Cinq ans après son lancement, l'U-2 a montré ses limites avec le crash de Gary Powers. Kelly Johnson en avait bien conscience, comme Bissell, tous deux cherchant dans une autre direction que les systèmes Stealth : la vitesse. "L'Air Force et la CIA demandèrent donc aux deux firmes les plus en pointe dans le secteur de leur proposer une solution. Après de longues discussions avec Bissell au sujet d'un successeur supersonique à l'U-2, Kelly Johnson de Lockheed a commencé à dessiner un avion qui serait en croisière à Mach 3.0, à des altitudes supérieures à 90.000 pieds. Le 23 Juillet 1958 Johnson a présenté son nouveau concept à grande vitesse au comité consultatif qui a exprimé son intérêt dans l'approche qu'il proposait. À la même séance, les représentants de la Marine ont présenté un concept de véhicule de reconnaissance à haute altitude présentant la possibilité de développer un engin à statoréacteur qui serait enlevé en l'altitude par un ballon gonflable en caoutchouc, puis largué, propulsé par une fusée à une vitesse où les statoréacteurs pourraient produire une poussée suffisante. Richard Bissell a demandé Johnson d'évaluer ce concept, et trois semaines plus tard, après avoir reçu plus de détails des représentants de la Marine, Kelly Johnson fait quelques calculs rapides qui ont montré que la conception n'était pas pratique parce que le ballon aurait besoin d'avoir un mile de diamètre
pour soulever le véhicule, qui lui-même aurait besoin d'une surface de voilure plus d'un septième d'acre (plus de 500 m2) pour transporter sa charge utile. En Septembre 1958, Lockheed avait étudié un certain nombre de configurations possibles, dont certaines étaient basés sur des statoréacteurs d'autres avec deux ramjets et des turboréacteurs. Le personnel des SkunkWoks de Lockheed avait appelé le projet « Archangel !" ajoute notre fameux rapport. (le nom d'un ouvrage à chaudement recommander) :
L'U-2 ayant été surnommé chez Loockheed "Angel". L'ensemble du projet de remplacement de l'U-2, vendu par Johnson comme allant tenir deux ans au maximum, est alors appelé "Gusto". L'homme de la CIA qui supervise le projet s'appelle John Parangosky (l'ensemble du dossier soi-disant neuf de la CIA est visible à une autre adresse, ici.
Les statoréacteurs, réacteurs sans pièces mobiles, sont à cette époque très en vue : en France, ou René Lorin a créé le concept dès 1913, René Leduc a failli décrocher la place d'intercepteur de l'armée de l'air avec son "tuyau de poêle volant" (et l'échec des modèles 021 et 022, qui combinait réacteur et stato-réacteur), et André Turcat vient de battre le record du monde de vitesse avec le Griffon II a si fière allure. Il bat avec le record de vitesse sur 100 km en circuit fermé, à une moyenne de 1643 km/h, battu le 25 février 1959 (il atteindra plus tard mach 2,19 à 16 400 mètres d'altitude !).
Or le Griffon, qui combine réacteur et stato-réacteur, intéresse beaucoup les américains, qui iront même jusqu'à financer une partie de ses essais ! Aux USA, c'est Marquardt qui suit les pas des français en équipant dès 1947 un P-80... construit par Kelly Johnson(et piloté par Herman "Fish" Salmon, le fameux pilote d’essai de Lockheed) mais aussi en fabriquant un petit missile, le Le Gorgon IV. Marqardt produit aussi les "statos" d'un missile qui va se montrer capricieux mais performant : le Bomarc, qui volera à 1975 mph (3200 km/h) pour atteindre une altitude de croisière de 65 000 pieds : les conditions de vol qu'atteindra régulièrement l'A-12. Il est évident que Kelly a puisé chez Leduc et dans le Griffon II l'idée du statoréacteur noyant un réacteur conventionnel, bien visible ici en tuyère à l'arrière. Cela ne fait aucun doute.
Mais en septembre 1958, Loockheed présente un autre projet novateur : le CL-400, qui sera révélé en 1973 par Ben Rich. Très novateur, car il fonctionne... à l'hydrogène, 9740 kgs, contenus dans trois réservoirs logés dans un fuselage énorme de 49 mètres de long et 3 m de diamètre ! L'appareil sera surnommé "Suntan". Aujourd'hui encore, ce projet hante les sites internet de "black projects" ! Plusieurs configurations pour l'installation des réacteurs seront testées. Dès 1956, Pratt & Whitney va plancher sur un moteur utilisant l'hydrogène liquide, capable de supprimer la "réchauffe" (image à droite, le moteur à hydrogène est au dessus). Le projet deviendra plus tard le modèle 304 qui fonctionne déjà en septembre 1957. Le projet avancera, recevant des subsides bien cachés (95 millions pour le développement du "Suntan" pour l'exercice budgétaire commençant à la mi-1957)... mais n'aboutira pas. Kelly doute que l'appareil dévoreur d'hydrogène puisse un jour atteindre les 4070 km de rayon d'action promis, et le coup de grâce vient en la personne du général Curtis leMay, qui ne souhaite pas à avoir à manipuler de l'hydrogène, trop complexe pour lui et ses militaires "rampants" Il n'a pas tout à fait tort. Extérieurement, l'engin ressemblera au projet anglais d'avion tout en acier, le Bristol 188 aux réacteurs conventionnels. L'engin anglais fait la une des news en 1962 (de beaux clichés ici, mais l'engin poussif ne dépassera pas Mach 2). On constatera que le projet suivant de Kelly disposera ses réacteurs de la même façon. Le plus étonnant de cette affaire, c'est que l'on a donc réussi à fabriquer dès 1957 des réacteurs fonctionnant à l'hydrogène... et qu'on aurait sagement rangé le tout dans un hangar en évoquant des difficultés de réalisation, une fois les engins terminés !
