Dieudonné : mea culpa !

par Brath-z
mercredi 23 juin 2010

Je l’avoue : depuis que j’en ai entendu parler, Dieudonné m’a toujours paru sympathique. Outre ses talents d’humoriste (je le tiens en effet pour le meilleur humoriste français d’aujourd’hui et j’ai plus d’une fois rit de bon cœur à ses spectacles), j’appréciais ses positions politiques - parfois un brin naïves -, ses « opérations provoc’ » et bon nombre de ses opinions.

Bien entendu, il y avait des choses sur lesquelles j’étais en désaccord. Par exemple, en bon nationaliste, je ne goutais guère son idée selon laquelle les irrédentismes nationaux ont vocation à disparaître pour se fondre dans des ensembles plus vastes, notamment fondés sur la langue (ainsi la France disparaîtrait au profit de la Francophonie). Ce n’est qu’un exemple parmi d’autres, mais dans l’ensemble j’appréciais l’homme, son sens de l’audace et de l’honneur, son ouverture d’esprit et ses réflexions plus profondes et subtiles que les médias ne le laissaient paraître.

Même, pour des raisons que j’explicite au début de cette note, j’ai voté pour la Liste AntiSioniste aux élections européennes de 2009.

Et puis j’ai vu sur Internet cette interview de Dieudonné sur TéléSud par Patricia Drailline. Stupeur.

Évidemment, Dieudonné y est à la fois insolent et drôle, toujours à la marge. Du coup, il est parfois difficile de déterminer à quels moment il est sérieux et à quels moments il ne l’est pas dans cette interview. Néanmoins j’ai prit le parti de considérer que là comme dans ses spectacles le sérieux sous-tendait toujours les passages plus comiques, et que la provocation n’était pas gratuite.

Se dégage donc de cette interview pour le moins complaisante (ce qui fait du bien : c’est la première fois depuis longtemps qu’on n’invite pas Dieudonné pour en faire le procès) quelques-unes de ses convictions profondes. Et là, je dois avouer avoir été déçu sur plusieurs points.

Premier point : le « lobby juif »

Puisque le terme de « lobby » (en anglais « couloir ») s’est imposé en France en lieu et place de « groupe de pression », employons-le. Mais avec prudence et en l’adaptant à la situation française, qui est loin d’être semblable à celle qui prévaut aux États-Unis d’Amérique. Là-bas, le « lobby » est une institution officielle qui fonctionne de manière hiérarchique et coordonné dans le but de promouvoir ce qu’il représente et d’orienter la politique dans le sens de ses intérêts. Ici, le « lobby » ne peut être officiel (la Constitution ne reconnaît aucun autre intérêt que l’intérêt général), par conséquent sa structure est moins rigide et il consiste en une nébuleuse de groupes et réseaux individuels où s’entremêlent solidarité de classe, proximité d’origines, de religion, de race ou autre, corporatisme, etc.

En tous cas, là-bas comme ici, on peut distinguer grosso-modo trois types de lobbys, qui peuvent être liés voire se superposer :

  • les lobbys économiques, c’est-à-dire qui défendent les intérêts d’une entreprise et/ou d’une partie d’un secteur économique
  • les lobbys communautaires, c’est-à-dire qui défendent une communauté, notamment ethnico-religieuse
  • les lobbys politiques, c’est-à-dire qui sont sous-tendus par une orientation politique (idéologique, partisane ou par pur intérêt)

Dieudonné, lui, parle d’un « lobby juif », « extrêmement puissant », auquel il s’est « heurté ». Il semblerait donc qu’il s’agisse d’un lobby communautaire, qui agirait dans le but de préserver les intérêts de la communauté qu’il représente, en l’occurrence la communauté juive. Il faudrait voir s’il s’agit d’un lobby de juifs qui prétendent défendre la communauté juive dans son ensemble (communauté dont l’existence me semble douteuse, car résumée à une « communauté de croyance » - ou, même, une « communauté de culture » très improbable - qui n’implique nullement cohérence ni homogénéité), d’un lobby réunissant de manière plus ou moins intégrée les cinq cent ou six cent mille français de confession juive - voire les vingt et quelques millions de juifs dans le monde - ou, plutôt, d’un ensemble de lobbys dont les actions ne sont pas concertées, qui sont souvent en concurrence dans l’un ou l’autre domaine et dont les rapprochements se font, à géométrie variable, sur tel ou tel autre domaine.

