De l’habitude
par Luc-Laurent Salvador
vendredi 9 mars 2012
Cet article présente la notion d’habitude dans ses aspects les plus fondamentaux qui sont sa mécanicité, sa généralité et le fait qu’elle constitue l’alpha et l’oméga de notre psychologie quotidienne tout en étant plutôt mal vue par l’homme de la rue et jugée désuète par une science toujours en quête de concepts nouveaux. Si sa simplicité la rend très accessible, c’est avant tout son formidable pouvoir explicatif qui en fait l’objet central de la psychologie synthétique à laquelle je propose une introduction sous le rapport de l’autisme avec une série d’articles passés (1, 2), présent et à venir. *
« Tout devrait être rendu aussi simple que possible, mais pas plus simple ».
Albert Einstein
La pensée ci-dessus exprime parfaitement l’objectif de la psychologie synthétique dont je vais tenter de présenter ici les principes parce que je la crois susceptible d’améliorer notre compréhension de la psychologie en général, de l’autisme en particulier.
Pour définir au plus simple la psychologie synthétique, on pourrait dire qu’elle est basée sur l’idée que tout individu est une population ou un écosystème — c’est-à-dire, un ensemble organisé — d’habitudes.
Ce qui suit devrait nous permettre de constamment vérifier qu’en disant cela — en posant que l’habitude constitue l’unité élémentaire de la psychologie, l’objet fondamental pourrait-on dire de cette science encore jeune — nous avons dit l’essentiel, au sens où ce que nous aurons à ajouter par la suite ne devrait être qu’une conséquence — théorème, corollaire ou commentaire — de ce postulat fondamental.
Je ne sais pas si le lecteur se rend compte de ce que cela veut dire. Essayons à nouveau : j’avance ici l’idée que, puisque vous savez ce qu’est une habitude, vous êtes parfaitement équipé pour vous engager avec succès dans une réflexion psychologique. Rien ne pourra vous échapper. Quoi que ce soit que vous vouliez comprendre et expliquer, vous pourrez le faire à partir de l’habitude parce que... l’habitude est l’argile dont nous sommes faits.
Le postulat est donc que tout ce qui est d’ordre psychologique pourra être ramené à l’habitude, à son organisation et à son fonctionnement.
J’offre une bouteille de champagne au premier qui peut me démontrer que ce n’est pas le cas, qu’il existe des exceptions, c’est-à-dire, des faits psychologiques qui ne relèvent pas de l’habitude. Entendons-nous bien, je ne dis pas qu’il n’y a rien en l’homme qui soit au-delà de l’habitude ; je dis seulement que toute psychologie est bâtie sur cette dernière et qu’elle en est donc une émergence. Par conséquent, c’est à partir de l’habitude qu’il faut tenter de comprendre la psychologie de l’homme comme de l’animal si nous visons le moins du monde la cohérence et la réussite.
Si vous voulez, c’est un peu comme si je disais que tout le vivant est bâti sur la cellule — et non l’ADN, notez bien. L’étude de l’humain ne se réduit pas à l’étude de la cellule, mais un homme est entièrement fait de cellules et sa physiologie dépend donc complètement de la physiologie cellulaire.
Donner à l’habitude un tel statut est un postulat « fort » et donc risqué puisque a priori extrêmement falsifiable. Il suffirait en effet d’un seul contre-exemple pour démontrer que ce postulat est faux et peut-être aurai-je à reconnaître un jour à reconnaître qu’il l’est mais, en attendant, on m’accordera le droit de croire qu’il y a peu de chance que j’ai à payer une bouteille de champagne à quiconque avant longtemps :-).
Quoiqu’il ne soit, si vous m’avez suivi jusque là, quel que soit votre niveau de formation, vous avez compris que la psychologie vous est infiniment plus accessible que vous n’auriez pu l’imaginer en contemplant le triste état de complète balkanisation qui prévaut actuellement et qui est assez décourageant pour nombre d’étudiants ou simplement pour l’honnête homme en quête de connaissance et épris de rationalité.
