Sortir de Babel : pour une science citoyenne

par Luc-Laurent Salvador
mercredi 22 février 2012

Ainsi que j’ai tenté de le montrer dans « Pour une psychologie synthétique : le cas de l’autisme  », la science de l’autisme ressemble à la tour de Babel. Tous parlent mais ne se comprennent pas. Mais cela n’est pas propre à l’autisme. Depuis ses origines la psychologie vit une guerre des Balkans qui en a fait un véritable champ de bataille dont la confrontation entre tenants de la psychanalyse et des thérapies comportementales n’est actuellement qu’un exemple plus médiatique que les autres. La raison voudrait qu’on sorte au plus vite d’une situation préjudiciable à tous car, en ces temps troublés, nous avons plus que jamais besoin d’une science capable d’éclairer l’humain. Le projet d’une psychologie synthétique (définie plus bas) ouvre une piste qui, au travers d’une réappropriation et d’un ressourcement citoyens de la science, amènera à viser les invariants, qui rassemblent, plutôt que de perpétuer l’éternelle quête des « petites différences » qui servent surtout à flatter le narcissisme des chercheurs. La question de l’autisme servira à illustrer cette démarche dans les articles qui suivront.

 
La communauté des chercheurs n’est pas à part de celle des humains. Ce sont ces derniers qui, au final, non seulement financent mais surtout donnent son sens et sa légitimité à tout effort de recherche. D’une manière ou d’une autre, tôt ou tard, les travaux scientifiques doivent pouvoir contribuer au mieux-être et/ou à la connaissance de Monsieur Tout-le-monde qui y est d’autant mieux disposé qu’il est probablement le seul « honnête homme ». Il n’a, en effet, ni narcissisme, ni théorie concurrente à défendre, contrairement à tant de scientifiques.
 
Puisque la science part de l’homme pour revenir à l’homme, la tendance à l’hyperspécialisation abstraite et jargonnante devrait être constamment équilibrée par un effort de synthèse qui n’a pas à être délégué à la gent journalistique. La plupart, en effet, en sont incapables et, si l’on revient à la parabole des aveugles et de l’éléphant, on pourrait dire qu’ils ne font que répéter les éléments de la discussion qu’ils ont pu saisir et que, surtout, on a bien voulu leur donner à entendre. De sorte que, les journalistes scientifiques apparaissent de plus en plus souvent comme les simples tambours et autres porte-voix des grands groupes, big pharma et big techno, au bénéfice de big média contrôlé par big finance.
 
Rappelons-nous que la synthèse est la condition sine qua non et l’aboutissement logique de la pensée saine. L’analyse sans fin et la quête perpétuelle du détail (de l’information ou de la donnée) traduisent non une prudence et une modestie supposément scientifiques mais un manque motivation pour la cohérence qui n’est pas sans évoquer les tendances autistiques.
 
De fait, la science avance non par l’accumulation de faits qui compliquent le monde mais par des découvertes qui nous le simplifient et nous le rendent intelligible. C’est pour cette raison que n’importe quel élève de terminale scientifique connaît mieux l’univers que les meilleurs savants du XVIIIe ou des siècles précédents. Il connaît, par exemple, le tableau de Mendeleïev et la notion de masse atomique quand, au bout d’une vie de recherche, les alchimistes ne disposaient que d’une immense collection de recettes et d’observations parcellaires adossées à des représentations fantasmagoriques.
 
La synthèse est donc le lieu où scientifiques et citoyens sont appelés à se rencontrer car elle est le lieu ou s’ordonne l’envahissante richesse du réel et où se dégage ce qui le rend accessible, intelligible. Elle est d’une absolue nécessité car sans elle, sans cette rencontre entre chercheurs et citoyens qu’elle permet, la science reste sans conscience et ne peut mener qu’à la « ruine de l’âme » humaine, prête qu’elle est à servir tous les projets frankensteiniens de la technocratie machinique.
 
Ceci veut dire que la rencontre entre citoyens et scientifiques ne saurait se réaliser comme spectacle, avec un public simplement consommateur. Tout au contraire, il importe que le public soit acteur, ou plutôt, agent contribuant effectivement à la synthèse. Il en a les moyens car, nous avons commencé à le comprendre avec le web 2.0, l’intelligence est un processus collectif. Un peu d’histoire des idées suffit pour soupçonner qu’il n’y a pas plus d’intelligence et de rationalité chez les scientifiques que chez le commun des mortels [1].
 
Bien entendu, dans le cours normal de la science, certains individus peuvent faire des contributions exceptionnelles, mais ils se trouvent toujours plus ou moins vite débordés et dépassés, c’est-à-dire, transcendés par l’intelligence collective des communautés scientifique et humaine qui, constamment, enrichissent et déploient le sens de la contribution originale.
 
Ce qui fait que la science progresse constamment, ce n’est pas l’intelligence des individus aussi remarquable qu’elle puisse être pour certains, c’est le débat qui — sur un fond de grégarisme intellectuel amenant une constante reproduction des conceptions des uns par les autres — fait que certaines idées connaîtront un grand succès quand d’autres tomberont en désuétude ou se verront même directement falsifiées (comme, par exemple, la « génération spontanée » de la vie, conception abandonnée au terme d’une longue polémique que Pasteur a su mener à terme sans pour autant en être le seul protagoniste).
 
