Une hotte aspirante peu discrète dans San Giorgio
On s’aperçoit de son erreur quand, au hasard de ses vagabondages dans Venise, on fait halte sur l’île de San Giorgio pour monter au campanile d’où l’on découvre la lagune, la pointe de la Dogana à ses pieds entre le canal de la Giudecca et le Cana Grande, la Piazzetta San Marco, et ses deux colonnes, le Palais des Doges, les coupoles de la basilique posées comme des couvercles, son campanile, celui de l’Église des Frari au-delà ou le dôme de Zanipolo au-dessus des toits, et plus loin le bouquet de cyprès noirs du cimetière de San Michele juste devant l’île de Murano avec les cheminées de ses verreries, tandis qu’à l’horizon, se profilent le campanile dangereusement penché de Burano et la tour massive de Torcello couverte elle aussi d’échafaudages.
Dans l’église, on passe d’abord sans trop y faire attention près d’un socle cylindrique placé sous la coupole d’où tombe un curieux entonnoir emmanché d’une gaine d’aluminium, comme celle justement qui brille si bien à l’extérieur le long des murs de l’église et qu’on a aperçu du vaporetto.
Cet attirail intrigue évidemment, d’autant qu’on voit vaguement, en se haussant sur la pointe des pieds, un orifice circulaire au centre du socle d’où monte comme aspiré par l’entonnoir sous la coupole une sorte de colonne de fumée ou un rai de lumière et ses poussières en suspension. Mais on a mieux à faire qu’à contempler ce qu’on prend pour une hotte aspirante fort peu discrète.
Une œuvre d’art officielle intitulée « Ascension »
Ce n’est que, redescendu du campanile après s’être enivré au balcon dans le vent de la splendeur de la lagune étendue à ses pieds, on aperçoit en sortant une jeune femme à un bureau qui propose des cartes postales gratuites : ce sont précisément des photos du curieux attirail à socle cylindrique, colonne de fumée et entonnoir, qui a intrigué sans qu’on ait éprouvé le besoin d’en savoir davantage (voir photos ci-dessous). On a préféré faire le tour de l’église et de ses toiles et revoir les hautes stalles sculptées de bois sombre.
On a eu tort. On est passé à côté de l’œuvre d’un immense artiste dont on reconnaît aussitôt le nom. Car le sieur manifestement « a la carte », c’est-à-dire la faveur du microcosme qui régente internationalement l’art officiel contemporain. Il a récemment envahi la grande verrière du Grand Palais à Paris de ce qu’on a appelé une coloscopie géante (1). Il s’agit d’Anish Kapoor qui propose ici cette hotte géante, appelée modestement « Ascension ». Et on comprend qu’une église aussi prestigieuse que San Giorgio à Venise l’accueille : « l’Ascension » est un de ses dogmes de la doctrine chrétienne qui enseigne que le Christ ressuscité est monté au ciel après avoir accompli son œuvre de rédemption sur terre.
Une métaphore ridicule dans le goût déjanté des Surréalistes
Mais quel rapport, demandera-t-on, entre ce mystère religieux et ce montage technique laborieux ? Il n’est pas plus consistant que celui d’une métaphore ou d’un symbole chers aux Surréalistes qui prétendaient que les plus riches et les plus beaux étaient ceux qui associaient les objets les plus éloignés, comme la fameuse et ridicule « rencontre fortuite sur une table de dissection d'un parapluie et d'une machine à coudre », imaginée par Lautréamont.
Quel rapprochement effectuer, en effet, entre le Christ disparaissant dans les nuées aux yeux de ses disciples, à la façon de « l’Assomption de Marie » peinte par le Titien sur le tableau exposé dans le chœur des Frari, et cet aspirateur qui pompe une colonne de fumée, un raie de lumière et ses poussières en suspension, ou tout simplement l’air du visiteur abusé ? Aucun !
Qu’importe que l’entreprise soit grossière. La ploutocratie qui aujourd’hui décide de ce qui est art, ne s’arrête pas à si peu. Comme toute autorité, fût-elle usurpée, elle s’arroge le droit de décider que folie soit raison et raison, folie, comme l’écrit La Fontaine dans « Les oreilles du lièvre ». Puisque le public boude apparemment les galeries où s’exposent ses facéties, l’art officiel contemporain s’invite désormais d’office dans les hauts-lieux de culture très fréquentés pour contraindre les incroyants à l'adorer, comme si l’horrible « fast food » américaine avait droit de cité dans un restaurant gastronomique. À vrai dire, c’est une riche idée de riche ploutocrate, car cet attirail au milieu de San Giorgio est la meilleure publicité expérimentale qu’on puisse faire pour discréditer l’art officiel contemporain. Paul Villach
(1) Paul Villach, « Coloscopie géante sous la verrière du Grand Palais à Paris », AgoraVox, 26 mai 2011