Il est intéressant d’observer que Gide et Nietzsche ont tous deux exprimé leur dégoût (il n’y a pas d’autre mot) à l’égard de saint Augustin. Dans son Journal, Gide écrit à son propos : « Nausée mystique. C’est à vomir » (17 février 1945). Quant à Nietzsche, il le qualifie d’« être malpropre » (Antéchrist, 59), dont « le manque de noblesse dans les attitudes et les désirs va jusqu’à devenir blessant » (Par-delà le bien et le mal, III, 50). Ce sont là des mots très forts, quasiment sans équivalents, chez l’un comme chez l’autre. Comment expliquer un tel rejet ? Ce n’est pas le christianisme qui est en cause, après tout l’un comme l’autre savaient apprécier la Bible, ou Pascal. Non, c’est spécifiquement saint Augustin qui est visé. L’explication est la suivante : Gide comme Nietzsche étaient des natures éminemment aristocratiques, des artistes jusqu’au bout des ongles. On peut dire que chez ces deux célibataires la dimension esthétique de l’existence prévalait sur tout le reste. Et saint Augustin est justement l’auteur le moins aristocratique qui soit : il est charnel, passionné, spontané, excessif, etc. Il ne s’agit donc pas là tant d’une question de théories, de croyances, que de tempérament : saint Augustin éveille chez ces deux esthètes l’horreur que causerait une brute, un animal, un porc qui prétendrait écrire. On ne peut guère s’empêcher de mesurer la distance qui sépare leur époque de la nôtre, et de penser que de leur temps le goût était sans doute bien plus développé que de nos jours, quand on voit la faveur nouvelle dont jouit saint Augustin chez les catholiques, qui le considèrent comme le plus grand génie de l’histoire et le summum de la distinction intellectuelle...