Année noire, saison 2 épisode 5 : la nationalisation des pertes

par Forest Ent
mardi 15 juillet 2008

Nous arrivons au point du développement de la crise où le libertarianisme jette le masque. La célèbre "nationalisation des pertes" s’affiche au grand jour.

La célèbre "torpeur de l’été propice aux krachs" tient pour l’instant toutes ses promesses.

Dans notre avant-dernier épisode, nous avons constaté le début de la nationalisation des pertes. Le gouvernement américain avait repris les créances douteuses de Bear Sterns pour permettre le rachat par JP Morgan. La Réserve fédérale avait accepté des banques des créances douteuses comme dépôts en échange de bons du Trésor. Et les ratios prudentiels des GSE avaient été abaissés, point sur lequel nous reviendrons.

Mais, avec la faillite possible des GSE, la nationalisation des pertes va maintenant débuter à une échelle encore jamais observée, car le gouvernement américain est aujourd’hui placé devant l’injonction de doubler sa propre dette en un seul jour.

Histoire et rôle des GSE

Après le choc boursier de 1929, la crise économique s’est en fait déroulée lentement, parsemée de faillites de banques. Le crédit a été étranglé progressivement. Les GSE immobilières (GSE pour « Government sponsored enterprises ») ont été créées en 1936, pour réinjecter des fonds publics dans le marché immobilier stagnant. Elles étaient l’outil d’un interventionnisme fort. L’idée était d’utiliser le crédit de l’Etat pour réinjecter des fonds dans le crédit immobilier qui ne trouvait plus preneur.

Les GSE ont été entièrement privatisées en 1968, à une époque où leur rôle initial se justifiait moins. Mais la croyance est restée quand même en ce qu’elles bénéficiaient d’une sorte de garantie d’Etat implicite, ce qui leur a permis de continuer à lever des fonds au même taux que l’Etat américain pour les réinjecter dans le marché immobilier. Elles sont restées depuis au cœur du financement immobilier.

Les deux plus grandes GSE sont la Federal National Mortgage Association, qu’on appelle maintenant Fannie Mae en dérivation de son sigle peu euphonique FNMA, et la Federal Home Mortgage Corporation, appelée Freddie Mac.

Les GSE ne font pas directement de prêts immobiliers. Elles agissent de deux manières :

- elles assurent le risque d’insolvabilité de crédits immobiliers, en général à un taux faible de 0,5 % ;

- elles achètent des dettes immobilières et les revendent par gros paquets sous des formes de placement diverses.

Le but affiché de cette activité est de créer un marché "secondaire" du prêt immobilier, de manière à obtenir la plus grande liquidité possible sur le marché "primaire", afin qu’un emprunteur trouve toujours un prêteur, même indirectement.

Les GSE ont ainsi acheté ou assuré la plupart des prêts immobiliers. Ce marché aurait beaucoup de mal à fonctionner sans elles.

Critique des GSE

Les GSE ont été critiquées pour des tas de raisons diverses et parfois contradictoires. Maintenant qu’elles sont au bord de la faillite, il est plus facile d’identifier leur problème principal, qui était la gestion des risques.

Comme nous l’avons signalé dans notre avant-dernier épisode, la cause de la crise immobilière est une différence entre les systèmes financiers "anglo-saxon" et "continental", le système anglo-saxon étant d’ailleurs celui que le FMI nous présentait comme le plus "productif" à long terme. Quand vous allez voir un banquier français pour un prêt immobilier, il vous demande quels sont vos revenus, de manière à évaluer votre solvabilité, calculer sa part de risque, puis vous la facturer. L’histoire montre que cette méthode est celle qui prédit le mieux le risque d’insolvabilité, et il est possible qu’elle devienne bientôt obligatoire aux Etats-Unis.

Les GSE ne se sont pas posé cette question. Comme expliqué dans ce document à la rubrique "gestion des risques", les GSE se sont donné comme seul ratio prudentiel le rapport entre le montant des prêts et le montant de l’achat. Elles considèrent ainsi que si la maison vaut plus que le prêt, il n’y a pas de risque puisque l’on peut toujours la revendre en cas d’insolvabilité du prêteur. Cela suppose bien sûr que la valeur des biens ne baisse pas. Nous retrouvons là le mécanisme fondamental de création d’une bulle : le montant du crédit est déterminé par une évaluation de la valeur des actifs qui peut être augmentée par le montant du crédit, cercle vicieux évident (qui fait que la notion de "fair value" est à mon avis impraticable dans le cas général).

Cela a même été pire, puisque le 16 mai 2008 les GSE, à la demande du gouvernement, ont accepté, entre autres mesures immobilières incitatives, d’abaisser leur ratio prudentiel de 80 % à 97 % comme rapport prêt/valeur maximal.