On l’aura compris, c’est cette dernière hypothèse que je privilégie. Car si je peux témoigner de l’existence de lobbys juifs purement communautaires réunis autour d’associations (l’exemple le plus frappant étant le CRIF, même s’il a depuis la fin des années 1990 entamé une mutation en lobby politique, comme je le constatais dans cette note), de lobbys de juifs dans certains secteurs économiques (le « lobby juif sépharade » de la fringue confronté notamment au « lobby arménien » de la confection, le « lobby juif pied-noir » du spectacle, etc.) et de lobbys politiques juifs (ce sont là les lobbys les plus évanescents, qui ont le moins d’existence concrète, et sont donc les plus difficiles à identifier car ils transcendent les clivages partisans et s’organisent rarement autour d’une structure, et ce sont alors plutôt des « clubs » et autres « think tank » pas toujours très officiels), il me serait bien difficile de trouver un « lobby juif ». Entre les lobbys véritablement communautaires, les lobbys de juifs assumés comme tels (c’est-à-dire qui ne prétendent défendre que leurs intérêts propres et pas ceux de tous les juifs), les lobbys philosémites mais non juifs, les lobbys politiques pro-Israël, les lobbys politiques israéliens, les lobbys politiques juifs (qui peuvent être pro-Israël, anti-Israël, ou ne pas concerner du tout Israël, s’adresser aux français juifs, aux juifs du monde entier, aux juifs d’Europe ou d’ailleurs, ...), etc., j’avoue avoir du mal à dégager une unité, une cohérence. Il est assez évident que sur la question d’Israël, le rapport de force est actuellement plus en faveur des pro que des anti. Est-ce imputable uniquement à des lobbys israéliens, juifs pro-Israël et philosémites pro-Israël ? Je ne le pense pas : il existe des lobbys antisémites pro-Israël (dont l’orientation est à peu près imputable à ce raisonnement : « si les juifs partent en Israël, on ne les aura plus chez nous »), sans parler de tous ceux qui ne se déterminent pas sur la question religieuse mais uniquement en termes de géopolitique et d’idéologie (le désormais classique « choc des civilisations », notamment).

Quant à savoir à quel(s) lobby(s) Dieudonné doit la cabale médiatique dont il a été victime, c’est une autre affaire. Il paraît (je ne me suis jamais intéressé à la question, je tiens cette information de mon frère musicien, altermondialiste tendance anti-franc-maçons et anti-nations) qu’il y a énormément de juifs dans les médias audiovisuels. C’est peut-être vrai. Bon, j’ai prit cette information avec des pincettes : dans la liste (parce qu’il avait une liste !) des « juifs à la télé » que m’a remise mon frère, j’ai trouvé Thierry Ardisson, catholique fervent et qui fut un antisémite notoire dans le show bizz dans les années 1980 (pour aujourd’hui, je ne sais pas). Mais admettons.

Est-ce imputable à un « lobby juif des médias » ? Peut-être. Je dirais même probable : le contrôle d’un secteur par un lobby repose notamment sur la cooptation et le phagocytage. Pour autant, ce lobby juif des médias « tient »-il les médias ? Là, j’ai des doutes. Outre qu’on peut voir et entendre (de plus en plus rarement, ceci-dit, si je compare avec les médias britanniques ou espagnols) des critiques parfois virulentes à l’encontre d’Israël dans les médias (ce qui ne signifie rien : ce « lobby juif des médias » n’est peut-être tout simplement pas spécialement pro-Israël), la liberté quasi totale de ton des émissions d’un Frédéric Taddeï (dont j’ignore s’il est ou non juif, et à vrai dire je m’en fous) qui avouait récemment sur Agoravox n’avoir jamais subi de pression ni politique ni de sa hiérarchie témoigne que si contrôle du « lobby juif des médias » il y a, il est très lacunaire et repose plutôt sur l’autocensure que sur l’influence directe.

A mon avis, ce que Dieudonné s’est prit dans la tête en 2003 et depuis lors, c’est la conjonction de deux ensembles de lobbys :

  • les lobbys communautaires du spectacle, notamment juifs, car sa position d’humoriste communautaire noir entre 1999 et 2005 (enfin je croyais qu’il avait rompu avec cette position en 2005, j’y reviens plus bas) le plaçait directement en concurrence avec eux
  • les lobbys pro-Israël, juifs ou non, présents dans certaines sphères politiques, associatives et médiatiques

Bref, une alliance de circonstance entre une myriade de lobbys dont les intérêts, les orientations et les actions ne coïncident pas forcément et qui se sont retrouvés pour en faire une bête noire, ce qui présente le double avantage de créer un « monstre » qu’on peut inviter sur les plateaux pour faire de l’audimat et de le rendre inaudible sur d’autres sujets où il est plus pertinent (même si en matière de politique je ne partage pas ses opinions un brin « gauche des bons sentiments », je lui reconnais une réflexion plus poussée et intéressante que la plupart des autres zélateurs de cette tendance, surtout les artistes - je pense notamment à Francis Huster).

