Football : dérégulation à l’européenne et mondialisation forcée

par Euros du Village
lundi 12 juin 2006

On y est ! La Coupe de monde de football a démarré le 9 juin en Allemagne. Avec elle, ses supporters colorés, sa ferveur mais aussi ses farouches détracteurs, critiques radicaux de la grand-messe du « foot business » et nostalgiques du temps des artistes de la balle. C’est en partie l’Union européenne qui a contribué à un changement en profondeur des règles du football professionnel. Le 15 décembre 1995, la Cour européenne de justice (CEJ) rendait le célèbre arrêt Bosman, dont les effets n’ont pas fini de révolutionner le sport le plus populaire de la planète et dont les résultats ont été fortement critiqués par les instances du football européen, l’UEFA (Union des associations européennes de football), basée en Suisse. Dix ans après, les Euros vous proposent d’aller droit au but pour mieux comprendre les enjeux du ballon rond.

Le football n’est plus ce qu’il était !

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Pour mieux comprendre l’ampleur du changement introduit par la décision de la CEJ, il convient de se replonger dans le football des années 1980-1990. A cette douce époque, personne ne songeait à dire qu’un stade sans loge climatisée ni restaurant gastronomique n’était pas confortable, les ouvriers et les employés représentant la grande majorité des spectateurs des matchs de Championnat et de Coupe nationale. Le football reposait davantage sur l’affect et l’ancrage local des dirigeants que sur le nombre de diffusions télévisées de son équipe. Tout le monde perdait un peu d’argent dans l’histoire, mais la passion conduisait à une certaine déraison pour un sport souvent snobé par les élites médiatiques et politiques (en France du moins). Il faut dire qu’en dehors des stades, c’était plutôt ambiance « soir de défaite » : thatchérisme ou mitterrandisme, chacun pense avoir trouvé la solution pour sortir de la crise une Europe moribonde devenue plus méditerranéenne avec ses trois petits nouveaux (Grèce, Espagne et Portugal) qu’il fallait « remettre à niveau ».

Dans ce contexte déprimant, l’opium du peuple tournait à plein régime. Certains grands clubs périclitaient, d’autres surgissaient en garnissant leur vitrine à trophée, d’aucuns arrivant à prendre une dimension financière considérable au début des années 1990 : l’OM de Tapie, le Milan AC de Berlusconi, le Barcelone de Cruyff sont autant de dream teams à dimension européenne, dont le nombre de recrues étrangères fait passer le montant du transfert de Platini à la Juventus de Turin pour l’exception d’un temps révolu. Mais sur le terrain, seuls trois joueurs étrangers pouvaient être alignés par un club, comme le stipulaient alors les règlements de l’UEFA.

Vous ne m’enlèverez pas ma liberté de circuler

Et l’Europe dans tout ça ? Même sans mandat précis du Traité de Rome (comme des suivants : Acte unique, Maastricht, Amsterdam, Nice) sur lequel repose la construction européenne, les juges de la CEJ se sont emparés des questions sportives. Dès 1974, dans l’arrêt Walrave et Montero, ils estiment que le sport, en tant qu’activité économique, est soumis au droit communautaire. De ce fait, l’article 39 du Traité de Rome, relatif à la liberté de circulation des personnes, a vocation à s’appliquer aux réglementations sportives, et les clubs peuvent recruter autant d’étrangers qu’ils le veulent. Ainsi l’arrêt Dona (1976) rend incompatible avec le Traité de Rome toute réglementation édictée par une organisation sportive qui réserverait aux seuls nationaux de l’Etat concerné le droit de participer en tant que joueurs professionnels. Cependant, un gentlemen’s agreement (acoord international informel) allait empêcher la suppression de toutes les réglementations protectrices : les fédérations sportives pourront continuer de fixer des quotas de joueurs étrangers en toute compatibilité avec les règles de l’UE, du moins jusqu’à ce que la pugnacité d’un joueur belge y mette fin.


