Est-il interdit de critiquer les journalistes ?
par Philou017
samedi 3 avril 2010
"L’affaire Mélenchon", une engueulade finalement assez anecdotique d’un homme politique en campagne avec un étudiant en journalisme, a déclenché un remue-ménage médiatique. Les suites de cet esclandre sont pleines d’enseignements et montrent une presse aux abois.
Alors pourquoi donner tant d’écho à cet incident ? C’est que Mélenchon s’attaque aux journalistes, et il n’y va pas avec le dos de la cuillère. De "talibans professionnels" à "sale corporation voyeuriste", ça envoie sec. Mélenchon a donc commis le péché suprême : non seulement il critique vertement les journalistes, mais il engueule une sorte d’étudiant journaleux, qui est visiblement venu là pour provoquer. C’en est trop pour nos amis journalistes qui vont l’éreinter autant que possible dans leur colonnes.
Pourtant on pourrait se dire, vu que c’est eux qui sont mis en cause, qu’ils pourraient mettre la pédale douce dans un problème dont ils sont pleinement partie prenante. mais ils ne semblent guère troublés par ce genre de préoccupation déontologique. Le réflexe corporatiste joue à plein. Mais à mon avis pas seulement. Il semble que le milieu journalistique soit de plus en plus bousculé par les critiques qui se multiplient, malgré ses dénégations et ses railleries. Des journalistes rappellent immédiatement les attaques récentes de Peillon et cherchent des explications abscons ou essaient de noyer le poisson, tout en se donnant souvent le rôle de victimes.
Je vous invite à suivre Mélenchon dans ses pérégrinations post-buzz, c’est édifiant. Il est d’abord invité à C-à-dire, sur France 5, où on le somme de s’expliquer. Ca commence par la question, "Comment un homme de gauche, un démocrate comme vous peut-il prononcer une phrase comme cela ?" Sous-entendu, vous attaquez les journalistes, qui sont à l’évidence les défenseurs de la démocratie. Cela montre un certain autisme de ces gens, qui se retranchent dans une image auto-congratulante d’eux-mêmes. Pourtant, c’est précisément le rôle des médias aujourd’hui dans nos démocraties qui est au centre de bien des critiques.
"Ce que je reproche aux médias, c’est d’être asservis à l’idéologie dominante et à l’argent" assène-t-il.
Le journaliste se garde bien de développer le sujet, mais avance l’argument qui tue :
"Mais quand ca va pas bien pour les politiques, est-ce que c’est pas une mode pour eux de s’en prendre aux médias ?".
Exit le débat et les questions de fond. Il embraye avec Sarkozy qui mettrait en scène sa vie privée : "Est-ce que les hommes et femmes politiques ne sont pas responsables de cette dérive vers le superficiel ?".
Ben voyons. Il est assez étonnant de voir ce journaliste pas plus bête ni obtus qu’un autre, au contraire, nier les problèmes constamment en renvoyant les responsabilités. Cela me parait en fait le signe d’un profond malaise chez les journalistes, qui savent qu’ils participent à un système pourri, mais trouvent n’importe quel argument pour éviter un débat qu’ils ne veulent pas affronter, pour un tas de raisons.
Mais ceci n’est rien en comparaison du traquenard qui attend J.-L- Mélenchon au Grand Journal de Canal+. Vous pouvez suivre l’émission ici : http://player.canalplus.fr/#/331440 ou un extrait ici.
Après cela, Mélenchon subit les assauts indignés des quatre participants (un contre quatre, quelle équité....) qui cherchent à le coincer pour crime de lèse-majesté. Là, je ne suis pas pour glorifier qui que ce soit, mais il faut reconnaitre que Mélenchon fait fort. Il va désamorcer toutes les attaques, et même les ridiculiser, et finit par embrayer sur une critique construite des médias.
Il faut toute sa maitrise dans le débat et sa qualité d’orateur pour se tirer de ce traquenard. Il faut voir la tête déconfite des contradicteurs qui se voient renvoyer leur rhétorique dans la figure.
Au-delà des péripéties, on aura constaté une fois de plus qu’à aucun moment les journalistes (et assimilés) présents ne croient bon d’envisager la possibilité d’un quelconque débat de fond, mais font tout pour faire dire à Mélenchon qu’il regrette ses mots ou le faire passer pour un imbécile fanatique.
Cet autisme est intrigant. Les médias seraient-ils les seules entreprises à ne pouvoir être l’objet d’aucune critique ?