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Si tant est que l’habitude soit la clé de ce domaine mystérieux qu’est encore la psychologie, essayons de la définir. Pour aller à l’essentiel, on pourrait dire que cette notion évoque l’idée toute simple que, bon ou mauvais, un acte sera reproduit d’autant plus facilement qu’il aura été souvent accompli par le passé. L’habitude, c’est avant tout cela : la propension à reproduire, qui se renforce avec... la reproduction et qui fait qu’à un moment donné nous ne pouvons nous empêcher de retomber dans nos habitudes — la suite infinie de nos difficultés, mais aussi de nos jouissances, venant de cette compulsion !
Le mot-clé ici c’est « reproduction. » C’est lui qui permet de comprendre que l’habitude n’est pas qu’un fait psychologique, elle est présente dans tout l’univers puisqu’on retrouve, en effet, cette tendance dans l’infinie série des processus cycliques (cycles, oscillateurs, ondes...) qui sont d’une absolue généralité en physique, chimie, biologie, écologie, économie, etc.
C’est ce qu’avait très tôt compris le XIXe siècle dont Charles Sanders Peirce résume ici parfaitement l’esprit du temps :
« […]sous-jacente à toutes les autres lois, on trouve la tendance qui peut croître d’elle-même, la tendance de toute chose à former des habitudes. » (Collected Papers, vol. 6, Harvard University Press, 1958, p. 101) (c’est moi qui souligne)
Notons que même au cœur du chaos, on trouve des cycles à volonté puisque, comme disent les physiciens, ils y sont « denses ». Ceci veut dire que où que vous portiez votre attention, vous pouvez être sûr et certain qu’il y a des cycles, même au cœur du plus imprédictible des phénomènes.
La psychologie ne fait pas exception parmi les sciences. L’habitude est son cycle tout comme les cycles des autres sciences peuvent, ainsi que le suggère Peirce, être vus comme des habitudes tant il est vrai que les unes et les autres visent pareillement à leur propre reproduction.
Au niveau biologique, on pensera bien sûr à la reproduction sexuelle par laquelle un individu produit des petits semblables à lui et donc se reproduit. Mais il faut avant tout penser à la reproduction de soi par laquelle l’individu se conserve au fil des ans alors qu’il ne cesse de remplacer ses constituants. En respirant, buvant, mangeant, transpirant, pissant et chiant, nous nous inscrivons en effet dans un flux de matières et d’énergie, un turn over qui renouvelle complètement nos composants en quelques années. Pourtant nous restons les mêmes à peu de choses près.
Cet effort de maintenance ou d’entretien de nous-mêmes se manifeste en particulier par l’homéostasie qui, d’instant en instant, reproduit ou maintient l’état physiologique fonctionnel dont nous avons besoin.
Mais cette vitale « constance du milieu intérieur » n’est possible que parce que la plupart des activités que nous répétons indéfiniment assurent aussi ce que l’on pourrait appeler parallèlement la « constance du milieu extérieur » : faire sa toilette, revenir à une source d’eau, revenir à une source de nourriture, revenir à son domicile, retrouver ses semblables etc., tout cela manifeste une vie organisée en circuits qui font constamment retour à ce qui comble nos besoins et sont donc autant d’habitudes participant à la recherche d’une stabilité (physique et mentale), d’un confort (corporel et intellectuel), c’est-à-dire, d’un contrôle sécurisant qui, nous le verrons, est la véritable source de nos de satisfactions, aussi variées soient-elles.
Si l’habitude est la matrice de nos vies, il serait logique qu’elle soit d’une grande banalité. C’est bien le cas, ladite banalité se repérant en particulier au fait que l’habitude nous permet de décrire, d’expliquer ou de justifier aisément l’immense variété de nos comportements et de nos choix sans même que nous ayons conscience de ce pouvoir. De fait, « j’ai l’habitude » est, selon Google (le 16 février 2012), une expression présente dans 108 millions de pages internet. Elle est ainsi plus fréquente que « j’aime », « j’écoute », « je regarde », « je vois », etc. Elle est du même niveau que « je veux » et se trouve distancée seulement par « je pense » qui est une expression trois fois plus fréquente.
Il y a là un succès populaire qui corrobore le postulat de la capacité de l’habitude à expliquer la psychologie. Mais il faut admettre qu’il est encore doublement limité.
