédias de masse) on n’accède non à « un fait » mais à « la représentation d’un fait  », non à une pipe, dit Magritte, mais à la représentation d’une pipe. 2- La photo, alléguée comme preuve par la malheureuse G. Mulhman, est condamnée au leurre de la mise hors-contexte, comme toute image par son cadre qui clôt un champ en le mettant « hors-champ ». 3- Quant au choix lui-même de cette photo et non d’une autre, il l’accompagne d’une légende implicite indiquant qu’elle a été préférée à d’autres parce qu’elle sert les intérêt de son électeur ou du moins ne leur nuit pas.
 
2- Mais est-ce bien ce que M. Slama veut dire quand il contredit sa consoeur en soutenant que « le fait brut, lui, n’est pas une information  » ? Non ! Il entretient la mythologie de « l’information » présentée comme synonyme de « vérité ». À l’en croire, l’information est ce qui ressort du « croisement des sources  » : « Tout historien, dit-il, ayant consacré beaucoup de temps au dépouillement de documents d’archives le sait : ce sont des sources qu’il faut confronter avec d’autres et traiter, sauf rares exceptions – ça arrive bien sûr qu’elles parlent d’elles-mêmes – avec prudence. (…) »
 
- La mythologie journalistique opposait déjà « information » à « commentaire », « opinion », « communication », « désinformation » et plus récemment à « bruit » (2). M. Slama y ajoute « le fait brut  » ! Il faut faire croire absolument qu’ "information" est synonyme de « vérité » après vérification et recoupement. On reconnaît l’éternelle ritournelle de la mythologie journalistique qui attire l’attention sur l’endroit de la médaille du traitement de l’information qu’est le temps de vérification, et cacheson revers qu’est la prise de décision de sa publication ou non.
 
- Car, dans ce contexte d’un traitement de l’information en deux temps, on ne peut pas définir l’information comme « un fait », ni encore moins comme « un fait brut  », ni comme « la vérité ». « Un fait brut  » diffusé n’est qu’ « une représentation d’un fait mise hors-contexte  ». En revanche, « la représentation d’un fait plus ou moins fidèle et mise ou non hors contexte », qu’on choisit de garder secrète, est aussi une information. Le silence est une information et influence tout autant que la représentation d’un fait révélée : « Qui ne dit mot consent », enseigne un proverbe. Même l’administration fait du silence opposé à une demande au bout de deux mois un refus implicite ouvrant la voie à une procédure devant la juridiction administrative.
 
- La mythologie journalistique aimerait, en fait, réserver le label « informations » aux seules "représentations de la réalité" livrées par des journalistes. Or, c’est impossible ! L’information n’est pas la propriété des journalistes mais de tout citoyen.
 
M. Slama a raison d’observer que « les régimes totalitaires n’ont rien à craindre  » de ce genre d’opération comme celle de Wikileaks, à la différence des démocraties. L’information n’a d’importance que dans les démocraties puisqu’elle est nécessaire à la formation de l’opinion des citoyens appelés à faire des choix et à voter. Les démocraties ont tout à perdre à voir diffuser auprès de leurs citoyens une mythologie de l’information qui les désoriente. Or, n’est-ce pas ce que fait la chronique de M. Slama en ressassant les mêmes erreurs de la mythologie journalistique ? Paul Villach
 
(1) Paul Villach, « La tragique leçon de journalisme de Géraldine Mulhman sur France Culture », AgoraVox, 12 octobre 2007 – « L’heure des infos, l’information et ses leurres  », Éditions Golias, 2009.
 
(2) Paul Villach, « Ces journalistes au fond du puits comme l’astrologue de La Fontaine », AgoraVox, 24 novembre 2010.
 
(3) Extraits de la chronique d’Alain-Gérard Slama, sur France Culture, mardi 30 novembre 2010 de 8h25 à 8h28.
« (…) C’est sûr que les régimes totalitaires n’ont rien à craindre de gens comme les initiateurs du réseau de piraterie informatique qui s’appelle Wikileaks. Mais les démocraties ont beaucoup à perdre si elles se laissent prendre au piège de gens qui peuvent être après tout de bonne foi – qui sait ? – qui abritent leur activité derrière l’alibi de l’information.
Le premier danger du mythe de la transparence, ça consiste, en effet, dans l’illusion qu’elle est porteuse d’information. L’information suppose un travail de recherche, de croisement des sources qui n’a strictement rien à voir avec le déballage – c’est le mot qui a été je crois employé par Hubert Védrine – auquel Wikileaks vient de se livrer.
Woodward et Bernstein, les héros du Watergate étaient de vrais journalistes qui ont mené une enquête fouillée et contradictoire dans un but précis qui était de mettre en évidence les pratiques douteuses et les mensonges du président Nixon.
Mais le fait brut, lui, n’est pas une information.
Tout historien ayant consacré beaucoup de temps au dépouillement de documents d’archives le sait : ce sont des sources qu’il faut confronter avec d’autres et traiter, sauf rares exceptions – ça arrive bien sûr qu’elles parlent d’elles)mêmes – avec prudence. (…) »

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