Penchons nous sur les raisons. Je pense qu’elles sont multiples.
- D’abord, les journalistes connus sont des gens estimés par une partie du public, certains adulés. Des vedettes souvent. Ca ne conduit pas facilement à la remise en cause.
- Ensuite, je suis persuadé que les journalistes savent qu’ils participent à un système pourri, mais ils se disent que ca a toujours plus ou moins été comme cela, et qu’il n’y pas le choix, il faut faire avec. D’autant que s’ils sont à des postes élevés dans ce système, cela implique qu’ils sont capables de faire des concessions.
Christophe Hondelatte l’a avoué à demi-mot, quand pour se justifier d’avoir censuré un invité dans un débat, il a déclaré :
"Je n’avais pas envie que ce débat soit un débat anti-télé pour dire les choses. Et je crois que France 2 ne le souhaitait pas non plus, je suis garant de ça aussi. On a les mains dans le cambouis, on fait des compromis tous les jours, mais je ne veux pas qu’on dise à la télé que la télé c’est de la merde du sol au plafond."
La susceptibilité des journalistes sur le sujet les trahit. S’ils se sentaient clairs là-dessus, ils ne réagiraient pas avec cette virulence. L’esprit de corporation a bon dos.
- Commencer à remettre en cause le rôle des médias, c’est aussi remettre en cause leur position, leur capacité professionnelle, et même les vrais raisons de leur ascension. Comment peut-on être un bon journaliste dans un système discutable ?
- Enfin, et ce n’est pas le moindre, ils dépendent évidemment de leurs patrons, rédacteurs en chef et propriétaires des médias. Comment entamer un débat sans remettre en cause la main qui les nourrit ? D’autant qu’à ce niveau, ils savent que la porte de sortie peut s’ouvrir vite.
On est donc dans un système extrêmement pervers, où la position des journalistes (ceux du devant de la scène tout au moins) leur interdit pratiquement de débattre du rôle des médias aujourd’hui et de commencer la moindre remise en question.
Pour autant, je n’en fais pas des censeurs aveugles ou des fascistes qui veulent ignorer tout débat. On sent bien à travers les aventures de Mélenchon que les journalistes commencent à être touchés par les critiques qui montent de partout, y compris d’Internet, même s’ils veulent paraitre les ignorer. Mais leur situation leur fait rejeter tout questionnement, jusqu’à la caricature des arguments.
C’est pourquoi pour l’instant, tout débat sérieux parait in-envisageable à la télé et dans les médias sur le sujet. Qui oserait l’organiser ? Ce tabou revient en fait à une interdiction de fait du débat. Le système dans sa perversion a ainsi réussi non seulement à installer un format de médias où le conformisme aux choix politiques et économiques des pouvoirs en place est une règle, mais où aussi tout débat sur l’attitude et la neutralité des médias apparait bloqué.
Combien de temps le système pourra-t-il maintenir le couvercle sur la marmite ?
De manière concomitante, les syndicats de la presse commencent à bouger et à mettre les pieds dans le plat. Ainsi, le SNJ-CGT :
" La concentration des titres de la presse écrite et le processus de nomination des patrons de l’audiovisuel public mettent "la presse française en danger".
"On est face à une attaque sans précédent de la presse", a renchéri Jean-François Téaldi (France Télévisions), secrétaire général adjoint du syndicat.
"On le voit sur l’audiovisuel public, France Télévisions ou RFI (...) repris en main par le pouvoir politique avec la nomination des PDG par le président (de la République) et la possibilité de les démettre à tout moment, et on le voit dans la presse écrite avec les concentrations", a-t-il dit.
"Nous n’avons pas en France, ni en Europe, des seuils anticoncentration qui permettent de faire vivre le pluralisme (...) et empêcher des situations de monopole", a-t-il poursuivi, citant les groupes Lagardère, Bouygues et Dassault.
"Dans la PQR (presse quotidienne régionale), on est dans un régime soviétique avec souvent un seul titre par région. A part Berlusconi en Italie, la France est un cas unique dans le monde", a encore estimé Jean-François Téaldi.
Des réactions des obscurs de la presse, comme sous cet article, indiquent que des débats ont lieu dans les rédactions.
Les médias apparaissant incapables pour l’instant d’organiser tout débat sur leur rôle et leur indépendance, il serait temps que les acteurs de la société s’y mettent. Partis politiques, syndicats, organisations, associations, mouvements de citoyens, nous sommes tous concernés. Pour que ce débat ne soit plus interdit.