En résumé, les GSE ont assuré à faible prix le risque systémique de baisse générale de valeur des biens, ont pu emprunter à faible taux grâce à une croyance dans une garantie d’Etat, et ont redistribué une part de ce risque sur toute la planète en le rebaptisant "faillite des GSE". Elles ont ainsi permis aux banques prêteuses de faire des marges beaucoup plus importantes. Pour le reformuler plus brutalement, les banques se sont goinfrées en se disant qu’en cas de problème le contribuable paierait. Le tout sans aucun contrôle puisqu’il s’agissait, n’est-ce pas, d’entreprises privées, majeures et responsables. Bénéfices privés et risques publics.

Il est amusant de voir qu’un outil au départ interventionniste est devenu avec le temps un moyen pour le privé de tenter de piller la richesse publique.

Situation des GSE

Comme toutes les entreprises, les GSE publient leurs résultats avec un certain retard. Les derniers chiffres publiés concernent avril 2008.

A l’heure actuelle, les deux plus grandes GSE assurent ou possèdent 5 300 milliards US$ de prêts immobiliers, soit la moitié du total aux Etats-Unis, et cela représente à peine moins que la dette de l’Etat fédéral. La plus grande, Fannie Mae, a à elle seule un "book of business" de 2 200 milliards.

Selon cet article, les 5 premiers pays détenant de la dette de GSE seraient la Chine, le Japon, les îles Caïmans, le Luxembourg et la Belgique. Pour la Chine, il fallait bien qu’elle place ses dollars quelque part. Pour le Japon, il faut bien que le "carry trade" aille quelque part. Par contre, les trois suivants apporteraient une lumière assez crue sur la manière dont fonctionnent actuellement les circuits financiers pour échapper à tout contrôle et surtout à toute fiscalité.

La situation de Fannie Mae, telle qu’elle ressort de son propre site, n’est pas rassurante. Selon le rapport 2007, le capital était fin 2007 de 44 milliards US$, soit le vingtième de sa dette directe. Son résultat sur l’année a été de +4 milliards en 2006 et -2 milliards en 2007. Pour le premier trimestre 2008 seul, le résultat a été de -2,5 milliards. FNM a levé 7 milliards de capital en avril 2008 puis encore autant en mai 2008. (A noter que AXA est maintenant le troisième actionnaire de Fannie Mae avec 8 % des parts. Cela illustre aussi comment l’Europe est touchée par la crise financière, la finance étant dérégulée et internationalisée).

Les résultats sont donc en chute libre. Cela provient naturellement de la baisse de valeur des biens immobiliers, et du nombre croissant d’emprunteurs qui ne remboursent plus leurs emprunts. Selon ce document, dernier point de la situation émis par Fannie, le taux de "défaillance" est passé de 0,35 % en avril 2007 à 0,57 % en janvier 2008, puis à 0,66 % en avril 2008, le tout en augmentation régulière. Ça ne paraît pas énorme, mais 0,1 % de 2 000 milliards fait quand même 2 milliards. Il n’y a pas de raison que cette situation se retourne, car la baisse de valeur est elle-même un cercle vicieux. En effet, si un emprunteur constate qu’un bien vaut sur le marché beaucoup moins que ce qu’il doit à sa banque, il a tout intérêt à se déclarer en "faillite" ("foreclosure"). Sauf à ce que la conjoncture se retourne brutalement, et cela n’en prend pas du tout le chemin, Fannie Mae est probablement exposée bien au-delà de son capital, donc techniquement en faillite.

En tout cas, le marché anticipe clairement des soucis, puisque l’action Fannie Mae valait autour de 60$ en juillet 2007 et 10$ le 11 juillet 2008 à la clôture après être passée dans la journée sous les 7$. Ceci fait bien sûr suite à de simples rumeurs d’insolvabilité mais, pour des établissements financiers, de telles rumeurs sont mortelles. C’est à la suite d’une rumeur d’insolvabilité que la banque IndyMac, qui avait quand même 32 milliards d’actifs, soit plus que Bear Sterns, a déposé son bilan la semaine dernière, après un mouvement panique de retrait comme on n’en avait plus vu depuis longtemps. Les rumeurs ont bien sûr été démenties par les dirigeants des GSE, mais le président de Bear Sterns en avait fait autant une semaine avant la faillite. Les GSE ne risquent pas le retrait des dépôts, mais le fait de ne plus trouver de prêteurs pour refinancer leur dette. Les GSE doivent refinancer chaque jour 3 milliards de dette. Si elles ne trouvent pas preneur, leur activité s’arrête.