Si Kelly Johnson se heurte au mur d'incompréhension de LeMay, et aux limites dalors d'utilisation de l'hydrogène, qui posera de sérieux problèmes à Von Braun, il n'en est pas de même pour son rival de chez Convair et son projet à base de statoréacteur à kérosène : "le comité a approuvé la poursuite des travaux sur un avion Convair "parasite" à propulsion statoréacteur de Mach 4.0 qui serait lancé à partir d'une version spécialement configurée du bombardier B-58. La conception a été appelée un avion-parasite car il ne pouvait pas décoller lui-même, mais avait besoin d'un avion plus grand pour être transporté en altitude et accélérer à la vitesse requise pour démarrer le moteur du statoréacteur".
La conception Convair a été appelée le "Fish" Nous verrons un peu plus loin en quoi il consistait (et pourquoi il n'a pas été retenu). Kelly, lui hésite encore entre plusieurs configurations, retrouvées ici dans le projet "Gusto". Celle d'un biréacteur classique aux moteurs en bout d'aile et aux statos en interne, dessinée par Ed Baldwin en janvier 1959, avec une variante ici, ou celle d'un avion très élégant sur les traces des premières épures du XB-70, ou celle qui se rapproche d'appareils plus classiques comme ici, avec canard rétractable, en version plus simplifiée ici, pour finir par obtenir à la mi-1959 cette épure dessinée par Dick Fuller, la version définitive qui sera proposée à la CIA et à l'armée.
Nous sommes alors à l'été 1959, donc et les deux firmes ont refait leurs calculs, qui sont redevenues plus raisonnables, disons, ou moins aventureuses. Convair présente un avion autonome plus gros, devenu le "Kingfish" (voir un prochain épisode) et Kelly Johnson a entièrement revu sa copie, présentant un avion doté de réacteurs fixés à mi-aile capables de faire fonction à la fois de réacteurs classiques et de ram-jets, grâce à un jeu savant de trappes déviatrices, et dont le dessin définitif n'est pas encore déterminé : avec ou sans configuration canard à l'avant, notamment comme le montrent les maquettes de soufflerie. S'il a abandonné l'hydrogène, il table en matériaux sur un usage massif du titane à la place de l'acier inoxydable, ce qui est une gageure, car les USA en possèdent alors fort peu (ils devront en acheter discrètement à la Russie !) et sa soudure doit se faire en milieu confiné en atmosphère d'argon : à l'époque, personne ne s'est lancé à fabriquer un avion de la sorte. Mais chez Kelly Johnson, rien ne semble impossible ! Y compris d'affubler ses projets de noms de code drôle : ici, "Oxcart", qui signifie... char à bœufs, pour sa nouvelle merveille !
L'U-2 avait comme ennemi les radars adverses et leurs progrès. Son successeur devait donc être irréprochable sur le sujet, en dehors de laisser derrière lui tous les autres avions à sa poursuite. Pour tester l'efficacité de la forme anti-radar particulière trouvée pour le fuselage, circulaire, mais enveloppé de deux crêtes de chaque côté un peu en forme de tête de cobra (d'où son surnom pas volé) Johnson va monopoliser un drôle d'endroit pour que son projet reste le plus longtemps secret. "Au printemps de 1959, la fameuse "moufette" l'équipe de Skunkworks qui ne comptait alors que 50 personnes avait commencé la construction d'une maquette grandeur nature de l'avion proposé La maquette devait être testée (à l'envers) pour sa section de radar par Edgerton, Germeshausen & Grier (EG & G) en coopération avec l'Institut d'Ingénierie Scientifique dans une petite installation de test d'lndian Springs, Nevada. Lockheed s'est opposé à ce site pour y installer son pylône qui ne supporterait pas en charge la maquette grandeur et parce que les installations étaient bien en vue d'une autoroute à proximité.
Le 10 Septembre 1959, EG & G a décidé de déplacer son centre de calculs de radar jusqu'au site de l'U-2, dans la Zone 51 près du du Nevada Proving Grounds de la Commission de l'énergie atomique''. Les résultats seront tout de suite enthousiasmants. L'idée des courbes ininterrompues du fuselage était gagnante, question faible image radar. Pour éviter d'être détecté par les satellites de reconnaissance russes, les techniciens vont incessament descendre du pylone la maquette, et la remonter une fois le satellite passé : et ce... plusieurs fois par jour (ils possédent sur le bout des doigts les heures de passage). Pour éviter la reconnaissance thermique ; ils vont également peindre au sol sur du contreplaqué des formes d'avions improbables, éloignées de celle de l'avion pour leurrer encore les soviétiques. C'est empirique et besogneux, mais ça marchera ; les russes verront plusieurs formes bizarres d'avion et ne sauront pas déterminer laquelle est la bonne !