Placée devant sa jurisprudence constante depuis vingt ans, et voulant protéger un employé face à une flagrante discrimination basée sur sa nationalité (voir encadré sur l’affaire Bosman), la CEJ abolit le 15 décembre 1995 tout quota relatif à la nationalité pour les joueurs ressortissant d’un Etat membre de l’Espace économique européen, et permet aux joueurs en fin de contrat avec leurs clubs de partir sans que leur nouveau club n’ait à payer d’indemnités de transfert. D’aucuns, comme Jean-Philippe Dubey, estiment à ce propos que la CEJ a voulu frapper un grand coup pour « montrer enfin et de manière concrète au citoyen ce que signifiait véritablement l’Europe ». Avec l’arrêt Bosman, le droit commun sape « l’exception footballistique », dont le champ est ramené à sa plus simple expression, celle des règles du jeu, et s’efface dès que la dimension économique du football est en cause. Dès septembre 1996, les règlements UEFA limitent à 3 les joueurs « extra-communautaires » par club sur le terrain. Sans aucune forme de protection pour les clubs, joueurs ou fédérations, la CEJ venait de rajouter un amendement au - plutôt conservateur - cadre réglementaire du football : concernant les transferts, il n’y a plus de règle ! Et quitte à ne discriminer personne, la CEJ enfoncera le clou en considérant comme communautaires les ressortissants de 24 pays de l’Est et du Sud de l’Europe ayant signé un accord de coopération avec l’UE (arrêt Kolpak, 2003, reprenant les conclusions de l’arrêt Malaja du Conseil d’Etat français), puis à une centaine de pays Afrique-Caraïbes-Pacifique ayant signé les accords de Cotonou sur la coopération avec l’UE (arrêt Simutenkov, 2005). Autant dire qu’au sein de l’UE, tout le monde peut jouer partout, ou presque.



Trois décisions fondamentales pour deux principes transformateurs

Extension du critère de nationalité aux pays de l’EEE : Arrêt Bosman (CJCE, 15 décembre 1995)

L’arrêt fédérateur en la matière concernait le belge Jean-Marc Bosman, à propos de la fin de son contrat avec le RFC Liège, le club exigeant une indemnité de transfert au club de Dunkerque accueillant M. Bosman. La Cour européenne de justice (CEJ), le 15 décembre 1995, pose le principe de l’application aux sportifs du droit de libre circulation de tout travailleur. En dehors de ce principe fondamental, à l’occasion de cette affaire, la CEJ a également annoncé que le nombre de ressortissants de l’Union Européenne au sein d’une équipe n’est pas limitatif, et a supprimé par voie de conséquence les indemnités de transfert en fin de contrat (à la différence des indemnités de transfert en cours de contrat).

Le champ d’application de l’arrêt Bosman concerne l’ensemble des membres de l’Espace Economique Européen, soit les membres de l’époque de l’UE (Allemagne, Autriche, Belgique, Danemark, Espagne, Finlande, France, Grèce, Irlande, Italie, Luxembourg, Pays-Bas, Portugal, Royaume-Uni, Suède) ainsi que la Norvège et l’Islande.

Extension aux ressortissants d’un pays signataire d’un accord de coopération (Arrêts Malaja, Conseil d’Etat, 30 décembre 2002) et signataire des accords de Cotonou (Kolpak, CEJ, 8 mai 2003)

Moins médiatisée, une autre affaire jugée par le Conseil d’Etat en France, a considérablement étendu le champ d’application de l’arrêt Bosman. La basketteuse polonaise Lilia Malaja s’était vue refuser par la Fédération française de basket (FFB) sa licence après avoir signé avec le club de Strasbourg. Les motifs invoqués par la FFB tenaient au nombre de joueuses extra-communautaires déjà intégrées dans ce club. La Cour Administrative de Nancy, puis le Conseil d’Etat, par un arrêt confirmatif du 30 décembre 2002, ont annulé la décision de la FFB en raison de l’accord de coopération signé en 1991 entre l’Union Européenne et la Pologne. Le champ d’application de l’arrêt Bosman devient donc considérable puisqu’il s’applique dorénavant à 22 nouveaux pays (ex-URSS, Balkans, Turquie et Maghreb).

Cette décision a connu récemment une importante extension par la confirmation de ses principes, par un arrêt du 8 mai 2003 de la CEJ. Il s’agissait en l’espèce du cas du handballeur slovaque Maros Kolpak, recruté par le club d’Östringen (Allemagne) et qui se voyait opposé à nouveau, comme dans l’affaire Malaja, les quotas de nationalité. La CEJ a alors confirmé, dans les mêmes termes que le Conseil d’Etat français, la non application des quotas de nationalité aux ressortissants des pays signataires d’accords de coopération avec l’Union Européenne, en étendant ce principe aux ressortissants des 77 pays d’Afrique, des Caraïbes et du Pacifique signataires avec l’UE des accords de Cotonou du 23 juin 2000.

