Najat,
Si je vous ai parlé de la
science-fiction, c’est pour vous dire qu’il convenait de ne pas en
tenir compte parce qu’elle véhicule des fantasmes qui n’ont rien à
voir avec une approche rationnelle des questions. La dialectique du
maître et de l’esclave, par exemple, est bien celle qu’il convient
d’écarter de toute urgence, tout aussi bien que les stupidités
théoriques d’un Asimov.
Je vous ai parlé de ces questions
touchant à l’avenir de la cybernétique et des nanotechnologies
parce qu’elles nous obligent à considérer ce qui nous attend à
plus ou moins long terme et à confronter les extrapolations
raisonnables qu’on peut faire aux révélations apocalyptiques des
religions qui ne sont évidemment pas de même nature. Ce n’était
qu’une manière de déplacer un peu la question des fins dernières
tout en restant dans notre discussion autour de la question des
religions.
Il faut poser d’abord que ce qu’on
appelle « intelligence artificielle » n’existe pas même
si les machines sont capables, paradoxalement, de résoudre des
problèmes mathématiques très complexes ou de nous battre aux
échecs à plate couture. Il n’y a aucune machine existante avec qui
je puisse converser comme je le ferais avec vous à propos de Racine ou
de Bach. Si l’homme « est un être pour lequel il est dans son
être question de son être », on ne peut dire cela d’aucune
machine actuelle.
Mais qu’est-ce que c’est que la
conscience ? Je ne peux pas dire que mes perruches qui viennent
d’atterrir près de mon ordinateur et me regardent écrire avec un
air penché en sont complètement dépourvues : elles me
reconnaissent très bien ; quand je me promène dans la rue en
regardant les arbres et les vitrines, je ne suis pas sûr d’être
beaucoup plus conscient qu’elles ne le sont en ce moment. Il y a des
degrés dans la conscience, et par ailleurs, je ne suis pas idiot au
point d’être incapable de concevoir un niveau de conscience très
supérieur à celui dont je suis capable et à la limite à laquelle je suis condamné.
Il semble que le développement de la
conscience soit en raison directe de celui de l’encéphale, vous en
conviendrez probablement, mais les échanges électro-chimiques dans
notre cerveau ne diffèrent pas de ceux qu’on observe dans celui du
hareng. C’est organisé autrement, il y a plus de neurones, les
circuits sont plus complexes. Tout ce qu’on peut dire c’est qu’à
partir d’un certain niveau de complexité, ça pense, et qu’une
variation quantitative assez infime permet un saut qualitatif
important.
C’est ce que les informaticiens
appellent une émergence. On s’est aperçu que lorsqu’on faisait
interagir des petits robots très simples, capables par exemple de
jouer au football, on observait des types de comportements résultant
de leurs interactions et qui n’étaient pas a priori prévisibles :
le tout devient plus que la simple somme des parties.
Il y a donc tout lieu de supposer que
dans une machine capable de simuler autant d’interactions qu’il s’en
produit dans un cerveau humain – et même plus pendant qu’on y est
- , on observera quelque chose qui ressemble aussi à la conscience.
Le problème est simplement technique : on ne sait toujours pas très
bien synchroniser les échanges entre des processeurs qui
fonctionnent en parallèle et là, ce ne sont pas trois ou quatre
processeurs comme sur nos ordinateurs de bureau qu’il faudrait mettre
en oeuvre, mais une quantité prodigieuse, leur très grande vitesse
de calcul permettant quand même à un seul de prendre en charge le
contrôle d’un grand nombre de neurones virtuels. On commence aussi à comprendre le fonctionnement du cerveau (voir le dialogue entre Changeux et Ricoeur) mais on n’en est qu’au début.
On n’en est donc plus depuis pas mal de
temps à se demander si une machine pensante est concevable, ce qui
était un faux problème, mais simplement à essayer de trouver les
solutions techniques appropriées.
Vous pouvez par exemple lire le bouquin
d’Alain Cardon, chercheur à Paris VI et professeur d’informatique,
qui s’intitule : « Modéliser et concevoir une machine
pensante. Approche de la conscience artificielle ». A bien des
égards, son « approche » me paraît contestable en ce
qu’il inclut dans son cahier des charges des fonctions qui
permettraient d’implémenter toute sorte de sentiments humains -et
très humains !-, comme par exemple la peur. Et pourquoi pas l’amour
? Il me paraît très clair qu’une machine pensante dégagée des
contraintes qui conditionnent notre existence n’aurait pas exactement
la même conception que nous d’un réel qu’elle appréhenderait tout
autrement.
Il faut donc se faire à cette idée
qu’avant la fin du siècle, les machines penseront à peu près comme
nous ; en tout cas, vous pourrez poser à Google ou à ce qui le
remplacera des questions en langage naturel, du genre : « Le
commerce des céréales en méditerranée, au IIe siècle, ça se
passait comment ? ». Et au lieu de vous renvoyer à des pages
internet, il vous fera une synthèse. Vous n’aurez même pas besoin
d’écran : vous poserez la question en vous promenant dans la rue ou
du fond de votre baignoire et il vous répondra comme un spécialiste
à qui vous auriez téléphoné.
De cela on peut être à peu près
certain. Le reste est affaire de littérature, mais il n’y a pas lieu
de penser a priori, qu’une créature plus intelligente que l’homme
puisse être encore au même degré animée par des pulsions aussi
abominables que les siennes.
Au fond, s’il y a un jugement dernier,
ce sera probablement celui des machines pensantes qui prendront
inévitablement notre succession, mais à tout prendre, cela
m’inquiète beaucoup moins que la sombre et divine brute de l’ancien
testament !
PS- Je n’ai pas parlé des
nanotechnologies. Elles sont au coeur de toutes ces questions : nous
maîtrisons encore très mal la matière, les pattes des processeurs
ont la largeur d’autoroutes où l’on se proposerait de faire circuler
des fourmis. Quand les assembleurs d’atomes sur lesquels on travaille
seront au point – c’est l’affaire de quelques années- on pourra
organiser la matière atome par atome et réduire encore la taille
des dispositifs électroniques. Tout cela, je le répète, n’a rien à
voir avec la science-fiction.