Que Dieudonné soit ou non anti-juif (lui-même affirme ne pas l’être), peu me chaut. Mais qu’il croit à l’existence d’un « lobby juif » monolithique dont le contrôle est quasi total et qui concernerait tous les secteurs de la vie publique, qu’il ignore la situation des lobbys en France qui sont, je le répète, plus des nébuleuses à la fois concurrentes et partenaires et dont les liens sont circonstanciels et à géométrie variable alors qu’il fait partie du monde du spectacle et a fréquenté assidument les médias, qu’il impute sa situation entièrement à l’action de ce « lobby juif » et néglige l’effet de meute, l’à-plat-ventrisme et le suivisme très caractéristique des médias et, spécialement, de la télévision, cela me dépasse.

Ah, oui, aussi, dans l’interview qui m’a déçu, il a dit, faisant référence à la condamnation de Brice Ortefeux, qui a dû payer 750€ : « moi, je serais condamné à beaucoup plus, même si j’ai moins d’argent que lui, parce que je suis un noir ».

Deuxième point : le communautarisme noir

Chez Dieudonné, le personnage de l’africain à qui un français (qu’il s’agisse d’un quidam ou d’un policier) vient « faire des problèmes » est récurent. Ceci-dit, il en va de même de la plupart des personnages très stéréotypés qu’il a créé (je pense notamment au chinois). Si transparaît de manière parfois peu subtile son sentiment profond d’être un noir (même s’il est métis, je sais, je sais), dans ses spectacles, cet aspect est loin d’être dominant. Il est même moins présent que d’autres.

En revanche, dès 1999, ses apparitions télévisées étaient autant de prétextes à l’expression d’un communautarisme noir parfois poussé à l’extrême. C’était, soulignons-le, la période où il était le plus apprécié de nos « impertinents officiels ». A l’époque de « l’affaire Dieudonné », je me disais, en effet, qu’elle n’était au fond que le résultat d’une concurrence communautaire. Les propos incriminés n’étaient nullement racistes, ils n’étaient même pas insultants pour Israël et les Israéliens. Il ne s’agissait que d’une entrée (à mon avis bâclée) d’un « trublion officiel » parmi d’autres dans une émission télévisée. Ces propos ont en fait servi de prétexte pour virer Dieudonné des médias sa posture de communautariste noir étant une concurrence pour les communautarismes installés. Une querelle qui ne me concernait guère, la communauté dont je me sens membre étant la communauté française.

Comme je le trouvais toujours drôle en spectacle, j’ai continué après 2003 à m’intéresser au bonhomme. Et puis, vers 2005, j’ai eu le sentiment qu’il changeait sur ce sujet. Lorsqu’il était invité sur des télévisions francophones, il cessait de se positionner exclusivement en « noir ». S’il continuait à se réclamer d’Aimé Césaire, il sortait du tropisme de la « négritude », concept sans aucun fondement historique que je n’aurai jamais de cesse de vilipender et qui rejoint par un biais inattendu à la fois le racialisme de Gobineau et les théories « climatiques » de Blumenbach et Boissy d’Anglas Ma découverte l’année suivante de l’intellectuel Alain Soral (un ami qui à l’époque était au FN, tendance « révolution nationale », avec portrait de Pétain dans le salon, m’avait envoyé un lien vers cette interview de Soral par videodrom.org, avec un commentaire du genre « même les cocos sont capables de réfléchir ») m’a confirmé cette impression. En effet, Soral, après avoir écrit dans l’un de ses Abécédaires de la bêtise ambiante un article à charge contre Dieudonné, l’avait rencontré et l’avait semble-t-il convaincu de l’idiotie de ce positionnement communautaire noir à base de « nous les noirs, vous les blancs ».

Aussi, lorsque j’expliquais l’année dernière à des amis que je comptais bien voter pour la Liste AntiSioniste et qu’on me disait que c’était voter pour un communautaire, je répliquais que « non, ce n’est plus vrai », « il a changé depuis », « il n’est plus dans une perspective communautaire », etc. D’ailleurs le mot d’ordre de cette liste n’était-il pas « pour une Europe libérée de la censure, du communautarisme, des spéculateurs et de l’OTAN » ?

