Les barbares dans la cité (III) – Les produits d’appel du milliardaire Pinault, marchand de Venise.
par Paul Villach
jeudi 11 août 2011
Il semble que la politique d’un mécène milliardaire repose sur une recette éprouvée qui doit tout au procédé de la répétition : il n’est pas d’erreur qui, inlassablement répétée, ne finisse par prendre des airs de vérité. Appliquée au domaine de l’art, elle s’énonce ainsi : il n’est pas d'horreur qui inlassablement exposée de façon répétitive ne finisse par passer pour la beauté.
Il faut dire, cependant, que, dans l’extraordinaire ville de Venise, musée du patrimoine de l’humanité à ciel ouvert, la belle obstination du milliardaire Pinault touche à l’héroïsme.


Vitrine d’horreur devant le Palais Grassi
Depuis qu’il s’est offert le Palais Grassi sur le Canal Grande, il ne cesse de renouveler à sa porte sur un ponton ce qu’en bon commerçant il doit appeler des produits d’appel pour tenter de déclencher chez les touristes de passage en vaporetto une pulsion de visite de ses collections.
- Une année, c’était appétissant, une gigantesque tête de mort était posée à même le sol à la façon des têtes olmèques géantes de Villahermosa au Mexique, mais elle n’était pas en pierre, seulement en ferblanterie : louches, écumoires, cafetières, pots, cuillers et fourchettes étaient agglomérés pour faire ressortir… le délicieux sourire de la mort !
- L’an dernier, on voyait un énorme paquet de cigarettes éventré à l’abordage par un tabouret de bar.
- Cette année, on a peine à reconnaître la répugnante silhouette squelettique de ferraille noire qui oscille, selon les intericonicités suscitées en chacun, entre un gorille putréfié titubant et un sinistre personnage tiré d’un film d’horreur. (Photo 1 ci-dessous)
Qui, en sortant du musée de l’Accademia où il est resté en extase devant « La tempête » de Giorgione », « Le repas chez Lévi » de Véronèse ou « Le jeune homme » rêveur de Lotto, ou encore tout simplement devant les ravissantes figurines aux chapiteaux du Palais des Doges, peut se sentir attiré par la vitrine des horreurs de M. Pinault ?
Baigneur blanc circoncis au crapaud et vigile à la pointe de la Dogana
Trop à l’étroit sans doute dans le Palais Grassi pour les abriter, le milliardaire, on le sait, s’est offert aussi la Dogana, à la proue de l’île qui s’avance entre le Canal Grande et le Canal de la Giudecca. Devant l’entrée, le produit d’appel, lui, n’a pas changé depuis l’an dernier, à croire qu’il représente bien la collection et ne saurait être remplacé. C’est un baigneur géant de plus de deux mètres, debout tout nu, ventre bombé, à la blancheur immaculée, qui exhibe, face à San Giorgio à droite et au Palais des Doges à gauche, son sexe circoncis tandis qu’il tient à bout de bras un crapaud par la queue (Photo 2 ).
L’exposition de l’œuvre sur un des sites les plus en vue de Venise indigne à ce point que le milliardaire est contraint d’affecter à sa garde un vigile pour qu’ « un indigné » ne la jette pas à l’eau. Du coup, le baigneur blanc et son vigile forme désormais un couple symbolique, révélateur de la violence que les barbares introduisent dans la cité : vient un temps, en effet, où les représentations absurdes que leur puissance financière impose comme œuvres d’art, sont vécues comme des agressions qui suscitent en retour la tentation d' une riposte. (Photo 3)
Une métaphore d’une stratégie de confusion des esprits
Mais, cet été, le milliardaire ne s’en tient pas à ces seules exhibitions pitoyables en vitrine. Une campagne publicitaire assène deux slogans qui trahit l’esprit des expositions en cours à la Dogana et au Palais Grassi,
- L’un d’eux qu’on voit à la Dogana et sur un vaporetto, est « ÉLOGE DU DOUTE », en italien, français et anglais. On s’en réjouirait, si l’idée saugrenue d’inverser les lettres qui rend d’abord les mots illisibles, ne jetait pas précisément le doute sur le sérieux de l’éloge supposé (Photos 4 et 5).
- L’autre slogan apposé sur la façade du Palais Grassi n’est ni plus ni moins qu’un leurre de la flatterie tant prisé de la publicité, traduit lui aussi dans les trois langues : « Le monde vous appartient » (Photos 6 et 7). Mais, cette fois, ce sont les mots des différentes langues qui sont mélangés dans un sabir de Tour de Babel incompréhensible, ôtant, lui aussi, tout sérieux aux phrases privées de sens : « IL MONDE VOUS BELONGS – LE WORLD VI APPARTIENNE – THE MONDO APPARTIENT TO YOU ».
Qui peut donc se laisser prendre à pareille flagornerie par temps de mondialisation sauvage qui nivelle les niveaux de vie par le bas ? Il n’y a qu’un milliardaire, obnubilé par le pouvoir de son argent, pour avoir l’idée étrange que le monde puisse appartenir à quelqu’un. En revanche, ce mélange insensé de lettres et de mots est une belle métaphore de la stratégie de confusion des esprits suivie par la ploutocratie mondialiste.
Que ce soit à Vienne, au Kunsthistorishes Museum comme on l’a vu dans un premier article avec Jan Fabre (1), ou que ce soit à Venise avec Anish Kapoor dans l’église de Sans Giorgio (2) et les produits d’appel du milliardaire Pinault, l’art officiel contemporain tente, cet été, de s’installer de force sous les yeux d’un public qui le fuit. Il en a manifestement les moyens financiers pour investir les hauts-lieux de culture fréquentés, comme un musée, une église ou une capitale de l’art comme Venise. Mais, il a beau faire, l’argent ne suffit pas pour susciter chez les êtres les quatre états que provoque une œuvre d’art accomplie : le saisissement réflexe, l’enchantement de la grâce, l’admiration devant la technique de l’artiste et la réceptivité maximale à la transmission d’une expérience humaine (3). Au contraire, cette indécente prétention à se vautrer dans les écrins les plus achevés de l’art , rend encore plus insupportable l’inculture de barbares qui s’emploient à jeter la confusion dans les esprits pour mieux ruiner la cité à leur profit. Car, en protégeant ceux qui ne possèdent rien, la culture reste le dernier rempart qui contrarie leur dévastation en cours. Paul Villach
(1) Paul Villach, « Les barbares dans la cité (I) – Jan Fabre au Kuntshistorischesmuseum à Vienne », AgoraVox, 9 août 2011.
(2) Paul Villach, « Les barbares dans la cité (II) – « L’Ascension » d’Anish Kapoor à l’Église Sans Giorgio de Venise », AgoraVox, 10 août 2011.
(3) Paul Villach, « À Rome, « Apollon et Daphné », une œuvre du Bernin à couper le souffle », AgoraVox, 13 septembre 2010