Y a-t-il en France un complot pour généraliser le bilinguisme français-anglais ?
par Krokodilo
lundi 28 janvier 2008
Au vu du récent communiqué de presse du ministère de l’Économie, des Finances et de l’Emploi, publié le 21 décembre 2007, sur le thème de l’accueil des visiteurs étrangers en France, on peut se le demander...
Tout d’abord, qu’est-ce qu’un complot ? Selon le Littré, "dessein secret, concerté entre plusieurs personnes, avec l’intention de nuire à l’autorité d’un personnage public ou d’une institution (...)" ou, par extension, "projet quelconque concerté secrètement entre deux ou plusieurs personnes."
Extraits commentés de ce récent communiqué :
"D’après une étude internationale réalisée en 2006 par Ipsos auprès de visiteurs étrangers, l’image de la France en matière d’accueil est en nette amélioration (...) mais reste en retrait par rapport à ses principaux concurrents espagnols ou italiens et reste dégradée aux yeux de certains publics particulièrement stratégiques comme les publics nord-américains."
Des touristes nord-américains qui seraient mécontents de notre accueil, voyons, voyons, qui cela peut-il bien être ?
Des Québécois, toujours souriants, ravis de revoir la vieille France et d’écouter notre accent bizarre ? Non, peu probable.
Ah ! Des Inuits, peut-être ? J’sa pas trop, c’est q’par chez nous, y l’en passe point trop, des Inuits, l’dernier que j’a vu, l’était à la télé, j’crois ben qu’y s’appelait Jack London. P’têt ben qu’à Paris, avec le froid qu’i fait, vous en voyez plus, vous aut’ ?
Ou alors, des Mexicains ?
Allez, mettons fin à cet insoutenable suspense : ces mystérieux touristes nord-américains que nous devrions mieux accueillir sont des États-Uniens, sous réserve de confirmation par le ministère.
Si complot il y a, notons que les ficelles en sont un peu grosses et les ruses assez grossières !
"Le gouvernement souhaite également mettre davantage l’accent sur l’apprentissage des langues étrangères dès l’école primaire."
Si votre enfant fait de l’initiation au slovène ou à l’arabe à l’école primaire, cela sera peu pratique pour accueillir des États-Uniens. Rassurez-vous : le hasard faisant bien les choses, il se trouve que l’immense majorité des enfants fait de l’anglais, ils seront donc aptes à bien recevoir ces touristes, choyés comme pas deux.
Ces touristes, connus pour leur côté évangélique, sauront apprécier nos efforts : "Laissez venir à moi tous les petits anglophones !"
Tout est bien organisé : pour éviter que des parents ne choisissent bêtement une langue que ne comprendraient pas ces touristes oligoglottes, on ne leur demande pas leur avis et on impose l’anglais, de force et sans gré. Petite entorse à la démocratie, modeste prix à payer pour devenir une nation accueillante aux Nord-Américains.
"Luc Chatel a annoncé la publication le 31 décembre 2007 d’un guide d’accueil Bienvenue en France traduit dans six langues et qui sera diffusé à dix millions d’exemplaires. Le gouvernement souhaite s’engager dans une campagne de communication auprès du grand public français pour le sensibiliser à l’accueil."
Des Etats-Uniens qui comprennent six langues ? C’est fou ce qu’ils ont changé...
On peut supposer que les patrons d’offices du tourisme ont depuis longtemps rappelé à leurs employés qu’un sourire faisait partie du boulot, même dans la canicule du mois d’août, et que décolletés et chemises ouvertes sur les pectoraux étaient les bienvenus - de toute manière, durant l’été, c’est plus confortable.
De même qu’il est inutile de rappeler aux commerçants qu’il ne faut pas trop arnaquer les touristes, sinon ça se voit : ne pas demander 100 dollars pour un kilo d’oranges ou mille euros de pourboire pour l’adresse exclusive d’une boîte échangiste garantie sans professionnelles.
