Najat,
Si le Coran peut être réexpliqué, en
l’historicisant, en faisant voir que lorsqu’il prescrit explicitement
d’exterminer les infidèles par exemple, cela ne renvoie qu’à des conflits de
l’époque maintenant complètement dépassés, c’est très bien, et
c’est ce à quoi devraient s’employer les imams. Certains le font
déjà en France, du reste, comme tel jeune imam du Havre dont j’ai
quelquefois consulté le site, et je leur reconnais bien du mérite,
mais ils sont extrêmement minoritaires. Il reste que si la sunna est
comme le dépôt des vérités éternelles, on se demande bien
pourquoi celles-ci se trouvent tellement empêtrées dans les
conflits et les problématiques du VIIe siècle ! On peut certes
appliquer à ces textes un traitement anti-rides, voire un lifting,
mais une vieille peau (je suis vraiment sans pitié pour les femmes
de mon âge !) restera toujours une vieille peau et les choses ne
pourront aller, avec le temps, que de mal en pis. Je ne peux
absolument pas comprendre qu’une intelligence structurée comme
paraît l’être la vôtre garde une espèce d’attachement quasi
inconditionnel à un corpus de textes qui font rigoler n’importe quel
philosophe digne de ce nom. J’aurais bien une explication
psychologisante, mais j’ai horreur de ces sortes d’approches. Je vous
la livre quand même : c’est que vous avez passé beaucoup de temps à
lire toutes ces vieilles choses, à les mettre en relation avec
l’histoire du temps ; si vous faisiez d’un coup table rase, c’est
tout un investissement qui se révélerait improductif et un pan
entier de votre activité intellectuelle qui passerait à la trappe.
C’est de cette manière-là que j’explique l’obstination de beaucoup
d’intellectuels, dans l’université française à continuer contre
toute raison de prendre au sérieux des théories et des systèmes de
pensée que la critique rationnelle a rendus complètement caduques
ou dont elle a montré la structure fantaisiste. C’est Finkielkraut
qui trouve encore bon de citer Heidegger, après le travail de Farias
et l’excellente « Ontologie politique de Martin Heidegger »
due à Bourdieu dès le milieu des années 80. Je suppose
qu’étudiant, il a dû passer bien des nuits à essayer de comprendre
quelque chose à Sein und Zeit et aux textes qui incriminent la
technique. C’est aussi l’usage encore extrêmement répandu des
concepts psychanalytiques, lesquels reposent sur une conception
laplacienne et désormais ridicule du déterminisme. Van Rillaer, il
y a plus de vingt ans, faisait déjà remarquer que la psychanalyse
avait à peu près la même pertinence que cette phrénologie de Gall et
Lavater dont le gros Balzac faisait ses délices. Mais
quand on a passé une partie de sa vie à méditer la révélation
freudienne de l’inconscient, il est difficile d’en sortir. C’est pour
cette raison que j’ai tout de même, malgré pas mal de réticences,
une certaine estime pour Onfray, dont nous parlions naguère. Lui
aussi a confessé longtemps la psychanalyse ; il y a cinq ans, il
trouvait encore des grâces à une vieillerie comme « Malaise
dans la civilisation », puis il s’est mis à lire Freud in
extenso, ce que peu de gens ont fait, et il a eu la bonne foi de se
rendre compte qu’il s’était complètement fourvoyé. Sa
déconstruction systématique de la théorie n’est pas la meilleure
ni la plus pertinente, la méthode généalogique nietzschéenne,
qu’il applique aussi dans sa critique des religions, l’égare un peu,
mais c’est quand même un vrai travail philosophique, le philosophe
étant pour moi celui qui s’interroge avant toute chose sur ce qui le
détermine à penser ce qu’il pense pour essayer de reconquérir un
maximum de liberté.
Il m’est absolument impossible
de concevoir un seul instant que vous puissiez imaginer Muhammad ou
n’importe quel prophète installé sur une petite colline, en
conversation avec Dieu ou avec je ne sais quel ange Gabriel qui lui
transmettrait ses ukases. Que vous soyez, à la limite, comme
Jerphagnon qui est mort l’an passé en continuant à se réclamer
d’une certaine forme de christianisme, impressionnée par la
métaphysique plotinienne de l’UN transmise par Porphyre, que vous
tiriez des mystères où la physique aboutit lorsqu’elle se penche
sur la matière et ne la trouve pas (je pense à l’école de
Copenhague) quelque chose qui ressemble à la gnose de Princeton,
passe encore, mais le dieu de Plotin, comme celui plus tard de
Descartes et de Spinoza ou des penseurs de Princeton, est un pur
concept qui ne se mêlera évidemment jamais de me faire savoir si je
dois me lever du pied droit ou du pied gauche et encore moins de me
foutre la trouille si je ne respecte pas des interdits existentiels
qui sont d’une imbécillité consternante et suffiraient amplement à
ridiculiser le dieu qui les édicte.
Je n’ajoute rien à la question du
conflit palestinien. Ca m’emmerde. Vous auriez pu m’opposer, quand je
parlais d’Al Husseini, les ambiguïtés homologues du groupe Stern.
Je voudrais bien, comme vous, qu’on arrive à une certaine paix dans
cette région du monde, mais c’est mal parti et je ne vois pas trop
quelles solutions seraient possibles. Le temps amènera la paix,
évidemment, comme toujours, par lassitude, mais d’ici là, bien des
générations vont encore en baver.
Je ne sais plus trop ce que vous me
disiez à propos de l’intelligence artificielle, ni ce que je vous en
avais dit moi-même. Il faut que je relise. Je voudrais bien avancer
dans la lecture du bouquin de Cardon, mais je n’ai presque plus
d’encre pour imprimer et la lecture sur écran ne permet pas de
cochonner le texte, donc de l’assimiler. Ce qui est un peu
consternant, c’est que le malheureux Cardon veut structurer sa machine selon le modèle de la psyché proposé par Freud. Il est peut-être
à la pointe en informatique, mais sur le plan philosophique, il a un
peu de retard : avec son « ça », son « moi » et son
« surmoi », il ne pourra fabriquer qu’une machine à
produire des névroses ! Et je me demande pourquoi il n’irait pas,
pendant qu’il y est, jusqu’à implémenter aussi un bon complexe
d’Oedipe des familles ! Ce qui est décevant aussi, c’est qu’il
propose bien des diagrammes un peu simplistes, mais pas une seule
architecture de programme, pour des raisons de secret professionnel
qu’on peut évidemment comprendre, mais c’est un peu frustrant : ces
sortes de questions scientifiques s’accommodent mal des formulations nuageuses.