Le Libéralisme et ses dégâts : la preuve par le football

On allait vite se rendre compte que marché, argent et absence de règles aboutissent très vite à la loi du plus fort, et ceci même sans virer dans l’anticapitalisme primaire. A tout le moins, l’idée selon laquelle faire sauter les entraves du marché peut protéger les faibles a ici un beau contre-exemple. L’Europe du ballon rond est devenue un marché hyper inflationniste, dont tous les prix (joueurs, clubs, droits de retransmission télévisuelle, prix des places au stade, sponsoring) flambent, attirant de la sorte de l’argent de provenance moins en moins « claire » (oligarques russes, fonds d’investissement qataris, banques chinoises, etc.). Au niveau sportif, les équipes sont devenues de véritables pots-pourris linguistiques et culturels, avec leur lot d’absurdités : l’équipe belge de Beveren titularisant 11 Ivoiriens, le Real Madrid alignant plus de joueurs britanniques que les Londoniens d’Arsenal (qui n’en avaient aucun à la même période !). Finalement, devant une FIFA et une UEFA fortunées mais quasiment impuissantes, les riches (clubs et joueurs) deviennent plus riches, et les pauvres plus pauvres. Tout cela prêterait à sourire sans les multiples dérives dont est victime le football depuis dix ans.

Une dérive dans la dimension « sociétale » du football  : le monde du ballon rond a été entaché de multiples scandales (corruption, dopage, tricheries) et ses admirateurs se sont trop souvent mués en fanatiques. Violence et racisme sur le terrain et en dehors sont banalisés, tout comme l’irrespect de l’adversaire, de l’arbitre, de la Fédération ou des équipes nationales. Aujourd’hui, à l’instar des Jeux olympiques, le football peut difficilement être cité en exemple : parmi ses valeurs, seul l’universalisme perdure.

Une dérive également sportive : il existe désormais deux planètes football : l’une starisée, celle du G14 (Ligue des clubs européens les plus « importants »), où l’argent est roi et la législation nationale (notamment fiscale) souvent complaisante, composée d’équipes de ballons d’or en puissance prêts à tout pour gagner la Ligue des champions. L’autre est celle du terrain, de la formation, celle qui fait éclore les jeunes talents dans les petits clubs ou les petits pays avant que le destin doré ne vienne frapper à leur porte. De plus, le fossé entre professionnels et amateurs s’est profondément agrandi entre les quelques privilégiés et les autres, que ce soit au niveau des joueurs, des spectateurs (en loge ou en virage), des clubs ou des fédérations. On pourrait facilement opposer que ce trait est grossier, et surtout qu’il ne tient pas compte des grandes mutations du monde moderne sur cette période : globalisation des échanges et médiatisation starifiante ont eu des effets sur d’autres sports (hier le mouvement olympique, demain le rugby ?) et dans la société toute entière. Evidemment, l’arrêt Bosman n’est pas seul responsable de la situation générale du football. Cependant, en brisant trop tôt certains équilibres, il a certainement accéléré le changement et désarmé les amateurs du « foot à papa ».

Troisièmement, une dérive humaine : l’Europe est devenue le triangle des Bermudes où viennent s’échouer, avec un bonheur variable, les jeunes espoirs d’Amérique latine, d’Europe de l’Est et d’Afrique. En dix ans, la part des étrangers dans les clubs européens a doublé, s’établissant même au-dessus de 50 % en Allemagne ou en Angleterre. Ce « rêve européen » est par exemple affiché sans fard par l’équipementier Puma, qui entretient l’illusion du contrat juteux qui va faire des petits Africains des Drogba par millions...

Enfin, une dérive économique : si la dérégulation contenue dans l’arrêt Bosman était censée accroître la concurrence et donc faire baisser les coûts du travail, pourquoi l’ensemble des salaires augmente-t-il vertigineusement ? Ce paradoxe économique devrait conduire à considérer l’activité économique footballistique comme différente des autres. Ce sentiment est renforcé si l’on considère les déficits chroniques, la dimension aléatoire des résultats financiers (qui dépendent des résultats sportifs, des retransmissions télévisées, de la billetterie du stade et de la vente de produits dérivés), et le caractère fortement passionnel de l’affection des supporters (ce n’est pas un hasard si en anglais le même terme désigne aussi bien l’aficionado qui soutient son club que la mère qui porte son enfant). Qui investirait dans une entreprise susceptible de perdre 20 % de ses revenus sur une simple décision de l’arbitre un soir de mai ; ou parce que l’un de ses acteurs de premier plan se fait une entorse, ou simplement perd de son rendement parce que sa top-model de femme s’affiche désormais aux côtés d’un acteur américain ? A l’inverse, certains ont tenté de rationaliser, de planifier et de rentabiliser le football. La construction du futur stade est désormais faite sur fonds privés (qui lui donnent leur nom, comme l’Emirates Stadium d’Arsenal), les achats de joueurs amortis en ventes de porte-clés à leur effigie... C’est le pari gagné par Jean-Michel Aulas à l’Olympique lyonnais (et ses succursales, OL boutique, OL coiffure, OL voyages...), dont les résultats sont désormais équilibrés, la gestion assainie, et la stabilité sportive et économique fièrement acquise par cinq titres de Champion de France consécutifs.