La science progresse donc avant tout parce qu’elle est le lieu de la co-sélection (collective) des idées, tout comme la nature évolue parce qu’elle est le lieu de la co-sélection (collective) des formes vivantes. Dans un cas comme dans l’autre, il s’agit d’un processus co-llectif où, a priori chacun a sa place.
Ainsi, il en va de la science comme du sport : « l’important, c’est de participer » !
 
C’est dans ce contexte d’une recherche d’unité entre science et citoyenneté au travers de l’intelligence collective que j’entends proposer une série d’articles où la question de l’autisme sera l’occasion d’exposer les bases d’une approche synthétique de la psychologie qui pourrait contribuer à la nécessaire sortie de Babel.
 
Je tenterai à cette occasion d’esquisser le principe d’un « jardin d’idées  », sorte de « laboratoire citoyen » dans lequel les idées pourraient se développer et fructifier grâce à l’intelligence collective du web 2.0. Ma conviction est que cette dernière n’a pas à être cantonnée à la compilation de savoirs encyclopédiques comme nous tendons à le croire avec le succès de Wikipedia. L’intelligence collective peut parfaitement contribuer à toutes les étapes de la recherche, jusques et y compris, la publication scientifique. Mais il n’est pas encore temps d’argumenter en ce sens. Le lecteur intéressé pourra déjà se reporter à ce diaporama ou ce wiki qui, bien qu’encore au stade embryonnaire, pourra lui donner le parfum de la chose.
 
Pour le moment, et pour finir, revenons à la psychologie synthétique dont il importe de montrer comment elle pourrait concerner tout un chacun et contribuer ainsi à une véritable unité, voire une indistinction, entre chercheurs et citoyens.
 
Le simple fait de poser le problème en ces termes nous amène à faire table rase de la foultitude des conceptions psychoco(gnitives) et psypsykaka(nalytiques) dont on pourrait dire qu’elles sont, par construction, étrangères à la pensée de Monsieur Tout‑le‑monde tant une part essentielle de leur visée est de produire de la différence dans et par le langage, donc le jargon.
 
On se sert généralement de ces conceptions pour briller en société, pour palabrer comme les aveugles de la fable, mais pas pour penser car leur technicité oblige à se tenir grosso modo dans la position de consommateur du savoir savant et non pas dans celle de concepteur.
 
Pour changer la donne et permettre à chacun de venir se risquer à l’exercice consistant à véritablement penser pour comprendre ses actes, son ressenti, son vécu dans la relation aux autres, il nous faut une conception qui offre d’emblée une maîtrise rassurante et donc encourageante du champ psychologique.
 
Autrement dit, il nous faut une conception réduite au minimum. Idéalement il faudrait n’avoir à penser qu’avec une seule notion qui soit... :
1. suffisamment simple pour être d’emblée maîtrisée par tous,
2. suffisamment connue et reconnue pour que chacun s’autorise à s’en saisir, à l’adopter, en étant sûr de sa valeur d’échange,
3. suffisamment efficace pour mettre instantanément en réussite et redonner le plaisir lumineux de comprendre et l’envie d’explorer.
 
Cette notion en or existe-t-elle ? On pourrait en douter, en pensant que si c’était le cas, elle figurerait sûrement en bonne place au tableau d’honneur de la science psychologique. Mauvaise pioche ! Comme vous pouvez l’imaginer une notion immédiatement accessible au commun des mortels ne saurait rester en vogue dans la sphère scientifique. Si tant est qu’elle puisse accéder au tableau d’honneur, elle en serait vite décrochée pour être ensuite reléguée dès que possible aux oubliettes.
 
C’est donc dans la marge, dans les rebuts de la science qu’il convient de chercher notre perle rare tant il se vérifie régulièrement que « la pierre rejetée par les bâtisseurs est devenue la pierre angulaire » !
 
De même que pour comprendre la vie, il faut revenir à ses formes ancestrales, revenons donc aux origines de la psychologie, à cet âge d’or de la science que fut le XIXe siècle, avant que les mots ne soient usés par les modes intellectuelles, avant que les chercheurs en sciences humaines n’aient renoncé à penser grand.
 
Nous découvrirons alors à coup sûr notre concept en or car il est immanquable. En effet, non seulement il était alors sur toutes les bouches et dans toutes les thèses, mais il était surtout unique au sens où c’est toute la psychologie qui se bâtissait sur lui et seulement sur lui. Ce concept, que dis-je cette notion toute simple, nous en avons tellement l’habitude que, tels les poissons dans l’eau, nous ne la voyons plus, nous n’y pensons plus, nous l’employons machinalement, dans une sorte d’automatisme mental sans remarquer qu’elle nous est en fait d’un usage constant et que, pour le meilleur ou pour le pire, toute notre vie tourne autour d’elle au point que, nous le verrons, il sera possible d’affirmer que nous ne sommes que cela, au sens où il n’est rien qui ne s’y enracine, d’une manière ou d’une autre.
 
Cette notion, que j’expliciterai dans le prochain article et à partir de laquelle, il nous sera possible d’appréhender l’intégralité du tableau autistique puis, à terme, l’intégralité de la psychologie, le lecteur la connaît bien, très bien même, mais peut-être va-t-il la redécouvrir quand il comprendra que je parle de...
 
... l’habitude !
 


[1] Voir « Je pense donc je me trompe  » de Jean-Pierre Lentin, avec quelques morceaux choisis ici.

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