Que compte tenu de son histoire personnelle, de son parcours, etc., Dieudonné se sente noir ne me dérangeait pas tant qu’il ne se définissait pas quasi exclusivement ainsi (il disait notamment « il y en a qui sont juifs, moi j’aime le jazz ») ni ne prétendait à l’existence d’une « communauté noire » (plus improbable encore que la « communauté juive »), surtout pas sur le mode du « nous, les noirs, nous avons souffert, etc. » (d’une part tous les groupes humains ont, à un moment ou à un autre, « souffert », pour peu que ce terme puisse s’appliquer à un groupe, ce que personnellement je récuse, d’autre part « les noirs », ça n’existe pas : moi-même, qui ai la peau claire, je suis Français, et je trouverais limite méprisant qu’on me considère plus de proximité avec un Allemand blanc qu’avec mon voisin de palier Français et noir ; je me sens aussi plus proche de Toussaint Louverture, même s’il a servi l’Espagne, que de Lord Wellington). Force m’est de constater que, dans cette interview, c’est précisément sur ce mode qu’il se positionne, même s’il « ne cherche pas à culpabiliser le blanc ». Dès lors, je suis forcé de donner raison à ceux et celles qui m’assuraient que Dieudonné était un communautaire noir. Certes, il n’est pas un « séparatiste » du genre de Kémi Séba et autres cinglés du MDI, mais un communautariste tout de même.

Ceci-dit, je dois reconnaître que c’est plutôt logique : résonnant sur le mode éminemment abstrait du « citoyen du monde », il était normal qu’il conçoive l’identité concrète par un déterminant communautaire non national. J’avais cru comprendre qu’il estimait que la langue était le vecteur de l’identité (et que, donc, il se sentait appartenir au monde francophone plutôt qu’à la France), ce que je ne rejette pas tout à fait, mais il semble qu’il estime plutôt son appartenance « raciale » façon Zemmour (j’ai mentionné dans cet article que j’estime, personnellement, que la couleur ne fait pas la race - pardon, l’ethnie -, contrairement à Zemmour et, donc, Dieudonné) comme déterminante de l’identité.

Dommage.

Il faut juste espérer que ce positionnement, pas plus qu’il n’était prégnant dans les autres, ne dominera pas son prochain spectacle. Qui s’appelle Mahmoud. Pour Mahmoud Ahmadinedjad.

Troisième point : l’humour antisioniste

Que Dieudonné ai des opinions politiques, c’est respectable. Qu’il profite de ses passages dans les médias pour les promouvoir, c’est normal. Qu’il en imprègne ses spectacles, ce n’est pas préjudiciable.

Mais qu’il se mue en artiste engagé, ça me désole.

Je ne préjuge pas du contenu de son prochain spectacle, Mahmoud, mais, même s’il assure que son contenu ne sera pas plus que les précédents centré sur la thématique antisioniste, le choix d’un tel titre n’est, bien évidemment, pas innocent. Je n’hésite pas un instant à le qualifier d’acte militant.

Mais ce ne serait rien si, dans cette interview, il n’avait mentionné songer à la création d’un équivalent du Jamel Comedy Club mais « pour des artistes uniquement antisionistes », parce que c’est sa « spécialité ». En avouant vouloir concentrer son énergie sur les « jeunes talents antisionistes », il annonce clairement la couleur : constituer en contrepoids du (des) lobby(s) sioniste(s) du spectacle un lobby antisioniste.

On sait depuis longtemps, avant même Gramsci que l’humour peut aussi servir d’arme, d’instrument politique de premier ordre, au même titre que tous les compartiments du domaine culturel. Que Dieudonné prétende donc l’utiliser pour la promotion de l’antisionisme, pourquoi pas ? Mais en se concentrant quasi exclusivement sur cet angle, il fera ni plus ni moins qu’entretenir cette culture du cloisonnement de l’humour. Après l’humour décliné selon les partis, les sexes, les religions, les races (pardon, les ethnies), voici l’humour décliné suivant le clivage sioniste/antisioniste. Un pas de plus vers la catégorisation de la culture.

Venant d’un humoriste qui s’enorgueillissait à juste titre de « taper sur tout et sur tout le monde », cette déclaration m’étonne. Cet humoriste de grand talent qui, parfois, même, bien qu’il se définisse lui-même comme noir, avait suffisamment d’ouverture d’esprit pour commettre ce superbe sketch sur le voile à l’école, ne va-t-il pas en prenant cette voie s’enferrer au point de ne plus d’adresser, sinon qu’à sa seule communauté supposée, au moins qu’aux seules personnes partageant son antisionisme ?

Pour ces trois raisons, je ne soutiens plus Dieudonné. Certes, si mes finances et mon temps libre me le permettent, j’irais voir Mahmoud, en espérant qu’il soit aussi drôle que les spectacles précédents, mais je cesserais désormais de le considérer pour autre chose que ce qu’il est : un humoriste communautaire noir engagé contre un lobby juif fantasmagorique.

Je me suis un temps senti relativement proche de Dieudonné. Mea culpa, je me suis trompé à son sujet.

Ceci est la reprise d’une note parue sur mon blog.


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