Suis-je bête ! Ces plaquettes s’adressent en fait à nous aut’ les péquenots, à dix millions de "grand public".
On espère que le hasard mettra en contact un touriste égaré avec un des deux millions de Français ayant lu la plaquette - car trois millions l’auront jeté à la poubelle, trois l’auront mis dans la pile sous le journal télé, et deux autres millions l’auront refilée à leurs gosses, parce que ça leur sera utile pour leurs études et pour qu’ils traduisent ce charabia.
"En matière de promotion, il a affirmé son souhait de cibler plus particulièrement le marché nord-américain pour améliorer l’image de la France en matière d’accueil."
C’est une simple confirmation, car il faut toujours répéter, les Français sont si stupides : il s’agit du mauvais accueil des touristes d’Amérique du Nord, oui, c’est ça : ceux qui parlent anglais encore plus mal que les Anglais !
Tout de même, ces touristes d’origine incertaine sont assez exigeants, qui ne se satisfont pas d’un sourire et veulent être servis par des Français à l’anglais fluent, obligés de le commencer à l’école primaire, voire à la maternelle, et d’envoyer à prix d’or leurs instits en stage à Londres, ou dialoguer avec des natifs par écrans informatiques pour avoir un bon accent - sinon, les mystérieux Nord-Américains seraient capables de les comprendre de travers... Bien la peine de faire 3 000 heures d’anglais à l’école pour ne pas être compris à cause d’un accent trop ensoleillé ou trop rocailleux !
Alors, complot ou pas ?
Tout ceci paraît assez clair, mais est-ce suffisant pour parler de complot ? Non, bien sûr que non, il convient de rassembler d’autres indices. Il suffit de suivre journaux, télés et radios, pour en cueillir rapidement un bouquet :
— Les pressions pour inclure l’anglais dans le socle commun de connaissances, lors du rapport Thélot, sont de notoriété publique.
"La Commission estime que le socle pourrait être constitué de deux piliers (la langue française et les mathématiques), de deux compétences (l’anglais de communication internationale et les technologies de la communication et de l’information), et de l’éducation à la vie en commun dans une société démocratique. Dans chacun de ces domaines devra être défini ce qui doit être maîtrisé."
Ce projet a finalement été transformé en initiation "aux" langues, mais le résultat est quasiment le même : l’anglais est quand même imposé à l’école primaire, sans aucun choix des parents (sauf rares exceptions).
— Le programme franco-anglais de formation croisée est un dispositif de formation innovant qui intègre les 26 IUFM français. Au cours de leur deuxième année de formation initiale dans le premier degré, les stagiaires français et les étudiants anglais font un de leurs stages validant de 4 semaines dans le pays étranger.
— Des ministres qui s’expriment parfois en anglais dans leurs fonctions officielles. Ainsi que de grands industriels d’entreprises nationales ou des Français en poste officiel dans des organisations internationales, qui oublient la langue et le pays qui les a nommés ou amenés à ces hauts postes, ce qui rend très difficile l’attribution du "prix de la carpette anglaise" tellement les candidats sont nombreux.
— Les pressions européennes pour développer les programmes Emile (enseignement d’une matière directement en anglais) trouvent facilement de bonnes âmes pour les soutenir.
— Des cours en anglais (et pas des cours d’anglais) fleurissent partout, qui sont contraires à la Constitution... parfois subventionnés par l’UE (programme Erasmus mundus). Avec la complicité passive de certains universitaires, qui sur ce sujet sont assez partagés.
— Des ministères qui acceptent de recevoir et de travailler sur des documents européens non traduits (défense, économie). Et combien de politiques français soutiennent réellement le français à Bruxelles, quand la majorité préfèrent la facilité du suivisme anglophone à la lutte pour défendre sa propre langue ? N’étant pas juristes, nous ne sommes pas en mesure de dire si de tels agissements relèvent de la simple radiation de l’ordre de la légion d’honneur, de la démission ou de la poursuite devant la cour de la République !