D’abord, parce que, pour la plupart, nous ignorons encore tout de sa formidable puissance explicative au plan scientifique. Cela pour la bonne raison que l’habitude est devenue quasiment inexistante dans ce domaine où, à de rares exceptions près, comme l’excellent Ego, pour une sociologie de l’individu de Jean-Claude Kaufmann (Nathan, 2001), elle est désormais perçue comme un concept désuet qui appartient au passé. Autant il est clair que le XIXe siècle, dominé par la pensée mécaniste et évolutionniste, tendait à voir l’homme un être machinal et s’était donc très tôt entiché de l’habitude qui était alors le concept cardinal de la psychologie, autant le XXe siècle, angoissé par l’effondrement des vieilles idéologies lors de la guerre de 14-18, est devenu foncièrement défenseur de l’individu et de ses prérogatives, dont le libre-arbitre. Il s’est empressé d’enterrer toute cette mécanicité dès qu’il l’a pu et ce processus d’effacement s’est achevé avec l’effondrement du comportementalisme (ou béhaviorisme) à la fin des années soixante.
Ensuite, parce que l’habitude est actuellement mal perçue, non pas seulement dans le champ scientifique, mais aussi et surtout dans la vie de tous les jours et cela, pour les mêmes raisons. Son côté mécanique, son automaticité apparaissent en flagrante opposition à la visée d’affirmation de l’individu comme libre dans ses déterminations, ses désirs, ses choix. Nous jugeons que l’habitude convient peut-être aux personnes âgées ou fragiles, comme les enfants, mais pour notre part, nous adultes accomplis, bien éduqués et bien portants, méritons d’accéder à l’exercice plein et entier du libre-arbitre.
De sorte que plus nous avons le sentiment d’être sans obligation particulière, sans attache et donc libre de désirer dans n’importe quelle direction, plus nous éprouvons de jouissance, à l’instar du voyageur ou du routard qui, sac au dos, radicalement éloigné des vicissitudes d’un quotidien métro-boulot-dodo, jubile intérieurement du simple mais total pouvoir qu’il a d’aller où bon lui semble et, en somme, d’être — en tant qu’il n’est d’être que — libre.
A l’inverse, celui qui, comme le héros du film « Un jour sans fin », a le sentiment d’une incessante répétition du même, celui qui subit plus qu’il ne vit le cycle perpétuellement rejoué de ses multiples contraintes professionnelles et familiales, comment n’aurait-il pas très vite le sentiment de ne pas exister et de n’être que le rouage d’une monstrueuse machinerie sociale dont la finalité lui échappe en même temps que le sentiment de sa liberté ?
Voilà bien le paradoxe de l’habitude : elle est partout, mais nul ne la voit, nul ne la veut. Chacun se plaît à croire qu’il s’en passe très bien en s’imaginant à tout instant aux commandes de son propre être alors que c’est l’inverse qui est probablement vrai. Car jour après jour, du moment où nous ouvrons les paupières jusqu’au moment où nous les fermons, nous ne cessons d’enchaîner sans même y penser des activités accomplies machinalement vu qu’ayant été répétées une infinité de fois, elles nous sont d’une totale banalité — comme faire sa toilette, s’alimenter, s’habiller, conduire, travailler, etc., de sorte que nous pouvons les accomplir en pensant à tout autre chose. Certains n’ont-ils pas l’habitude de se raser en imaginant « devenir président » ? Le psychologue étasunien John Bargh (1997) n’a-t-il pas suggéré, de manière un peu provocatrice et non dénuée d’humour, que nos pensées et nos comportements relèveraient de la pure automaticité (avec une pureté du même ordre que les savonnettes Ivory ©, soit 99,44 % !) ?
Aussi impressionnant et rhétorique qu’il soit ce chiffre peut être pris au sérieux, au moins dans l’ordre de grandeur : nous opérons des choix conscients dans un très faible pourcentage de cas ! Il faut alors expliquer comment il se fait que nous voyons généralement les choses sur le mode de l’individu constamment conscient et libre de ses choix ? Comment de ce fond de mécanicité qu’il nous faut bien postuler pourrait émerger une conscience de soi comme être doué de libre-arbitre, être doué d’une volonté qui ne soit pas illusoire ?