Certaines zones à réaliser de l'avion sont délicates.
"Pour les extrémités de la tête du "cobra" du fuselage, parce que le titane était difficile à forger, Johnson a réalisé la courbure nécessaire en combinant des morceaux de forme de titane triangulaire appelés "filets". Ces filets étaient fixés sur les cadres et les membrures avec un adhésif spécial, une résine époxy. Sur les modèles Oxcart plus tardifs, les "filets" étaient fabriqués à partir d'un plastique alvéolaire résistif avec une surface de fibre de verre qui ne pouvait pas fondre à grande vitesse. Lorsqu'ils étaient frappés par une impulsion radar, les morceaux en composite avaient tendance à absorber l'impulsion plutôt que de la refléter, et la même approche a été utilisée pour les bords d'attaque des ailes. Un matériau en nid d'abeille de faible résistance électrique a été fabriqué en forme de triangle, surnommés les "dents des ailes", et monté au bout des ailes de titane. Le métal, les fllets composites et les dents ont été maintenus en place avec les colles époxys nouvellement développées". Des soudures sous argon et des colles très innovantes, à base de résine epoxy (type
Araldite donc !) voilà les secrets (bien gardés !) de l'A-12 !
"Les deux entreprises ont présenté leurs créations à un jury de sélection des membres du ministère de la Défense, l'Armée de l'Air, et de la CIA le 20 Août 1959. Les caractéristiques de l'A-12 étaient légèrement meileures que le Kingfish et son coût prévu était significativement plus faible. La conception de Convair avait la plus petite image radar cependant, et les représentants de la CIA initialement la privilégiait pour cette raison. Les antécédents respectifs de ces sociétés se sont avérés décisifs" (à cette époque Convair est confronté à d'énormes difficultés avec son B-58 qui se crashera 24 fois, dont une mémorable au Bourget, le samedi 3 juin 1961 après ne jamais être sorti d'un tonneau montant pour épater la galerie- l'avion passait son temps à carboniser ses
pneus à l'atterrissage).
"Le travail de Convair sur le B-58 avait été en proie à des retards et des dépassements de coûts, tandis que Lockheed avait produit l'U-2 sur le temps et le budget prévus. En outre, il avait l'expérience en cours d'exécution d'un projet « noir ». Le 28 Août, Johnson a écrit dans son journal de projet, : vu M. Bissell seul. Il m'a dit que nous avions le projet et que Convair est éliminé du concours. Ils [la CIA] accepter nos conditions pour l'arrangement de base de l'A-12 et que notre méthode de faire des affaires sera identique à celle de l'U-2. Il a accepté très fermement cette dernière condition et a dit que comme cela a été fait de cette façon il ne voulait donc rien avoir à voir avec le projet".
Chez Skunkworks, on fourbit les outils et on retrousse le manches, car pour travailler le titane, personne ne sait comment faire : chaque avion sera une
œuvre artisanale, les ouvriers devant parfois créer leurs propres outils pour réaliser une forme spéciale ou un montage particulier. L'engin, à pleine vitesse devra résister à presqe 600°F sur sa coque extérieure (315 °c !), et s'allongera aussi d'un bon demi-mètre par dilatation...
ses roues doivent être repensées pour que leur gomme ne brûle pas en vol (elles seront chargées de poudres d'aluminium). Bref, c'est une prouesse technologique, à peinte démonté, qui va prendre la route dissimulé dans une
énorme caisse de bois pour se rendre à Groom Lake où vont avoir lieu ses essais. Des dizaines de membres de la CIA veillent sur son trajet et écartent prestement les badauds venus s'approcher. Des détails sur le transport de la caisse sont
visibles ici.
Le choix gouvernemental est alors fait : "Bissell a avisé Johnson le 26 Janvier 1960 que la CIA autorisait la construction de 12 nouveaux avions. Le contrat actuel a été signé le 11 Février 1960. La dotation originale de Lockheed pour le projet est de 96,6 millions de dollars pour 12 appareils. mais les difficultés technologiques a finalement fait ce prix impossible à atteindre. reconnaissant que la fabrication d'un avion en titane pourrait entraîner des difficultés imprévues, la CIA a ajouté une clause dans le contra précisant que ces frais seraient réévalués. Au cours des années suivantes, cette clause devait être invoquée à plusieurs reprises pour l'A-12 et ces coûts ont grimpé à plus du double de l'estimation initiale." Doublé, car les ingénieurs de chez Lockheed vont se heurter à un matériau coriace : le titane... Mais ça, nous le verrons un peu plus tard... si vous le voulez bien.
Le livre intégral de Curtis Peebles, "Dark Eagles : A History of the Top Secret U.S. Aircraft" : une vrai mine, indispensable !