Suite du texte ci-dessus
Mais
qui tuerait le malade ? J’évite à dessein l’euphémisme « euthanasier »,
parce qu’euthanasier, qu’on le veuille ou non, c’est mettre à mort, par
des moyens particulièrement expéditifs et il faut appeler un chat un
chat. Ce ne sont évidemment pas des médecins, ça n’est pas leur rôle,
pas plus que celui du personnel soignant, et la position de l’Académie
de médecine (1) sur toutes ces questions est fort claire : on peut
laisser mourir lorsqu’aucun traitement n’est plus efficace, éviter
l’acharnement thérapeutique, mais certainement pas tuer. Il faudrait
donc recruter, sur dossier de motivation, un personnel spécialisé de
tueurs, et probablement aussi prévoir des espaces particuliers du côté
des morgues, là où opèrent en général les employés des Pompes funèbres.
Au reste, pourquoi ne pas rattacher ce personnel un peu particulier à
l’administration des Pompes funèbres, ce serait plus simple. De toute
façon, l’euthanasie n’impose pas un environnement stérile, on pourrait
bien évidemment utiliser toujours la même seringue, un sou est un sou.
Les risques d’infection, de maladie nosocomiale, n’existent plus et on
n’a plus à craindre je ne sais quel effet secondaire du « médicament »
utilisé.
Toutes ces questions, les partisans de l’euthanasie évitent bien
évidemment de les poser. L’intitulé de leur association est du reste
extrêmement révélateur du processus de déni du réel qui les caractérise.
Pour eux, il ne s’agit évidemment pas de « tuer » le malade, puisqu’il
est pour ainsi dire déjà mort. Parlant du cadavre et citant Tertullien,
Bossuet, dans son « Sermon sur la mort », le décrit comme « un je ne
sais quoi qui n’a plus de nom dans aucune langue ». Les membres d’ADMD
pourraient bien dire la même chose de l’agonisant : c’est parce qu’il
n’est déjà plus dans un état qui correspondrait à l’idée qu’ils se font
d’une vie « digne » qu’ils le tuent. Mais ils se croient fondés à
considérer qu’ils ne le tuent pas puisqu’aussi bien il est déjà mort à
leurs yeux : l’agonisant, pour eux, même encore conscient, n’est déjà
plus qu’une charogne.
Dans son article « Torture » destiné à l’Encyclopédie, Voltaire
remarquait déjà qu’un homme ne peut, en conscience, en torturer un
autre. Pour que la chose devienne psychologiquement soutenable pour le
tortionnaire, il faut d’abord dégrader l’autre, le priver de sa
« dignité » d’homme, en faire une simple chose qui excite la répugnance
et le dégoût. Lorsqu’il s’agit de tuer, c’est encore plus vrai. On ne
procédait pas autrement dans les camps nazis où ceux qu’on destinait à
l’extermination n’étaient plus qu’un troupeau de corps à moitié nus,
décharnés et tatoués. L’agonisant n’est donc plus un homme, mais un tas
de chair corrompue ; et s’il reste une conscience, il serait irrationnel
et indécent qu’elle voulût autre chose que mettre la réalité en accord
avec la pseudo-évidence du diagnostic de l’entourage : pour nous, la
question est déjà réglée, mon pauvre vieux : tu es déjà mort et la
piqûre, dans tout cela, a la légèreté d’une simple régularisation
administrative. Mais entre la vie et la mort, il n’y a pas de
moyen-terme : en deçà de l’instant fatal où les fonctions vitales
s’arrêtent, on est vivant et tout peut arriver ; on a même vu des gens
dont l’électro-encéphalogramme paraissait tout à fait plat sortir d’un
coma profond après des années. Au-delà de l’instant fatal, en revanche,
on est mort, il n’y a plus rien à espérer.
Il y aurait une solution technique qui permettrait aux partisans de
l’euthanasie pour eux-mêmes (si on n’en est pas partisan pour soi-même,
je vois mal qu’on puisse la désirer pour les autres !) de supporter la
peur panique que la pensée de leur déchéance paraît leur inspirer, sans
imposer pour autant leur pathologie particulière à l’ensemble du corps
social. On sait que pour limiter le personnel dans les locomotives, la
SNCF a mis au point ce système qu’on appelle « de l’homme mort ». A
intervalles réguliers, le conducteur du train envoie un signal
électrique qui assure le système de sa vigilance. S’il perdait
conscience, le train s’arrêterait immédiatement. La technique
permettrait aujourd’hui sans grande difficulté d’insérer sous la peau de
l’épaule un clavier en silicone où le postulant à l’euthanasie pourrait
périodiquement taper un code connu de lui seul. S’il ne le faisait pas,
un micro-processeur libèrerait dans la circulation sanguine, après un
certain délai, un neuro-toxique puissant qui arrêterait immédiatement
les fonctions vitales, ou bien provoquerait une fibrillation cardiaque.
Cela fonctionnerait un peu à l’inverse du pacemaker déjà si répandu.
Pour les distraits, il conviendrait évidemment de prévoir une alarme !
Si le sujet tombe dans le coma, il meurt dans les délais qu’il aura
programmés. S’il tombe soudain dans la paralysie générale, il peut
évidemment, en urgence, demander une petite intervention qui désamorce
momentanément le système, ce qui sera fait, n’en doutons pas, dans un
bon nombre de cas. Le chirurgien qui installe le dispositif ne tue
personne, l’individu ainsi appareillé vivra aussi longtemps qu’il le
voudra. Il ne s’agit plus de l’euthanasie active qui suppose un TUEUR,
mais d’un suicide conditionnel programmé qui, de la part des moralistes
les plus rigoureux, ne saurait susciter la moindre objection.
Il reste qu’on peut aisément prévoir qu’une pareille proposition
suscitera l’horreur de ceux qui pourtant devraient s’en réjouir.
Pourquoi ? Je suis curieux de lire les réactions qu’on peut aisément
prévoir et qui ne manqueront pas de contribuer à éclaircir le débat.
(1)Le point de vue de l’académie de médecine est à cette page :
http://www.academie-medecine.fr/detailPublication.cfm?idRub=27&idLigne=2097