Ceci est une très délicate question, non résolue, que la psychologie a longtemps abandonnée à la philosophie et qui renvoie à toutes les autres questions fondamentales dont la science se détourne prudemment quand elle sait n’avoir aucune réponse... scientifique à donner et donc aucune chance de succès — sauf à défendre une forme quelconque d’éliminativisme — : qu’est-ce que l’homme ? Qu’est-ce qu’un être ? Qu’est-ce que être ? Que suis-je ?
Ces questions vont constituer notre horizon car c’est bien vers elles que nous nous dirigeons et, encore une fois, c’est la question de l’autisme qui nous donnera l’occasion de les aborder. Car quoi de plus éclairant sur l’humain que les efforts et le parcours que doivent réaliser les êtres, qui initialement étrangers à la communauté des humains, tentent, du mieux qu’ils peuvent, de la rejoindre et d’y prendre place ?
Mais, avant cela, il nous reste encore à comprendre la structure de l’habitude, sa mécanique et quelques aspects essentiels du fonctionnement que cela engendre. Vous trouverez ci-dessous le plan de la progression à venir. Il n’y a pas de nécessité d’en prendre connaissance maintenant. C’est juste pour les curieux et les impatients qui aiment voir venir de loin.
Quoi qu’il en soit merci pour votre attention et vos commentaires.
LLS
* L’illustration présente un cycle sous la forme d’un ourobore, un serpent ou dragon qui se mord la queue et qui représente la nature cyclique des choses en même temps que leur unité.
PLAN
Nous verrons dans le prochain article que l’habitude peut être modélisée comme un cycle unissant la perception à l’action via deux étapes clé : a) l’assimilation ou la reconnaissance de la forme perçue et b) ce qu’il est convenu d’appeler l’idéomotricité — qui fait passer automatiquement de la représentation à l’action. Cette notion passionnante a été actualisée par la découverte des neurones miroirs mais n’est, depuis ses origines, qu’une formulation savante de ce que nous connaissons tous comme le caractère machinal de l’habitude.
Nous aurons ensuite à cerner les conséquences de cette machinalité sur notre compréhension du doublet plaisir/peine et des émotions en général. L’idée essentielle étant que loin de fonctionner sous la dépendance de récompenses qui lui seraient extérieures, l’habitude est la source de sa propre satisfaction, elle est à elle-même son propre but, le plaisir venant de la répétition et non l’inverse. Articuler ainsi le mental au machinal nous permettra de restituer au premier son unité alors que depuis toujours il se trouve éclaté en trois domaines complètement séparés, voire opposés : le cognitif, l’affectif et le conatif (ce dernier, quasi inconnu, étant relatif à l’effort, la volonté, etc.).
Ce modèle de l’habitude comme cycle perception-action nous permettra ensuite de comprendre le caractère inévitable, automatique car mécanique du passage de cette imitation de soi qu’est l’habitude à l’imitation tout court, c’est-à-dire, l’imitation des autres. Nous découvrirons que celle-ci opère constamment dans toutes les dimensions du psychisme d’une manière tellement machinale que nous n’en avons aucune conscience alors que ce processus est vital puisque c’est par lui que se réalise notre inscription dans le champ social, celui que les autistes, justement, ignorent superbement.
Dans le contexte de cette double mécanicité mimétique absolument générale nous aurons alors à penser ce qui se pose comme son absolu opposé : le soi, en tant qu’il serait agent, indépendant et libre de ses déterminations. Nous verrons qu’il s’origine pourtant dans le miroir social, c’est-à-dire, le reflet de nous-mêmes que nous renvoie le jugement des autres à notre égard. En intériorisant, en imitant ce jugement, nous construisons une image, une représentation, une habitude de soi qui, en tant qu’elle est originairement issue de l’autre, sera bien sûr, hautement problématique pour l’autiste parce que, justement, il est en général indifférent à l’autre et à ses jugements.
Nous serons alors suffisamment équipés pour aborder la question de l’autisme à partir du postulat central de la psychologie synthétique, à savoir cette idée que tout être est une population, un écosystème ou une organisation de cycles visant la reproduction sous toutes ses formes. Sans du tout verser dans un quelconque freudisme, nous verrons que la dimension sexuelle sera ici d’une importance cardinale dans la mesure où c’est à travers elle que s’est initialement formée la capacité à la reconnaissance du semblable comme tel, à son assimilation, dont, précisément, nous ferons hypothèse qu’elle est défaillante chez l’autiste.