Alternative

Le 13 juillet 2008, M. Paulson a annoncé que les GSE auraient rapidement un crédit illimité ouvert à la Réserve fédérale, au taux de base consenti aux banques. Ça n’a pas amélioré la cote de leurs actions le 14, jour d’écriture de cet article. C’est tout juste susceptible d’éviter un dépôt de bilan immédiat, mais ne résout pas le problème de fond. Si le marché reste mauvais, les fonds propres des GSE vont devenir négatifs. Et si les GSE ne sont plus financées par le marché, cela signifie que l’Etat devient le seul acheteur de créances douteuses qui n’ont aucune chance d’être remboursées. Sauf miracle, il va vite falloir une solution plus drastique.

Qui pourra payer ?

Les actionnaires ne le pourront pas, car ils l’ont déjà fait. Leur capital vaut sans doute déjà zéro techniquement, et plus grand-chose sur le marché. Qu’il y ait faillite ou pas, leur cause est à peu près entendue.

Les clients pourraient payer un peu plus et cela suffirait. Mais cela augmenterait de manière perceptible le coût du crédit immobilier, ce qui pourrait achever un marché moribond qui n’a certes pas besoin de cela. Il est probable qu’ils ne soient pas trop appelés à contribuer.

Il reste le contribuable ...

M. Paulson ne peut pas laisser les GSE cesser leur activité. Ce serait le cataclysme absolu, et pas seulement aux Etats-Unis. Leur activité suppose un financement à faible taux. Si elle perd la confiance des investisseurs, un moyen de la restaurer est d’apporter une garantie d’Etat sur tous leurs emprunts. Ça s’appelle une nationalisation. Et cela double presque la dette fédérale du jour au lendemain. L’impact sur le dollar serait dévastateur.

Un moyen un peu moins brutal de résoudre le problème serait que l’Etat ne reprenne pour l’instant qu’une partie de la dette des GSE, par exemple en reprenant les 200 ou 300 milliards d’actifs les plus "pourris". Cette somme serait déjà supérieure au plan de relance par réduction des impôts (environ 160 milliards), aurait un impact sur le cours du dollar, ne résoudrait pas le problème de manière définitive, et constituerait un aveu implicite de garantie de l’ensemble.

Finalement, quelles que soient les circonlocutions utilisées, une forme de nationalisation des GSE paraît aujourd’hui inéluctable à court ou moyen terme. Je ne vois pas quelle pourrait être la meilleure illustration de la nature réelle du "libertarianisme".

Notes et précautions oratoires

Ce paragraphe répond préventivement à deux critiques que m’adressent régulièrement les lecteurs : triomphalisme et anti-américanisme.

Il est effectivement malséant de paraître triompher sur des décombres en psalmodiant des "on l’avait bien dit", surtout vu l’ampleur des dégâts à venir. Je ne me réjouis pas du fait que la crise soit d’une telle ampleur. Mais il me semble important de relever le fait sans aucune ambiguïté qu’elle est une conséquence de ce que l’on appelle « ultralibéralisme », « libertarianisme » ou, pour certains, par raccourci impropre « libéralisme » tout court, en tout cas idéologie selon laquelle on a progressivement démantelé toute régulation du système financier. Quand, il y a moins de deux ans, nous écrivions sur Agoravox que le système financier avait besoin de régulation, nous étions traités d’altermondialistes marxisants, et nous entendions répondre que moins les Etats se mêlaient de questions économiques, mieux ça valait (ce n’est pas un "nous" de majesté, nous avons été nombreux à sonner le tocsin). Quant à l’impressionnante dette privée occidentale, et surtout américaine, ce n’était pas un problème car l’économie américaine était productive, dynamique, etc., et le seul "vrai sujet" était la dette publique, surtout française, leitmotiv de tous les candidats à la présidentielle 2007.

De même, répéter ici ad nauseam que la crise actuelle vient des Etats-Unis pourrait passer pour de "l’anti-américanisme primaire". Je préfère affirmer fortement que ce n’est pas le cas. Je connais assez la société américaine pour savoir qu’elle est encore plus diverse que la nôtre, et que les politiques y sont encore plus controversées qu’ici. Beaucoup de citoyens y sont sincèrement surpris de constater en quoi consistait vraiment le "miracle économique" de ces dernières années. Le peuple américain est responsable des politiques qui ont mené à cette crise comme le peuple français est responsable des politiques menées par Nicolas Sarkozy, ni moins ni plus. Je constate par contre que la presse américaine, bien que globalement plus libre, est encore moins indépendante que la presse française, et ce n’est pas peu dire. Par exemple, son financement par la publicité est significativement plus élevé qu’en France. J’y vois le procédé par lequel des politiques si défavorables aux contribuables peuvent se déployer à telle échelle : la presse n’en parle pas, et pour cause...


Lire l'article complet, et les commentaires