— Des passeports européens en anglais (bilingues anglais-langue du pays concerné).
— La passivité de nos dirigeants et leaders d’opinion devant la perte d’influence du français à la commission européenne et devant les outrages faits à l’égalité des langues, les discriminations à l’embauche dans l’UE.
— Un ministre de l’Education nationale pour qui les écrans informatiques ne peuvent servir à dialoguer qu’avec des native english :
"Discours de Xavier Darcos, ministre de l’Education nationale. Plan en faveur des TICE. Dossier de la conférence de presse - 21 novembre 2007.
"Une éducation numérique à l’école primaire (...) Les objectifs :
(...)
- développer les usages des TICE autour de l’apprentissage de l’anglais."
— Le prix de la Carpette anglaise 2007 qui a été décerné à Mme Christine Lagarde, ministre de l’Économie et des Finances qui communique avec ses services en langue anglaise.
— La ratification du protocole de Londres, confirmée par le Conseil constitutionnel.
— Le financement par la France (en partenariat avec TF1) d’infos en anglais, la télé France 24 (grossièrement maquillée en plurilingue grâce à un canal français et 3 heures d’arabe).
— A l’échelon local également peuvent se voir des initiatives en faveur de ce bilinguisme anglais :
"(...) on apprend que le Conseil général de l’Aisne va dépenser 80 000 euros pour faire parvenir aux 235 000 foyers du département un CD-Rom d’apprentissage de la langue anglaise. Pour prouver que les habitants du département sont accueillants avec les nombreux touristes d’Europe du Nord qui traversent le département et pour les Anglais de plus en plus nombreux à y acheter des résidences secondaires !!!"
Un autre département avait envisagé de financer des cours de remise à niveau en anglais pour les médecins généralistes ; rien n’était dit au sujet les locuteurs d’autres langues qui tomberaient malades eux aussi !
Alors, complot ?
Ce ne sont plus des indices, mais une avalanche de faits exposés au grand jour, un peu comme si un certain Oswald avait annoncé aux journaux américains : "Attention, je vais assassiner un président qui s’appelle K. et dont la femme J. fait souvent la couverture des magazines..."
Non, vraiment, c’est trop évident, on ne peut pas appeler ça un complot. Les politiques sont tellement habitués à mentir qu’on ne peut décemment pas leur demander de dire franchement la vérité : "oui, on veut vous imposer l’anglais à tous, et on colle déjà vos enfants à l’anglais sans que vous disiez quoi que ce soit, tas de moutons", ils sont trop habitués à la dissimulation, et le mieux qu’on puisse espérer, comme dans ce récent communiqué, c’est "développer les langues au primaire pour mieux accueillir les Nord-Américains..."
Où serait le plaisir du métier de politicien s’il leur fallait mettre les points sur les "i" ?
Il y a bien, ici ou là, quelques hauts personnages qui ont clairement dit que l’anglais était à leur avis indispensable aujourd’hui, mais ce sont des inconscients, de mauvais politiques à qui répugne le mensonge, et qui se croient obligés de dire le fond de leur pensée. Ce n’est pas très professionnel, gageons que leur carrière s’en ressentira.
Donc, NON, il n’y a pas de complot !
Du moins chez les politiques et les hauts fonctionnaires. Mais il existe bel et bien un complot du silence, un accord tacite des médias pour boycotter certains thèmes, pour éviter toute analyse et tout commentaire sur le sujet de l’anglais, de la diversité linguistique et de la communication au sein de l’UE...
(Impossible d’indiquer un lien vers une absence d’articles !)
Malgré l’avalanche d’indices laissés par les politiques, aucun éditorialiste ne semble avoir remarqué ce qu’il y a de schizoïde pour la France à imposer l’anglais à l’école primaire tout en prétendant soutenir la diversité linguistique dans l’UE !