La Bourse : horizon indépassable du football moderne ?

Autre liberté fondamentale garantie par les textes communautaires fondateurs, la liberté de circulation des capitaux (art. 56) a également fini par faire l’objet des ardeurs communautaires en matière de football. Si la vision économique et mercantile a pris le pas sur la protection de la formation des jeunes, le souci de promouvoir les équipes nationales et l’affirmation d’un lien identitaire fort entre le club, sa région et son pays ; le football devient une compétition entre riches, au détriment de sa vocation sociale et culturelle. Dès lors, difficile d’empêcher les nouveaux chefs d’entreprise de rêver d’une royale introduction en Bourse, ce que certains firent en Italie, Allemagne et Angleterre. Du coup, la Commission européenne encourage les autres Etats membres à faire de même. Or en France, la loi Avice du 16 juillet 1984 a précisément pour objet de prohiber l’appel public à l’épargne pour les sociétés anonymes gérant des clubs sportifs. Sous la menace d’un recours en manquement devant la CEJ , le gouvernement français va donc renoncer, et autoriser cette cotation à l’automne 2006. Si l’objectif de lever des fonds privés n’est pas condamnable en soi, les échecs des clubs cotés à l’étranger peuvent refroidir certaines ardeurs : les actions de l’AS Roma et du Borussia Dortmund ont perdu 90 % de leur valeur, alors que Manchester United et Chelsea ont été retirées de la cotation...

Cependant, l’espoir subsiste pour tous les « footeux du village ». Le joueur le plus cher de la planète (Zinédine Zidane, transféré de la Juventus de Turin au Real Madrid pour 75 millions d’euros) tire sa révérence, c’est déjà bon signe. D’autre part, il est rassurant de se dire qu’un club qui semblait avoir sombré dans les dérives du football moderne en a progressivement retourné toutes les règles : jouant sans star, sans stade aux normes européennes, dont le seul Brésilien s’appelle Schmidt, le Lille olympique sporting club sera l’an prochain pour la deuxième année consécutive en Ligue des champions.

Plus utopique, le globalo-humaniste qui sommeille en chacun de nous se réjouira d’une initiative de « taxe coubertobienne » appliquée au football (selon Wladimir Andreff) : cette taxe sur les transfert internationaux servirait à couvrir les coûts d’éducation et de formation des joueurs, à restreindre les transferts, à freiner l’exode européen de jeunes sportifs et à alimenter un fonds de développement du sport dans le pays d’origine. Si seulement Pascal Lamy, maintenant directeur de l’Organisation mondiale du commerce (OMC), était amateur de foot !


En attendant une autre élection en 2007

De manière plus concrète, des jurisprudences récentes permettent d’entre-apercevoir les contours d’une spécificité sportive qui peut extraire certaines parties du droit du sport du droit commun. Ainsi, la survivance de périodes de transferts pour les joueurs (en été et en janvier) n’est pas jugée comme une entrave illégitime à la liberté de circulation des personnes. Allant plus loin, il doit être possible de faire autant de merveilles avec les règles européennes que Ronaldhino avec un ballon : on peut ainsi imaginer ne reconnaître le statut de joueur « Cotonou » qu’à ceux qui comptent un nombre de sélections relativement élevé (dix ou quinze, au lieu d’une aujourd’hui en France), ou miser sur le fait que la CJCE considère que le système « 6+5 » (six joueurs au moins formés dans le pays du championnat et cinq étrangers) est une entrave acceptable à la libre-circulation des travailleurs. Sepp Blatter, le président de la FIFA, s’est fait l’ardent défenseur de ce projet. Encore faut-il qu’il soit réélu en 2007.

Dans le « western moderne », pour reprendre les termes du géopolitologue Pascal Boniface, entre les « bons » (les fédérations, FIFA et UEFA), les « brutes » (G14, grands clubs, joueurs stars) et les « truands » (sponsors et médias), le combat de titans entre le duo Blatter-Platini et Franz Bekenbauer en 2007 à la tête de la FIFA sera de prime importance : que les premiers l’emportent, et le consensus mou autour de certaines valeurs d’éthique sportive, de retour à des quotas « acceptables par tous » et d’importance des équipes nationales, continuera de lutter contre l’argent roi ; si le second râfle la mise, les idées du G14 seront alors au pouvoir (comme indemnisation des clubs par les fédérations pour la participation aux matchs de l’équipe nationale), et le football européen risque fort de traverser une période « berlusconienne », avec les conséquences morales, politques et économiques que l’on connaît.

Auteur : Arnaud AEBISCHER, pour "Euros du Village"


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